Conférence donnée le 17 février 1972 aux Écoles supérieures de guerre des trois armées.
La fonction militaire dans la France d'aujourd'hui
La vie d’un Ministre n’est pas propice aux lectures ni aux réflexions que justifierait un tel sujet. C’est donc en praticien que je vous parlerai.
J’essaierai de vous montrer d’abord que le problème posé par la fonction militaire n’est pas nouveau : il est lié à l’évolution de la société française, et davantage encore aux fluctuations, voire éventuellement aux contradictions, de la pensée politique qui anime cette société. Cependant, une longue expérience montre la permanence du sentiment patriotique en France, donc de la considération des Français pour la fonction militaire.
Je vous dirai ensuite qu’il est indispensable qu’à chaque génération, les militaires justifient par leur comportement l’estime et la confiance qui leur sont nécessaires, et qui sont nécessaires aux forces armées, donc à l’État.
Enfin, il convient de savoir que le statut moderne des personnels militaires est un des éléments d’une politique qui doit traduire cette estime et, en même temps, donner à la fonction militaire les moyens de marquer la vie sociale de son influence.
— I —
Si le sujet traité était « la fonction militaire dans la France de jadis », je pourrais aisément établir la longue liste de mes prédécesseurs qui ont connu des préoccupations du même genre que celles qui m’assaillent. La fonction militaire, en effet, a été un problème à de nombreuses périodes de notre histoire. Je peux, devant vous et pour cette conférence d’actualité, me borner à un exemple.
Le bâtiment où vous êtes ici rassemblés évoque un temps où la fonction militaire vivait un drame. Quand le financier Paris-Duverney suggérait à la favorite de Louis XV, Madame de Pompadour, d’orienter les réflexions du Roi sur l’utilité de former une école pour jeunes gens désireux de se vouer à l’état militaire, il voulait répondre à une crise qui, secouant le corps des officiers, provoquait un malaise dans de nombreuses familles. Il fallait pour obtenir l’épaulette et avancer en grade, tenir son rang, c’est-à-dire avoir de l’argent. La noblesse de cour pouvait satisfaire à cette obligation, également une part de la bourgeoisie, celle des riches commerçants et des banquiers, mais dans le même temps, la noblesse pauvre, c’est-à-dire une bonne part de la noblesse de province, végétait. Il en était de même pour les plus méritants des bas officiers : parce que leur origine sociale était modeste, ils ne pouvaient prétendre à aucune instruction ni à aucun avancement. D’où un malaise, aggravé par l’insuffisance des chefs. L’École militaire fut alors une heureuse initiative. Toutefois, dans un siècle où la France a manqué tragiquement de direction politique, cette réalisation fut vite dévoyée et bientôt abandonnée, ainsi qu’il arrive souvent d’une bonne réforme, mais isolée dans un contexte d’immobilisme et de renoncement. Malgré les alarmes des meilleurs esprits, la fonction militaire s’enfonça dans la crise et quand on voulut appliquer les idées et orientations préconisées par des hommes comme le Chevalier d’Arc, le Comte de Guibert ou le Comte de Saint-Germain, il était trop tard, ou ce qui fut fait était trop partiel pour réussir.
Ne croyez pas qu’en évoquant les souvenirs que m’inspirent les lieux où nous sommes, je m’écarte de mon sujet. En ce temps-là — je veux dire en cette première moitié du XVIIIe siècle — on constatait une forte opposition à l’égard de l’armée, au sein de la société française ou du moins de la part active et dirigeante de cette société. La fonction militaire traditionnelle paraissait incongrue : le vrai soldat n’était plus compris et encore moins apprécié. Or, la société française d’aujourd’hui, au moins telle qu’elle s’exprime, et pour une moindre part, telle qu’elle est réellement, comprend mal la valeur d’une organisation hiérarchisée et de ce fait astreinte à une discipline. Elle comprend mal la qualité d’une institution, par esprit désintéressée, c’est-à-dire où le profit personnel n’est pas le principal mobile. Enfin, son existence n’apparaissant pas menacée, elle comprend mal ou feint de mal comprendre l’ardeur à se préparer en vue d’un conflit qu’elle n’imagine pas !
Face à cette incompréhension, il faut noter l’inverse — je veux dire aujourd’hui, comme hier, la difficulté qu’éprouve parfois la société militaire à comprendre les transformations et les réactions de la société civile. Saisie par une injuste attitude, blessée par des attaques venant de différents côtés, la société militaire, comme il arrive en pareil cas, ne sépare pas, dans le comportement de la société civile, les mouvements qui sont dans l’ordre des choses et qu’elle doit donc accepter, et ceux qui révèlent une vraie détérioration des valeurs contre lesquels elle a raison de se rebeller. Elle hésite, comme il est normal, entre deux attitudes : le refuge dans la tradition ou plutôt dans une conception immobiliste de la tradition, et une adaptation, sans pouvoir définir d’ailleurs avec exactitude et les exigences de la tradition et celles de l’adaptation à la société moderne.
Comme il se doit et comme il est naturel, il est un point de polarisation de cette double incompréhension : la condition matérielle du soldat, image, pense-t-on aussitôt, de l’insuffisante considération où il est tenu.
