Conférence donnée à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 25 juin 1970 à l’occasion de la clôture de la 22e session.
Les principes de notre politique de défense
La France de la fin du XXe siècle est déjà, pour les jeunes qui ont vingt ans de nos jours, davantage encore pour ceux qui sont au berceau, la France du XXIe siècle. Quand nous parlons de défense nationale c’est pour eux que nous devons travailler. Au terme des cinquante prochaines années, est-il raisonnable pour la France de vouloir présentement une défense nationale et, si elle veut une défense nationale, en quoi celle-ci doit-elle et peut-elle consister ?
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Les simplifications d’hier et les coalitions.
Ceux qui, aujourd’hui, ont l’âge de réfléchir et de décider sont, comme il est naturel, les héritiers du passé. Ce passé, au moins dans un premier temps, inspire nos pensées.
Après le tragique et lamentable échec de 1940, nous avons participé à une vaste coalition : la grande entreprise des Nations-Unies contre l’Allemagne et le sanglant régime d’Hitler. Après la victoire de 1945, nous avons participé à une autre vaste coalition : la grande alliance atlantique contre l’Union soviétique et les visées de Staline.
Dans l’un et l’autre cas, la vision du monde était simple : la liberté contre le nazisme, la défense du monde libre contre la tyrannie communiste. Sans doute, l’historien atténue cette simplicité. Si le nazisme et ses alliés, notamment japonais, représentaient le pire des régimes politiques et la honteuse négation de toute morale, le camp des Nations-Unies était disparate et comprenait, avec la Russie, un régime dont les principes et la pratique politiques n’étaient point favorables à la liberté. Plus tard, au sein du monde atlantique opposé au monde communiste, on constatera entre les alliés de sérieuses nuances. Cependant, l’action politique exige fréquemment des simplifications et ces deux grandes coalitions, auxquelles nous avons participé, imposaient des choix clairs et nets. Dans l’un et l’autre cas, cette simplification avait pour corollaire de réduire la portée des préoccupations nationales et particulièrement des nôtres. Cette réduction est-elle durable et dans l’affirmation selon quelles conditions ? Telle est la question d’aujourd’hui, de demain.
Le premier caractère des très grandes puissances, lorsqu’elles sont responsables d’une coalition, c’est d’identifier leurs intérêts nationaux à ceux de la coalition et de faire une part modeste aux préoccupations des autres coalisés. Voilà naturellement qui était le fondement même de l’empire d’Hitler avec la nation reine et les nations servantes voire esclaves. Voilà qui était également vrai de l’empire stalinien et que maintiennent de nos jours la thèse et la pratique de la « souveraineté limitée ».
Mais du côté de la liberté, on pouvait constater le même phénomène, totalement différent de sa réalité, mais analogue en son principe. C’est ainsi qu’après la guerre les Français ont appris avec stupeur les combats que le Général de Gaulle dut mener pour faire reconnaître que la France était un État dont le gouvernement ne devait, d’aucune manière, dépendre de la seule bonne volonté de ses alliés. Un problème analogue fut posé peu après la mise en place de l’Organisation Atlantique où une curieuse conjuration d’idéologies et d’intérêts étrangers voulut imposer, par la Communauté Européenne de Défense, la disparition de notre armée et la subordination définitive de nos intérêts nationaux.
Les complexités d’aujourd’hui et les priorités nationales.
La première remarque que nous devons faire en cette année 1970, en nous tournant vers l’avenir, c’est que la situation est bien différente. Les simplifications qui se sont imposées au cours des trente dernières années s’estompent à la fois devant une diversification des problèmes et des menaces et devant une prise de conscience très aiguë des personnalités nationales.
Il n’y a plus un monde communiste. Cette affirmation, qui apparaissait à certains comme une prophétie douteuse voilà dix ans à peine, est désormais l’expression d’une solide réalité. La Chine, sur une voie qui peut l’amener à un haut degré de puissance politique et militaire, non seulement n’accepte plus que l’idéologie communiste couvre les intérêts russes, mais considère volontiers que désormais ce sont les objectifs de la politique chinoise qui doivent inspirer l’orthodoxie communiste.
Dans la partie de l’Europe où la Russie a étendu à la fois des principes politiques et son emprise, nous sentons des aspirations nationales renaître en des mouvements dont l’importance et la force ont provoqué en 1968 une réaction conservatrice : l’invasion de la Tchécoslovaquie. Deux ans après, les idées force du printemps de Prague demeurent sous la cendre plus vives que jamais.
Face à ces divisions du monde communiste, peut-on parler de l’unité du monde occidental ?
Oui, si l’on s’en tient aux affinités intellectuelles, aux intérêts économiques, à certains principes touchant les bases de la vie sociale.
Non, si derrière ces apparences, on observe la réalité. La puissance américaine qui a étendu ses engagements à peu près dans le monde entier, commence la révision de sa stratégie. Les raisons de cette révision sont multiples. Le plus grand pays du monde ne peut tout vouloir à la fois et en même temps : la conquête de l’espace, la supériorité militaire en tous domaines et en tous lieux, la hausse constante du niveau de vie intérieur. Quand se dressent devant lui des rivaux dont les ambitions sont analogues, les moyens comparables, et qui peuvent mettre en danger sa sécurité, le moment vient vite de la recherche de compromis. Alors des choix s’imposent, c’est-à-dire des renoncements. C’est bien ce à quoi nous avons commencé d’assister.
L’Europe est faite d’une diversité de nations qui, pour de multiples raisons, ont des intérêts propres. Quoi que représentent dans le monde d’aujourd’hui la puissance américaine, la puissance soviétique, la puissance chinoise, quoi que puissent représenter demain de nouvelles puissances dans d’autres continents — et il faut penser d’abord au Japon, puis peut-être plus tard à l’Inde ou au Brésil — il existe une Allemagne, il existe une Grande-Bretagne, il existe une Espagne, il existe une Italie, il existe une France et quelques autres qui, pour être moins peuplées ou avoir une personnalité moins affirmée, n’en conservent pas moins des exigences particulières.
Il est de bon ton, ici et là, de critiquer le nationalisme français. Or, il n’y a plus de nationalisme français, mais demeure un sentiment de la personnalité nationale française qui reste très fort et qui ne peut pas ne pas rester très fort pour la bonne et simple raison que nous sommes entourés de voisins et de partenaires dont l’affirmation nationale demeure, de nos jours, plus forte qu’elle ne le fut jamais. L’Angleterre est une nation. Travaillistes et conservateurs quand ils évoquent l’Europe, pensent à l’entrée de l’Angleterre en tant que telle, dans un système international où elle gardera la maîtrise de son destin national, tout en essayant d’influer sur le destin des autres. Les propos du Chancelier Brandt sont marqués par cette fatalité nationale. Quand il expose que, quoique divisée en deux États, la nation allemande est une, il constate une réalité et s’y rallie. L’opposition qui est menée contre lui sur ce point le déborde car il est accusé, en tirant au moins provisoirement les conclusions pratiques de la division de l’Allemagne en deux États, de retarder leur unification.
Élevons nos regards au-delà du cercle traditionnel des puissances ! Il importe d’ailleurs de le faire car les conflits du temps présent se situent à l’extérieur de ce cercle : Moyen-Orient, Péninsule indochinoise, pour ne prendre que les deux tragédies qui durent depuis plus de vingt ans, sont l’expression de conflits nationaux dont l’ampleur et la durée ont rallumé les passions nationalistes, l’un dans l’ensemble de la Méditerranée et du Proche-Orient, l’autre en Extrême-Orient. Prolonger le regard vers l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud, c’est constater la généralité du même phénomène.
On peut le déplorer. On peut souhaiter que revienne le temps où des constructions politiques idéales, telles qu’on en rêve au creux des désastres, permettent d’imaginer de profondes modifications du monde. Quand on croit n’avoir d’autre mission que de parler ou d’écrire, on peut encore faire campagne pour telle ou telle de ces constructions idéales. Ceux qui ont des responsabilités ne peuvent commettre des erreurs qui conduiraient à une tragique fausse manœuvre.