Répondre au problème tel qu’il est ainsi posé est une tâche malaisée.
Elle ne me paraît pas impossible à condition qu’un effort d’analyse précède l’action.
L’analyse est d’abord historique. Je ne dépasserai pas ce XVIIIe siècle dont je viens de parler : le siècle précédent avait achevé de créer la nation française. Dans les années qui suivent la mort de Louis XIV, on assiste à un affaissement très profond de l’esprit militaire, car il n’atteint pas seulement les classes dirigeantes. Celles-ci certes, libérées d’une dure contrainte, s’élancent vers la jouissance et le profit. Mais la nation tout entière est fatiguée par les guerres. Après les premiers et fâcheux revers du règne de Louis XV, on note les prodromes du réveil que j’évoquais tout à l’heure et qui arrache à Voltaire cette phrase peu connue dans l’Éloge Historique de la Raison : « On rendra la profession de soldat si honorable que l’on ne sera plus tenté de la discuter ».
La monarchie sent l’exigence du redressement. De bons ministres entreprennent des réformes. Mais c’est la base qui manque. La faiblesse du pouvoir fait tout échouer, ou presque, car à la fin du siècle l’armée est probablement en meilleure forme qu’elle ne le fut en son milieu. Bientôt le sentiment national, trop longtemps mis à l’épreuve, soutiendra pendant des années l’extraordinaire élan de la Révolution, puis de l’Empire. Alors, la fonction militaire rajeunie, renouvelée, connaît un apogée. Il nous suffit de lire les romantiques, et pas seulement Alfred de Vigny, pour sentir la désaffection qu’elle subit après Waterloo. Le sentiment militaire revient avec une telle force au moment de la Seconde République, la cause du peuple et celle de l’armée apparaissent à ce point liées que le premier geste de Lamartine, Ministre des Affaires Étrangères, est de rassurer tous nos voisins européens en affirmant le caractère pacifique des ambitions républicaines.
Le Second Empire utilisera l’armée pour affermir son régime : il ne rendra pas service à la fonction militaire. La défaite, il y a cent ans, fait naître un tel désir de revanche que la fonction militaire pendant cinquante ans, à travers les hauts et les bas d’une société agitée, maintiendra son autorité et son prestige. La tragédie de l’affaire Dreyfus eût pu avoir sur l’armée de très graves conséquences. La menace allemande efface les fautes commises : la nation en danger se retrouve dans son armée.
Après la grande guerre, la nation est épuisée et souhaite la paix, quasiment à tout prix — et nous pouvons le comprendre. Mais surtout la pensée militaire s’étiole, comme s’étiole la pensée politique. Les dramatiques conséquences en sont trop proches pour en parler longtemps. Le 18 juin 1940 fait de nos armes, pendant quatre ans, le symbole de tout : indépendance, honneur, liberté. La fonction militaire combattante revient à l’apogée.
Après la seconde guerre, deux causes : la défense de l’Empire et la défense de l’Occident, deux causes, qui dans la forme qui leur fut donnée, n’eurent qu’un temps, laissent la fonction militaire doutant d’elle-même et tentée de s’en prendre à une société politique qui, à son sens, l’a mal soutenue et n’a compris ni ses sacrifices ni ses déchirements. Cependant, la nation, plus vite que l’armée peut-être, est prête à entendre un langage nouveau : celui de l’indépendance nationale. C’est le langage que tient le Général de Gaulle. Cette indépendance est garantie par une politique de défense, dont une armée réorientée dans ses buts, réorganisée dans ses structures est l’élément essentiel.
Cependant, il est vrai, la littérature antimilitariste abonde. Ouvrez un journal. Écoutez une conversation de salon ou de café, les propos d’une salle de rédaction. Mettez-vous à l’écoute des commentateurs de la radio ou de la télévision. Entrez dans une église, ou un temple. Vous savez d’avance ce que vous allez entendre : les échos d’un pacifisme aux facettes variables mais dont les affirmations sont identiques : à quoi bon le service militaire ? À quoi bon la force de frappe ? À quoi bon des écoles militaires ? À quoi bon des industries d’armement ? À quoi bon des camps à manœuvre ? Fort heureux vous serez si l’homme du monde, le consommateur de café, l’éditorialiste, l’évêque, le pasteur n’ajoutent pas : mieux vaut s’incliner que se battre. Trente ans après le fameux « Mourir pour Dantzig », Marcel Déat a des adeptes qui ne rougissent pas de leur filiation spirituelle et qui ne paraissent pas avoir conscience de la responsabilité qu’ils assument !
Ce n’est pas la première fois et ce n’est pas sans doute la dernière que, pour les Français qui se complaisent à écrire et à parler plus qu’à réfléchir, l’attaque contre l’institution militaire sert de brevet aisément acquis d’intelligence et d’esprit : le même phénomène peut être observé à de nombreuses époques.
Écoutez plutôt : « Injurier l’armée, parce que cela aujourd’hui se porte très bien ; cela fait extrêmement bien dans les meetings et toutes autres glorieuses oraisons publiques. Cela est devenu indispensable dans toutes les manifestations et opérations politiques. Autrement, vous n’avez pas l’air assez avancé.