La vie universelle repose et reposera dans les prochaines années, sur les nations, et le fondement de toute sécurité pour les hommes, les femmes et les foyers sera la capacité politique et militaire des nations d’assurer, autant qu’il est possible, leur sécurité. La France n’échappe pas à cette loi. Ne pas l’accepter serait nous résigner à ne voir défendre nos intérêts et notre liberté que dans la mesure où nos intérêts et notre liberté seraient considérés comme faisant partie des intérêts et de la liberté des autres. C’est là un pari que je ne conseille à personne d’engager.
Une telle affirmation c’est, dit-on, renoncer à l’Europe.
Il est possible qu’un jour naisse, sur notre vieux continent, un sentiment national partagé qui établisse, de Marseille à Stockholm, de Londres à Rome ou à Athènes, une telle solidarité qu’un pouvoir politique pourra dégager une défense commune. Il s’agirait là, d’ailleurs, d’une mutation dont l’importance ne doit pas échapper. J’admire ceux qui additionnent les millions d’Allemands, de Français, d’Italiens, sans oublier les Anglais et tous les autres et pensent que la création de ce vaste État laissera les autres indifférents, voire favorables ! Quelle curieuse conception de la vie de notre univers ! Une Europe unifiée serait l’apparition d’un État qui ne pourrait exister que par une volonté de grandeur et de puissance. Son accession au premier rang des forces du monde modifierait l’équilibre des forces et provoquerait de très profonds remous dans la stratégie mondiale, au point (entre autres exemples) de lui imposer, en matière d’armement, un effort considérable et supérieur de beaucoup à l’ensemble des efforts actuellement consentis par les nations !
Nous n’en sommes pas là. La situation présente impose d’ailleurs une extrême prudence. Qu’adviendrait-il de la paix, si au nom de l’Europe, l’Allemagne avait accès à la force nucléaire ? C’est dire, présentement, la limite immédiate de toute concertation politique.
Ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas une vocation européenne vers l’Europe. Il y a une vocation économique de l’Europe : on la découvre à travers le marché commun et ses projets de mutation. Il y a une vocation psychologique de l’Europe : on la découvre par la volonté générale d’éviter les conflits intérieurs à l’Europe et de soumettre les divisions à un effort de solidarité. Mais il n’y a point de réalité politique et militaire, car cette réalité-là suppose une définition nationale. Or, il n’y a pas une définition nationale de l’Europe : il n’y a même pas une définition de l’Europe.
Ce n’est pas dire qu’il faille nier l’intérêt supérieur du continent. Bien au contraire et nous pouvons même aller plus loin, cet intérêt européen existe. Qu’il soit assez puissant pour incliner devant lui, le cas échéant, notre immédiat intérêt national : voilà qui est normal ! Il faut toujours percevoir ou concevoir un intérêt supérieur à soi-même. Mais soyons sur nos gardes ! Depuis vingt ans, je n’ai vu nulle part et en aucune occasion nos voisins anglais, allemands, italiens, renoncer pour l’Europe au moindre de leurs intérêts ! Renoncer par principe à être soi-même n’avance à rien, sinon à accepter à l’avance le commandement des autres.
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Ni hégémonie, ni intégration, ni neutralité.
Ces considérations politiques majeures amènent à comprendre de la manière la plus claire pourquoi notre défense ne saurait être intégrée.
Ce n’est point, comme le disent certains, hors de nos frontières, par un restant d’une politique de conquête ou d’hégémonie. Une telle politique est pour nous déraisonnable et irréelle. Déraisonnable d’abord : nos conceptions politiques, à juste titre, sont inspirées d’une volonté profonde de coopération. Irréelle ensuite : il est un fait capital qui impose la mesure de nos ambitions, c’est le fait démographique. Depuis le début du XIXe siècle, nous avons connu une rapide diminution de notre natalité, alors que toutes les nations du monde, et notamment les nations occidentales, bénéficiaient d’une progression rapide. Pour certains, la crise serait maintenant conjurée. C’est une erreur. Notre croissance demeure moindre que celle des principales nations non seulement du monde, mais aussi d’Europe. En vérité, pour notre existence et notre indépendance, le problème démographique est désormais le premier problème, non pas à long terme mais à court terme.