Il y a une coquetterie populaire, une mondanité du peuple, aussi impérieuse que la mondanité du monde, aussi indiscutée ; d’ailleurs faite à l’image et à la ressemblance de la mondanité du monde ; pour le moment et pour longtemps, cette mondanité du peuple exige que l’on soit avancé. On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâchetés à nos Français ».
Ce passage est signé Charles Péguy — Cahiers de la quinzaine — septième série - 1905.
Je reconnais que cette tendance de certaines parts de la société est, des plus fâcheuses, qu’elle a eu dans le passé de dramatiques conséquences et peut en entraîner de semblables ; à bien des égards, l’esprit pacifiste est responsable d’une faiblesse qui, notamment devant Hitler, faillit nous être fatale et fatale à la liberté. Est-il possible de nous refaire, de retrouver l’esprit civique de l’éducation telle que Jules Ferry la souhaitait et l’avait pour une grande part fort bien réalisée ? Ce que je sais, ce que je peux dire, c’est que cet état d’esprit n’est ni général ni profond. Il est contre la nature des exigences nationales telles qu’elles sont ressenties par ceux qui ne renoncent pas à la France. Il est contre la nature des Français qui demeurent un peuple conscient de l’exigence militaire pour son honneur et sa dignité.
Jugez-en ! Malgré le dérèglement des esprits, amplifié par les moyens modernes de communication, la quasi-totalité des jeunes qui atteignent l’âge de vingt ans se soumet aisément au service militaire. Une offensive inouïe venant de milieux divers encourage l’objection de conscience, la désertion, le sabotage du service. L’échec est à peu près total. Si un jour il devait être porté atteinte au service militaire, cette faute ne viendrait en aucune façon du sentiment populaire. Que dis-je ? En cette période de contestation, la réforme profonde du régime des sursis afin d’établir une meilleure égalité, c’est-à-dire une meilleure universalité du service, a été votée et, j’en suis sûr, peut être appliquée. Au cours des cinq dernières années, le budget de la Défense a été adopté sans difficultés majeures ; on pourra dire que tout compte fait il ne pèse pas excessivement sur le revenu national, et représente un apport irremplaçable pour les industries de pointe. Mais son augmentation prochaine apparaît à des hommes de partis différents comme une nécessité : les responsables politiques réagissent ainsi contre les campagnes lancées par trop d’irresponsables.
N’oublions pas ce fait capital. Le Général de Gaulle a orienté la politique française dans la voie de la dissuasion nucléaire. Lui seul pouvait, sans doute, en un si bref délai et d’une manière si résolue, assurer le succès de cette politique. Mais les obstacles élevés dans bien des milieux du Parlement, de la presse, des salons, ont été importants et incessants, les critiques âpres, les attaques de mauvaise foi ! Le Général a-t-il été désavoué ? En aucune façon. À chaque élection, un déluge de violences verbales inspirées par la volonté de briser cet effort a inondé le corps électoral. Celui-ci n’a pas été entamé. Un instinct qui vient des profondeurs de notre histoire nationale l’a emporté sur les égarements.
Bref, à travers les débordements d’une époque trop facile et trop remuante, la fonction militaire apparaît certes, aux agités comme un obstacle, mais à la majorité comme une assurance de la permanence française, et en témoigne le succès du 14 juillet, fête populaire et fête de l’armée, qui s’accroît grâce à la télévision, mais aussi grâce à un effort régulier pour associer dans le défilé tradition et nouveauté.
Tradition et nouveauté : telle doit bien être l’image de nos forces armées, et c’est de cette image dont je vais maintenant vous parler.
— II —
La première question, je dis bien la première, qu’il convient de se poser, s’exprime en ces termes : comment la fonction militaire doit-elle se présenter à l’opinion publique afin de mériter la considération que souhaitent ceux qui l’exercent et que justifie la mission dont elle a la charge ? J’ajoute : considération qui est nécessaire à l’État et à la Patrie.
Cette question mérite qu’on s’y arrête. Elle soulève certains aspects de la politique ou du comportement militaire que parfois l’on ne désire pas préciser. C’est une erreur. Je vais vous donner mon avis personnel, non sur l’ensemble, mais sur l’essentiel et je souhaite entraîner votre conviction.
La fonction militaire doit être l’image de la nation. Elle doit refléter une politique cohérente et réaliste. Elle doit marquer les traditionnelles vertus adaptées et complétées selon les exigences de notre temps. Elle doit enfin être animée d’un désir permanent de rendre service.
* * *
La fonction militaire doit être à l’image de la nation. Il est de fait qu’aux heures difficiles, courageuses ou douloureuses, l’armée est la nation luttant pour sa survie. Cette constatation parfois donne aux militaires une tentation de se forger une conception abstraite de la nation et de la France. Je ne leur ferai point le reproche de cette tentation, bien au contraire. Consciente ou inconsciente, elle est nécessaire. Quiconque, avec ou sans uniforme, entend servir le bien public, doit nourrir en lui-même une certaine idée de la France. Tournés vers l’histoire lointaine ou récente, nous pouvons aisément établir une ligne de partage entre les esprits qui ont été animés par cette idée de la France, et les autres. Chacun a pu en imaginer une représentation variable suivant son tempérament, mais l’idée que la nation française, en quelque sorte indépendamment de l’expression qu’en donnent les vivants d’un temps déterminé, représente une continuité et que cette continuité a créé une personne avec sa finalité, ses intérêts, ses vertus, est une idée profondément enrichissante, à tous égards nécessaire, notamment pour quiconque revêt l’uniforme militaire.
Mais la France, la nation, c’est aussi une réalité humaine : des hommes et des femmes, provenant de diverses parties du territoire et y vivant, avec leurs origines sociales, leur éducation, leur comportement, leurs convictions. C’est l’ensemble de ces hommes et de ces femmes qui constitue la nation. Il faut prendre garde que l’armée, dans sa composition, c’est-à-dire en son cœur, la fonction militaire, demeure bien l’image de cette nation, de sa diversité, de sa complexité.
Cette conception est relativement neuve.
Mais des formes différentes, parfois des tendances au cloisonnement social, réapparaissent. Voilà d’ailleurs qui n’est pas particulier à l’armée. Dans toutes les professions, un sentiment né d’un corporatisme naturel fait ressurgir de tels cloisonnements. L’une des exigences de principe qui sont à la base de la République et aussi de la société moderne est que l’origine des corps qui ont une responsabilité dans l’État, et au premier chef l’armée, dont la mission est si haute, soit représentative autant qu’il est possible de l’ensemble de la nation. Certes, la société militaire forme une collectivité particulière, et la fonction militaire, représentée au premier chef par son corps d’officiers, est « incomparable ». Voilà qui ne signifie point que ses structures, son comportement s’écartent des structures et du comportement de la nation.
Les considérations que je viens de développer peuvent apparaître à certains soit comme banales, soit comme dépassées. En fait, elles sont actuelles et toujours importantes.
Je ne veux point rouvrir une grave polémique. Je dois cependant vous rappeler le drame de la Communauté Européenne de Défense. À l’origine de cette illusion, il y avait, de la part des négociateurs et rédacteurs du traité, une incroyable méconnaissance du fait qu’il n’y a point d’armée durable hors du sentiment national. Sans doute peut-on constituer, dans certaines circonstances, pour une opération déterminée, des corps de métier. Sans doute peut-on envisager une organisation militaire professionnelle apte à remplir utilement et efficacement certaines des tâches de défense. Mais regardons notre temps et les problèmes auxquels nous avons à faire face : on ne saurait imaginer une vraie politique de défense si la nation ne se retrouve pas dans son armée et dans les chefs de son année. En d’autres termes, la fonction militaire doit être l’expression d’un patriotisme hors duquel tout est fragilité.
J’entends parfois des discussions sur la valeur respective des concours qui sont à l’origine des corps d’officiers. n est probable sinon certain que la filière qui conduit vers les épaulettes par une éducation orientée dès le plus jeune âge, poursuivie par des classes de préparation, est la meilleure. Il serait cependant néfaste de ne pas donner une place, et une place importante, à d’autres recrutements dont les modalités aboutissent à donner une plus grande variété aux origines sociales du corps des officiers. Il faut se réjouir de constater que notre corps d’officiers provient de tous les points de notre horizon national et il faut d’autant plus le vouloir qu’une longue expérience nous a appris la qualité que représente le creuset de la formation et de la discipline militaire. La diversité d’origines ne nuit point à l’unité du caractère.
Au surplus, dans une société qui a toujours tendance à secréter des cloisonnements et des filières imposées, admettre les chances d’un individu, proclamer que le bâton de maréchal continue d’exister dans la moindre giberne, quelle source enrichissante pour la considération nationale !
Au projet de statut général, dont je parlerai tout à l’heure, j’ai entendu faire la critique suivante : pourquoi vouloir, par des dispositions générales, fixer les règles qui s’appliquent aussi bien aux officiers qu’aux hommes du rang, aux sous-officiers qu’aux ingénieurs, aux spécialistes qu’au personnel féminin ? N’est-il pas préférable de maintenir la diversité des statuts ? Ma réponse est nette. La diversité des statuts est dans la nature des choses et si ce statut général devient une loi de la République, des mesures d’application viendront édicter pour diverses parts de la société militaire des règles complémentaires qui leur seront propres. Mais, comme il est important, au moment où l’on se préoccupe des sentiments de l’opinion à l’égard de la fonction militaire, de montrer que celle-ci recouvre un ensemble dont la variété à tous égards est l’expression de la variété de la nation, variété de sa constitution, de ses structures, de ses activités !
* * *
La fonction militaire doit, d’autre part, être l’expression d’une politique cohérente et réaliste.
J’ai souvent entendu, dans mon temps de service ou de réserviste, des phrases désinvoltes à l’égard de la pensée militaire. Volontiers mes camarades disaient que l’important est d’obéir à ses chefs et de leur faire confiance… Cette réflexion est exacte. La confiance est à la base de l’adhésion grâce à laquelle la hiérarchie et la discipline assurent l’efficacité des forces armées. Mais il faut davantage. Sans doute la doctrine et sa présentation sont-elles l’apanage des degrés élevés du gouvernement et du commandement. Il importe cependant que l’ensemble de la fonction militaire connaisse et comprenne les principes d’action qui justifient le travail quotidien des armées et qui permettent à tous les échelons d’informer la société civile de l’éminente responsabilité qui est celle de l’armée.