Notre refus de l’intégration provient d’une autre cause, et qui est essentielle.
L’intégration, certes, peut être présentée comme une décision à caractère technique permettant une association de forces, une spécialisation des moyens, une répartition des tâches. Mais cette présentation est inexacte. L’intégration est d’abord un fait politique qui s’analyse en un renoncement à commander, c’est-à-dire en la création d’un pouvoir nouveau et le seul problème est de savoir quel est ce pouvoir. À cet égard, il faut se méfier des apparences et chercher la réalité, c’est-à-dire l’autorité réelle.
Il n’est pas impossible de créer une autorité militaire unique. Une alliance devant un adversaire impose une conciliation des intérêts par l’unité de vues et de commandement. Cependant, l’histoire montre les difficultés de la tâche et à quel point la puissance qui accomplit le plus grand effort est tentée d’imposer ses vues. S’agissant d’une permanente préparation face à une menace imprécise, il n’est pas actuellement réaliste de penser à une organisation commune, à moins d’accepter qu’il existe des intégrés qui suivent et un intégrateur qui commande. Point n’est besoin d’exemples concrets ni à l’Ouest, ni à l’Est, pour démontrer cette vérité. Il peut y avoir des degrés dans l’intégration mais le principe de la différence entre le gouvernement responsable de l’ensemble et les autres, serviteurs ou collaborateurs, est identique, avec ses conséquences qui ne sont pas toujours des conséquences mauvaises, car elle évite la dilution des responsabilités, mais qui mène à une hiérarchie des intérêts au profit du plus fort, en fin de compte seul maître de la sécurité ou de l’insécurité de l’ensemble.
Cette affirmation prend, de nos jours, un aspect éclatant avec l’emploi de la force nucléaire qui met en jeu le destin de la nation qui l’emploie. En ce cas l’intégration aboutit à une question supplémentaire pour les nations intégrées : seront-elles défendues par l’arme nucléaire dont dispose l’intégrateur ?
La présente situation de la France ne permet pas d’hésiter. Ce que je vais dire n’est pas une affirmation, c’est une constatation. Notre défense sera nationale ou elle ne sera pas. Dans tout bloc qui se formerait, en effet, il ne paraît pas possible d’imaginer que nous puissions y jouer un rôle tel que nos intérêts fondamentaux soient assurés ni que notre sécurité soit considérée comme essentielle par la direction de l’ensemble. Voilà qui n’exclut pas d’éventuelles alliances pour une défense commune, mais qui nous invite à y entrer avec commandement autonome, avec le poids de notre effort propre, donc la considération qu’il mérite et dont profiteront, le cas échéant, nos exigences nationales.
Le refus d’intégration n’est pas volonté d’isolement.
L’isolement est la position des neutres. N’est pas neutre qui veut : l’histoire l’a appris à certains de nos voisins. Or il n’est pas possible à la France d’affirmer sa neutralité permanente, générale, absolue.
Sans doute sommes-nous, présentement, dans une situation qui nous a imposé de grands désengagements. La double décennie 1950-1970 représente pour la France un tournant de son histoire. Elle a replié ses intérêts essentiels. Mais ce repliement que lui a imposé l’évolution des esprits et des forces dans notre temps, ne peut conduire la France au rang inférieur d’une nation qui se désintéresse. Sa situation géographique, son existence même font d’elle un objectif. Voilà un fait qu’il ne faut jamais oublier !
Au surplus, nous ne pouvons demeurer indifférents à la situation politique extérieure à nos frontières. Sans même faire état des responsabilités que nous conservons, sans même faire état des engagements qui, dans certains cas, notamment en Afrique, concrétisent ces responsabilités, notre refus de subordonner nos intérêts et notre politique aux intérêts et à la politique d’autres nations ne peut signifier refus de considérer que la situation en Europe et en Méditerranée peut exiger de nous des actions, et notamment des actions concertées avec d’autres nations. Il est clair que nous ne pouvons demeurer aveugles et sourds à l’intérieur de notre hexagone.
Ni intégration, ni neutralité : telle qu’elle est la France demeure une nation responsable de son existence et qui, de ce fait, doit être consciente de sa responsabilité. Ceux qui ont la charge de la diriger ou de l’informer doivent alors clairement considérer que la défense de ses intérêts et de son influence comme sa sûreté tiennent d’abord à sa politique extérieure appuyée par sa capacité militaire.
Les quatre orientations de notre politique extérieure.
Notre politique extérieure s’est progressivement mais clairement dégagée, au cours des dernières années. Formulée par le Général de Gaulle, elle demeure, pour l’essentiel, notre orientation. On peut la résumer en quatre traits principaux : garder notre liberté de décision ; établir de bons rapports avec les très grandes puissances de notre temps ; travailler à l’organisation pacifique de zones qui intéressent directement notre sécurité ; prendre notre part de la coopération pacifique mondiale.
Gardons notre liberté de décision. Cette affirmation exprime, pour ce qui nous concerne, le principe que nous plaçons à l’origine de toute politique d’équilibre pacifique : le droit des peuples à déterminer eux-mêmes leur destin par opposition au principe qu’appliquent les très grandes puissances que leurs tendances à l’hégémonie conduisent par une pente naturelle à créer des blocs afin d’établir entre elles un partage des affaires du monde.
Sans doute connaissons-nous les contraintes qui limitent le droit des peuples à déterminer leur destin. Il en existe en Europe même et le respect de ces contraintes pour de longues années encore est une condition de la paix. Cependant, il y a une grande différence entre s’incliner devant des contraintes et accepter la renonciation à un principe ! Sans doute savons-nous ce que représente, par la force des choses, l’influence des très grandes puissances, ne serait-ce qu’en matière économique : ainsi nous devons compter avec la politique du dollar qui agit sur nos équilibres internes. Cependant, il y a une grande différence entre constater les conséquences qui résultent des inégalités entre les capacités nationales et concéder la direction de la politique mondiale à des hégémonies ! Sans doute devons-nous reconnaître l’utilité, donc la nécessité d’engagements qui créent des obligations de nation à nation et, en fonction de nos intérêts, comme d’intérêts supérieurs, sommes-nous amenés à contracter des liens, dont l’existence peut limiter notre liberté d’action. Cependant, il y a une grande différence entre l’établissement d’obligations réciproques et l’abandon du destin national à l’autorité d’une puissance étrangère !
C’est en fonction de ses limites fatales, naturelles ou normales, et en pleine connaissance de cause de la mesure qui s’impose à l’exercice de la souveraineté nationale, que le premier point de notre politique extérieure est le maintien de notre liberté de décision.
Le second point, c’est l’exigence d’établir de bons rapports avec les très grandes puissances.
Les États-Unis sont la première d’entre elles. Leur force a été et demeure la garantie du monde occidental. Sans doute avons-nous le droit de dire que cette conception occidentale a été souvent comprise comme la défense des intérêts américains, mais la puissance américaine a un rôle mondial et c’est une explication que nous devons considérer, même quand nous en regrettons les conséquences. Pour ce qui nous concerne, nous devons avoir conscience qu’il existe autour de l’Atlantique un cercle de nations auquel nous appartenons et qui ont en commun un trésor culturel et moral ainsi qu’une conception de la vie sociale. La sécurité de cet ensemble, à bien des égards, fait un tout dont le pilier principal demeure la puissance des États-Unis. Il est normal de donner aux rapports franco-américains une place privilégiée.