Nous avons connu avant la guerre une période abusive. La doctrine militaire française ne faisait pas l’objet de grands développements.
Elle se résumait en affirmations simplistes et sa manifestation la plus concrète était la défensive de béton et de canons représentée par la ligne Maginot. Tout le reste était subsidiaire — blindés, avions, navires. Telle qu’elle était, cette doctrine ou soi-disant telle, animait la confiance des Français dans leur armée. De nos jours, nous assistons à la position inverse. Jamais dans notre Histoire l’effort de doctrine n’a été à ce point renouvelé et précisé. Rarement dans notre Histoire un effort à la fois de mutation et de cohérence a-t-il été poussé aussi loin qu’il l’est aujourd’hui. Et cependant, par un mélange de mauvais souvenirs, d’incompréhension, de mauvaise information et de contre-propagande, la confiance hésite à s’affirmer.
Il convient de réagir. Réagir ne signifie pas seulement afficher une doctrine. Il faut y réfléchir, l’approfondir, la développer, l’appliquer. Si, depuis quelques années, une telle importance est conférée à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale et, d’une manière générale, à l’enseignement militaire supérieur, si je pense proposer dans les prochains mois au Président de la République et au Gouvernement, en addition à ce qui se fait présentement, et pour prolonger les efforts de valeur qui sont menés à bien, un développement de cet effort de réflexion et d’enseignement, c’est qu’il importe, pour les temps que nous vivons et pour ceux que nous vivrons demain, d’être en mesure à la fois de présenter une doctrine militaire cohérente, de l’enrichir, voire de la modifier en fonction des transformations qui, dans tous les domaines, marquent le siècle que nous vivons.
Cette conférence n’a pas ce sujet à traiter. Que la France puisse avoir une politique de défense, qu’elle en ait une, que traduit pour l’essentiel une conception de la dissuasion, à la fois nucléaire et conventionnelle, pour la sécurité de son territoire, qu’elle soit dotée d’une capacité complémentaire d’intervention en Europe et hors d’Europe : voilà qui doit être connu, peut être affirmé, et éclaire la fonction militaire comme il est nécessaire qu’elle le soit.
Entendez-moi bien. Je ne veux pas donner le sentiment que la fonction militaire est liée à une orthodoxie de la pensée, mais il est clair qu’une des manières de rompre la considération dont jouit la fonction militaire est de nier le droit, la possibilité, la capacité de notre pays d’avoir une politique de défense. À cet égard, il y a plus de franchise dans les critiques directes des anarchistes à l’égard de l’armée. Les beaux esprits qui, depuis tant d’années, affirment que nous ne pouvons orienter notre défense qu’en fonction par exemple de la politique extérieure d’une plus grande puissance et sans pouvoir exprimer ni une volonté ni une stratégie qui nous soient propres ; ceux qui pendant des années ont ironisé dans les salons ou dans les journaux sur l’effort atomique français ; ceux qui, les yeux rivés aux bords de la Seine, n’ont jamais pesé les efforts de pays moins importants que le nôtre et leur ardeur, à travers de grands sacrifices, pour affirmer leur indépendance, sont plus nocifs pour la fonction militaire que ceux qui crient simplement « À bas l’armée » ! Leurs propos détruisent la notion même de fonction militaire ou la confinent dans un rôle soit subordonné à l’étranger, soit d’ordre intérieur qui est la négation de sa valeur.
C’est pourquoi il est si important que la défense soit expliquée et commentée. C’est pourquoi il est si important que notre politique de défense fasse l’objet d’une information claire. C’est pourquoi d’ailleurs les adversaires intelligents et cyniques font semblant de douter que nous ayons une politique de défense !
Aux sceptiques, il convient de rappeler que nul étranger ne fera pour la France ce que les Français ne veulent pas faire pour elle, c’est-à-dire, en fin de compte, pour eux-mêmes et que la grande vertu du militaire est d’exprimer en tout temps, avec la capacité correspondante, cette volonté de sauvegarde et cette aptitude à servir la cause de la liberté, faute de laquelle notre pays connaîtra désordre, anarchie, servitude. Nous vivons un temps où ce rappel élémentaire est indispensable, mais où il doit être appuyé par l’exposé d’une politique cohérente.
* * *
Je viens d’évoquer la vertu. Rassurez-vous, je ne vous parlerai point des vertus militaires fondamentales. Il est toutefois probable que l’on n’en parle plus assez. N’attendons pas qu’il en soit traité dans les cours ou manuels d’éducation civique. N’attendons pas qu’il en soit traité dans les organes modernes d’information. N’attendons pas trop qu’il en soit parlé dans les foyers. La mode n’est plus aux discours sur la vertu. En attendant qu’elle revienne, il faut à tous les personnels servant sous l’uniforme et notamment au moment de leur entrée dans la carrière, rappeler que, si en matière de désintéressement ou d’esprit de sacrifice tout a été dit et bien dit, de telles qualités ne sont point caduques car elles conditionnent, elles aussi, le respect que l’on porte à la fonction militaire. N’hésitons pas dans les écoles, dans les régiments à maintenir des cours simples, concrets, en l’honneur du patriotisme français. Certains nous traiteront d’attardés. Nous serons sans doute une fois de plus des précurseurs. En tout cas, la fonction militaire sera fidèle à elle-même, et à l’image que la nation souhaite avoir de l’armée !