La Russie est devenue la première puissance du continent européen. Ses dirigeants pratiquent désormais à l’égard de l’Europe occidentale, et pour des raisons qui paraissent durables, une politique de détente et, le cas échéant, de coopération. Cependant l’autorité que la Russie exerce sur la partie centrale et orientale du continent et son soutien aux partis communistes continuent à poser pour l’avenir de très sérieux problèmes. Nous concevons, comme les dirigeants soviétiques, que la paix du continent est liée au respect de la situation telle qu’elle s’est établie au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Toute modification qui n’aurait point un accord général serait une quasi-certitude de conflit. En fonction de cette vue commune de la situation, et compte tenu des possibilités importantes pour l’ordre politique que donne le développement des échanges commerciaux et industriels, il est de notre intérêt que les rapports franco-soviétiques dépassent la détente et s’orientent hardiment vers la coopération et l’entente.
Nous ne sommes pas immédiatement concernés par la nouvelle puissance qui se lève : la Chine, mais le Général de Gaulle, à juste titre, a décidé de la reconnaître et d’affirmer en outre qu’une conception globale de la paix exigeait l’entrée de la Chine dans les conseils internationaux. Tout en suivant avec attention les encouragements que les dirigeants chinois dispensent à de nombreux mouvements subversifs, il est de notre intérêt national que cette orientation demeure la nôtre.
Le troisième point de notre politique extérieure n’est pas moins capital que les deux précédents. La France doit travailler à l’organisation pacifique des zones qui l’intéressent directement et même doit tenter d’y prendre place au premier rang. Ces zones sont l’Europe et la Méditerranée.
L’Europe ne doit plus devenir le théâtre de nouveaux conflits. Nous en avons trop souffert, nous avons risqué de tout perdre : notre indépendance, notre liberté. C’est dire l’importance de l’effort à faire. Il est facilité par le sentiment très général dans l’esprit de tous les Européens, que la solidarité doit désormais l’emporter sur les divisions. Sans doute, faut-il le répéter, le fait national est une réalité profonde. Mais ce fait national n’empêche en aucune façon l’organisation d’une zone économique de co-prospérité et des politiques concertées. Au cœur de cette attitude réaliste, nous trouvons l’importance de rapports étroits et autant que possible confiants avec l’Allemagne. Nous y trouvons aussi l’exigence traditionnelle d’un effort sincère, à condition qu’il soit réciproque, pour concilier intérêts français et intérêts anglais. C’est à notre intelligence et à notre capacité nationale d’établir la synthèse entre ces orientations et la fermeté que nous devons marquer quant au maintien de notre liberté de décision et de nos libres rapports bilatéraux avec les États-Unis et avec la Russie soviétique.
La Méditerranée a évolué sous nos yeux et continue d’évoluer. Elle était depuis plusieurs générations une mer européenne. Elle est désormais en outre une mer africaine, américaine et russe. L’évolution des souverainetés en Afrique du Nord, le conflit durable du Moyen-Orient, la poussée soviétique vers l’Afrique et l’Islam, les divers intérêts américains : autant d’éléments qui depuis vingt ans ont modifié les données de notre sécurité et nous imposent des attitudes neuves et actives pour la défense de nos intérêts. Nous devons veiller à ce que la Méditerranée, au moins dans sa partie occidentale, soit pacifique, que nos exigences nationales y soient respectées et qu’elle demeure ouverte à notre influence. Dès lors, nos rapports avec les pays du Maghreb : Maroc, Algérie, Tunisie, et avec les États européens riverains : Espagne, Italie, prennent une importance qui ne fera que croître au cours des prochaines années. Nous avons intérêt à étendre ces relations cordiales vers la Méditerranée orientale, de la Grèce à la Libye. Nous devons tenter d’associer dans un effort commun vers les échanges et la coopération des États divers mais animés d’un souci analogue d’éviter l’excès des influences extérieures.
Le dernier point de notre politique étrangère tient au rôle que la France doit affirmer au sein de la politique mondiale où nous nous devons de prendre rang parmi les États soucieux de préserver la paix, de défendre la liberté, d’aider à la solution des conflits.
Notre influence à l’intérieur des Nations Unies est accrue depuis que l’indépendance de nombreux peuples que nous avions colonisés a donné à notre langue et à notre culture une place importante. Notre capacité d’action est certaine et l’exercer justifie notre appartenance au cercle des cinq grandes puissances à qui la Charte, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a confié des responsabilités particulières.
Les domaines où peut jouer cette influence sont tantôt particuliers, ainsi le Moyen-Orient et même l’Indochine, et tantôt d’ordre général, ainsi l’aide aux pays en voie de développement. L’Afrique francophone est un champ quasi illimité à une politique à la fois d’intérêt national et, si nous en avons la constance, exemplaire du point de vue de l’entente internationale.
Si nous ajoutons nos intérêts dans l’Océan Indien et dans l’Océan Pacifique et si nous mettons l’accent, comme il convient de le faire sur le caractère indispensable d’une diplomatie active dans le monde entier au bénéfice d’une politique d’exportation indispensable à toute ambition comme à tout progrès national, nous sentons à quel point nos orientations diplomatiques ont besoin d’une constante animation.
La politique militaire complément de la politique extérieure.
Liberté de décision, bonnes relations avec les grandes puissances, organisation pacifique des zones dont la sécurité nous intéresse directement, participation à la coopération mondiale : cette politique extérieure gagne en efficacité, ou plutôt prend une valeur durable, à une condition : qu’elle soit soutenue par une politique militaire dont le caractère réfléchi et cohérent exprime notre résolution nationale. Il faut prouver que nous traitons avec sérieux d’une part, notre conception de l’indépendance et notre volonté d’assurer notre sécurité, d’autre part, notre aptitude à agir pour défendre nos intérêts comme pour participer aux efforts militaires communs qu’imposeraient les circonstances.
Capacité de riposte nucléaire, capacité de défense du territoire, capacité d’intervention hors de nos frontières en Europe d’abord, en Méditerranée et hors d’Europe ensuite, enfin capacité scientifique et industrielle indispensable à l’ensemble. Les bases de cette politique cohérente ont été établies par le Général de Gaulle. Le Président Pompidou en a clairement affirmé la continuité. Elles sont suffisamment connues pour que je puisse me borner à rappeler l’essentiel : nos armes atomiques ; le service national universel ; notre aptitude à l’intervention extérieure ; notre effort permanent scientifique et industriel.
Les armes atomiques sont indispensables à cette forme moderne de défensive qu’est la dissuasion. Sur ce point, aucun esprit sérieux ne peut avoir de doute. La force militaire de notre pays, au début du XIXe siècle, venait de notre nombre : nous pouvions opposer, face à n’importe quel État, des forces numériquement supérieures et il fallait une grande coalition pour nous abattre. Au début de ce XXe siècle, alors que notre situation démographique s’était dégradée, nous pouvions rétablir l’égalité, voire la supériorité numérique, par appel aux territoires d’Outre-Mer. En cette fin du XXe siècle et pour le début du siècle prochain, tout est changé ! Nous sommes l’une des puissances moyennes les moins peuplées et nous ne pouvons plus compter sur l’apport de concours extérieurs à la métropole. Dès lors, nous sommes voués aux armements puissants afin de compenser notre insuffisance numérique. Il y a là un fait éclatant et qui n’est pas assez souvent mis en lumière. La science et la technique doivent donner à notre politique militaire la crédibilité que ne peut plus nous donner l’importance démographique.
Le service militaire demeure un élément important de notre défense.
Sans doute est-il indispensable de disposer non seulement pour servir la force nucléaire mais pour animer les importants armements terrestres, aériens ou navals, des servants qualifiés que permettent seuls des engagés de plusieurs années, mais c’est à la fois un des traits de notre tradition et un des caractères de la bataille moderne qu’exiger le concours actif de la population en état de porter les armes. Nous allons assez loin dans cette voie, notamment dans l’Armée de terre. La faiblesse de ce système, en un temps où le service est court, doit donner en contrepartie un avantage : des réserves jeunes, instruites, encadrées, orientées pour la majeure partie vers une défense bien organisée du territoire, à ce titre élément important de la dissuasion.