Regardons les changements qui sont intervenus dans d’autres fonctions de notre vie sociale, la fonction d’enseignant, de prêtre, voire la fonction de magistrat depuis que celle-ci, récemment, a été tentée par le syndicalisme ! Ces changements n’ont point servi le respect que la nation doit à ces fonctions, et les meilleurs en souffrent. Sans doute ne faut-il jamais se confiner dans une opposition au mouvement profond des idées et des mœurs. Mais ne pas distinguer dans toute vie sociale les évolutions qui sont des progrès de la liberté et celles qui conduisent à des renoncements néfastes, c’est commettre une grave erreur.
Pour la fonction militaire, les vertus anciennes demeurent des vertus modernes pour la bonne raison qu’il n’y a point d’armée si ces vertus ne sont point vivantes au cœur de chacun. Je ne vous en dirai pas plus, mais j’évoquerai avec une plus grande précision une vertu qui, pour n’être point nouvelle, n’en mérite pas moins d’être citée comme une exigence de la considération, fort importante de nos jours. Je veux parler de la vertu du savoir. Parce que l’acte du combattant, au moment décisif, est un acte simple, parce que dans sa vie quotidienne la discipline de la vie militaire est une discipline simple, on a trop souvent fait bon marché de l’ampleur des connaissances qui doivent être celles du soldat. Or, de nos jours, l’épaulette exige un grand savoir, c’est-à-dire une bonne instruction suivie d’un effort constant pour se tenir au courant, pour enrichir ou modifier les connaissances acquises au gré des connaissances nouvelles. La tradition de bravoure pour les soldats, de commandement pour les chefs est un élément à la fois historique et permanent de considération : il faut mettre au même niveau la vertu de travail et de réflexion qui a fait la valeur de l’école des Turenne, des Vauban et des Foch.
Notre temps, à cet égard, est impitoyable et il étend ses impératifs au-delà du corps des officiers. La science des matériels, la curiosité de ce qui se passe à l’étranger et de toutes les nouveautés, voilà qui ne s’impose pas seulement à l’ingénieur ou au chef responsable, mais, à des degrés divers, à toute la hiérarchie. Cet effort ingrat, difficile, est indispensable.
Est également indispensable une autre vertu que je nommerai la compréhension sociale. Rassurez-vous encore : je n’évoquerai pas Lyautey sinon pour dire que le jeune officier et futur maréchal en écrivant son fameux article a ouvert une porte : il faut continuer à regarder le large horizon que son geste a placé sous les yeux de tous les responsables de l’armée. Nous vivons plus que jamais dans un monde où l’idée de solidarité, s’ajoutant à celles de hiérarchie et de dévouement, est indispensable au maintien d’une vie nationale. Le passage sous l’uniforme de milliers et de milliers de jeunes gens ne donnerait, en aucune façon, tous ses effets s’il n’aboutissait à le faire comprendre aux jeunes Français. Cette solidarité sera d’abord ressentie par la cohésion du corps militaire autour de sa mission que représentent son chef et l’échelle des commandements. Elle sera également appréciée par le souci des destinées individuelles. Un chef de section ou un commandant d’unité qui se penche sur les cas individuels donne au jeune homme l’image d’une armée généreuse. La compréhension sociale fait partie des vertus que l’on attend aujourd’hui plus que jamais de la fonction militaire.
* * *
Rendre des services à la nation ? Mais ne suffit-il pas à l’armée de se préparer au service suprême : celui de se battre et de se sacrifier. La vie du soldat n’est-elle pas, dans le temps de paix, de se consacrer à l’effort qui peut lui être un jour demandé ? Le seul fait d’être disponible et prêt à l’épreuve ne donne-t-il pas aux dirigeants le moyen d’une politique en affirmant l’aptitude et la résolution du pays ?
Voilà qui est exact et la première considération pour la fonction militaire vient de cette aptitude à exprimer la capacité militaire du pays et d’une résolution qui peut aller jusqu’à l’abnégation.
Toutefois, il faut apprécier la réalité. Dans les périodes où un conflit ne paraît pas prévisible, où aucune menace n’est perçue par l’opinion, où les grands moyens de la politique sont la négociation diplomatique et des actes juridiques, l’aptitude à combattre, tout essentielle et capitale qu’elle soit, et la résolution la plus ferme ne suffisent point. Il faut prendre les hommes, et notamment les Français, tels qu’ils sont. Quelque regret que l’on peut en avoir, nous vivons avec les hommes et les femmes de notre temps. Plus on se fait de la France la belle image qui enchante les esprits et les cœurs des patriotes et des courageux, plus il faut savoir regarder autour de soi et agir en partant de ce qui vous entoure.