Notre aptitude à l’intervention extérieure est un élément de la dissuasion. Elle a aussi sa finalité propre. Nous ne pouvons en aucune façon demeurer indifférents aux événements européens dont dépend directement notre existence. Nous devons être par nous-mêmes, dans des cas certes limités et pour des actions également limitées, en mesure d’intervenir seuls. Nous devons également être en mesure de participer, par des moyens efficaces, à l’intérieur d’une action commune dont la conception et les objectifs sont délibérés par tous les partenaires intéressés, à commencer par nous-mêmes.
Hors d’Europe, c’est-à-dire dans le bassin méditerranéen et au-delà, où se situent notre présence, nos intérêts et nos engagements, notre aptitude à intervenir doit être maintenue afin de pouvoir nous affirmer tantôt sur un théâtre particulier, d’une manière limitée et à notre seule initiative, tantôt et dans d’autres conditions, à l’intérieur d’une action commune.
Enfin, la recherche scientifique et la capacité industrielle sont un élément irremplaçable de notre politique de défense. Nous vivons un temps où les innovations, non seulement sont fréquentes, mais ont souvent un caractère révolutionnaire. Notre pays se doit de maintenir une aptitude à la nouveauté en matière d’armement dans les domaines de la plus haute science nucléaire, physique ou chimique. En même temps, le développement des entreprises industrielles est d’une nécessité qui n’a pas besoin d’être plus avant commentée.
Tous ces éléments : arme atomique, service militaire universel, aptitude à l’intervention extérieure et effort scientifique et industriel sont essentiels. Ils ne sont rien si l’institution militaire professionnelle, l’armée pour tout dire, n’est pas de la plus haute valeur. Sans les soldats de métier, en y comprenant les ingénieurs, rien n’est possible, rien ne sera jamais possible.
Il est bon de le proclamer en un temps où l’on daube volontiers sur la vocation militaire. Et cependant ! À quoi bon des matériels, des plans, des lois, des politiques, si l’homme voué à la défense est absent ou non qualifié. Au cours des prochaines années, on ne dira jamais assez que la qualité du recrutement des corps d’officiers et de sous-officiers, d’ingénieurs et de spécialistes, que la valeur de leur formation permanente, que le souci de leur place dans la nation, que la volonté de reconnaître le haut niveau de leur responsabilité sont autant d’exigences fondamentales de la politique. Tout commence et tout finit par le commandement, l’organisation, la préparation, l’instruction, la recherche, la réflexion, en bref, par ce qui est la raison d’être du soldat de métier.
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Nous vivons, comme disait déjà André Gide, une époque à problèmes. La défense a donc des problèmes.
L’opinion se réjouit, à juste titre, d’une situation d’où les menaces immédiates paraissent absentes. Les aspirations vers une société tout entière tournée vers la satisfaction individuelle, dominent le comportement des hommes et des familles. Les contestations que fait naître, parfois avec raison, la vision d’un monde traversé par tant de passions, de violences et de contradictions, sont animées par une floraison d’idéologies, dont l’irréalisme commence par la méconnaissance des exigences fondamentales des hommes et des nations. Au nom de la liberté, ou au nom du bonheur, ou au nom de la prospérité, des bataillons serrés d’intérêts privés s’empareraient volontiers de l’autorité sociale aux dépens du bien public. Le tout est aggravé par la conception souvent particulière qu’ont de leur devoir plusieurs animateurs des moyens d’information.
Sachons que la France, fortement secouée certes, n’est cependant pas la plus malmenée. Sachons aussi que d’autres époques ont connu des problèmes analogues. Sachons surtout qu’il a, de tout temps, appartenu à quelques milliers d’hommes d’assurer la permanence de l’intérêt national au milieu de l’indifférence, de l’insouciance et du goût de plaire. Ces milliers d’hommes proviennent de tous les milieux : politique, administration et armée certes, mais aussi enseignement, économie, presse, culture, religion. Quiconque détient par ses fonctions ou son talent une parcelle d’influence est marqué, quoi qu’il pense, du sceau de la responsabilité sociale. ♦