Depuis plusieurs années, on insiste à juste titre sur l’importance des relations armée-nation. L’ensemble très varié des activités que recouvre ce terme comporte une part importante de services rendus à la vie quotidienne de la société civile. Sans doute est-il indispensable de laisser à ces activités leur caractère subsidiaire par rapport à l’activité fondamentale de l’armée, mais, dans tout domaine, des gestes secondaires ont un effet décisif sur la principale responsabilité. Représenter la générosité de la France à l’occasion d’un cataclysme au Pérou ou au Pakistan, représenter la solidarité nationale quand surgit un grave accident de notre vie nationale, ou même un accident moins grave, telle une route enneigée, représenter l’ordre, la permanence, l’efficacité quand des transports sont arrêtés ou des villes inondées, autant d’interventions qui, en aucune façon, ne sont ni ne peuvent être la raison profonde de l’armée. Mais il est bon qu’en des moments difficiles la nation vérifie la disponibilité et la qualité de son organisation militaire.
À ce point de mon exposé, je reviendrai sur une grave question rapidement évoquée tout à l’heure, celle du service national afin de dire à quel point, au cours des prochaines années, la fonction militaire sera considérée à la mesure où ce service dans son exécution ne sera point critiqué, mais au contraire apprécié. C’est là, qu’en fin de compte, au cours des prochaines années, les forces armées devront faire leurs preuves au regard de la nation.
La nation, chaque année, confie près de 300 000 de ses jeunes aux forces armées. Ces jeunes donnent un an de leur vie à l’armée. Voilà deux constatations capitales et il ne suffit en aucune façon de se reporter à l’aisance avec laquelle, depuis le début de ce siècle, le service militaire est effectué pour estimer que cette institution fondamentale et — je le répète — capitale pour la considération de la fonction militaire, soit acceptée pour toujours.
Nous vivons un temps où la production est l’élément essentiel du niveau de vie : soustraire à la production un an de travail d’une génération est un fait considérable. Nous vivons un temps où les exigences et en même temps les facilités de la vie donnent au salaire de chacun une valeur déterminante : priver un garçon pendant un an de son salaire est un fait également important.
Ces réflexions qui ne sont point fréquemment dites justifient les décisions que j’ai proposées il y a deux ans au Parlement et qui ont été acceptées : rajeunir le service, supprimer les sursis. Ne pas les prendre eût été condamner le service et les abandonner demain serait le condamner pour l’avenir.
Il ne suffit pas, au moins dans les temps apparemment pacifiques que nous vivons, de constater que cet effort est justifié par la défense de la liberté et de l’honneur des foyers. Le service doit donner une image satisfaisante. n doit marquer sa valeur propre. Il doit, pour un grand nombre, apparaître comme un heureux apport, peut-être une chance nouvelle. À cet égard, la responsabilité de l’armée est capitale car l’état d’esprit des conscrits fait l’état d’esprit des citoyens.
Que la sélection soit bien faite et dans des conditions ordonnées.
Que le temps d’instruction soit utilement et habilement rempli. Que les affectations soient étudiées avec soin. Que le temps de présence sous les drapeaux soit un temps de travail bien organisé vers la tâche militaire. Que cette période de la vie du citoyen lui permette de saisir la qualité d’une discipline, à la fois hiérarchie et confiance. Qu’enfin, au-delà des exigences de base, apparaisse le souci de l’homme, de sa formation civique, de son orientation professionnelle, et aussitôt la fonction militaire, s’élevant au niveau d’une des plus hautes fonctions sociales, enrichit la nation et s’assure d’une considération fondée sur le service rendu.
Une loi en 1970, puis un Code général en 1971, ont réformé le service comme je viens de le dire, supprimant les sursis, rajeunissant l’âge d’appel. Un effort en cours, après une enquête attentivement menée par plusieurs chefs de l’armée de terre, me donne des éléments pour de nouvelles décisions. En même temps des crédits permettront, je l’espère, de moderniser les casernes plus rapidement qu’il n’était prévu. Les camps, non sans mal, sont étendus, aménagés. Un effort financier pour l’instruction sera poursuivi…
Vous dirai-je parfois que j’éprouve une sorte d’angoisse ? S’il est un domaine où la responsabilité sociale est diffuse dans le corps militaire tout entier, c’est bien celui de l’exécution du service national. Ne considère-t-on pas encore ici et là, le service national comme une aubaine, ou comme une servitude, en toute hypothèse comme une institution assurée de durer quoi qu’il arrive ? À l’inverse, je constate avec fierté que d’immenses efforts ont été entrepris et réussis. De nombreux chefs marquent à l’égard de ces garçons qui leur sont confiés à la fois un commandement et un dévouement exemplaires. Voilà qui me rassure, à condition que ces chefs fassent école et que partout chacun se règle sur leur modèle. C’est un devoir du sommet de la hiérarchie aux plus modestes gradés d’agir ainsi. Le succès sera, au cours des prochaines années, la grande chance de la considération de la nation pour son armée.
— III —
La fonction militaire a-t-elle besoin d’un statut ? Si l’on se reporte aux discussions de temps très anciens, la question pourrait comporter une réponse négative. À l’extrême du raisonnement, le mélange de désintéressement personnel et de la disponibilité à l’égard du gouvernement chargé du destin de la nation conduirait à une absence totale de règles. Il en est allé différemment pour deux raisons qui demeurent au cœur du débat actuel.
En premier lieu, il faut éviter l’arbitraire. La nation est permanente mais ses orientations politiques varient au gré des suffrages populaires, de la qualité des dirigeants et des circonstances. Ces variations peuvent avoir des incidences sur les titulaires des emplois de commandement. Elles ne doivent point altérer l’état militaire. Les garanties dont la fonction militaire a besoin n’ont pas pour objet de la mettre à l’écart ni de la vie nationale, ni des exigences d’obéissance. Elles lui assurent sa permanence. Elles soutiennent son désintéressement. Elles sont la contrepartie de sa disponibilité.
En second lieu, le pouvoir se doit de répondre aux aspirations de la fonction militaire sans que la fonction militaire ait à revendiquer. Cette préoccupation, plus neuve à certains égards que la précédente, est aussi importante. Tous les corps composant la nation peuvent revendiquer et une conception dont on n’a pas toujours mesuré les excès conduit à accepter parfois des modalités excessives de revendication. Mais pour ce qui concerne la fonction militaire et quelle que soit l’atmosphère de la société civile, la revendication exprimée trop ouvertement et manifestée par des gestes devient un risque inacceptable car elle peut mettre la nation dans l’incapacité de se défendre. Au surplus, relisons Le Fil de l’Épée. « Les guerriers comme tous les hommes, écrit son auteur, n’évitent pas certains mouvements de l’âme, mais en les avouant, pis encore en les étalant, ils briseraient eux-mêmes leur piédestal ». Il est donc nécessaire que le pouvoir, représenté pour une part par le haut commandement militaire, mais surtout et avant tout par les responsables politiques, prenne les devants et, par des mesures appropriées, marque son souci de la fonction militaire.
Ces deux observations fondamentales éclairent le projet de loi portant statut qu’après deux années d’études et de consultations, j’ai fait approuver par le gouvernement et qui est soumis aux délibérations du Parlement.
Ce statut est à la fois un acte juridique et un acte politique, dans le meilleur sens que l’on peut donner à ces deux termes.
Ce statut est un acte juridique : il met de l’ordre dans un fatras.
Seuls les spécialistes — et encore risquent-ils de se tromper — peuvent donner à un militaire l’indication exacte des lois, décrets, arrêtés, circulaires qui déterminent ses devoirs et ses droits. L’article 110 du projet abroge totalement ou partiellement 53 textes législatifs, mais au-delà que de dispositions éparses ! En fait, il n’existe pas présentement de statut définissant l’état militaire : les textes en vigueur ne concernent que des catégories particulières et aucun texte ne définit pour une catégorie, l’ensemble des mesures qui lui sont applicables. Un tel désordre n’est pas sain.
Ce statut est également un acte juridique en ce sens qu’il définit en cette importante affaire, le domaine de la loi et du règlement. La constitution de 1958 a innové : elle fixe à la loi un domaine hors des limites duquel le pouvoir réglementaire est seul compétent. Elle dit notamment qu’une loi est nécessaire pour l’organisation générale de la défense (c’est l’ordonnance de janvier 1959), pour les sujétions imposées par la Défense Nationale aux citoyens en leurs personnes et en leurs biens (c’est notamment le code du service national de juillet 1971), enfin les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État (ce sera, pour les militaires, la loi projetée). En déterminant, par des articles précis, la hiérarchie des grades et les limites d’âge (pour ne prendre que ces deux exemples), le gouvernement, suivi par le Conseil d’État, propose au Parlement une conception extensive du domaine de la loi. C’est, je crois, présentement justifié.
Ce statut est un acte juridique pour un dernier motif qui mérite d’être énoncé. Il donne une base légale à certaines décisions que, de nos jours, le pouvoir hiérarchique et la discipline intérieure ne suffisent plus à fonder en droit. En un temps où la personnalité de chaque individu s’affirme à l’égard de toutes les contraintes de la vie sociale, l’autorité, pour imposer des sujétions, par exemple sous la forme des sanctions les plus traditionnelles, ne peut se prévaloir de la seule coutume, même déterminée et commentée par des règlements d’ordre intérieur. La loi est l’unique origine de tout pouvoir et il était nécessaire d’appliquer sans retard cette règle à la discipline dont l’institution militaire a besoin.
Ce statut, en même temps, est un acte politique — je dirai même un acte politique capital.
Il couvre l’ensemble de l’état militaire. Il rappelle solennellement les sujétions de l’état militaire. Il précise les principales garanties et compensations auxquelles l’état militaire donne droit. Il apporte certaines innovations dont l’une au moins mérite un développement. Je vais reprendre ces quatre points, en me bornant à l’essentiel.
C’est un statut général. Quiconque porte l’uniforme est concerné, de l’officier de carrière à l’homme du rang, de l’ingénieur au sous-officier, du légionnaire au personnel féminin. Je vous le disais tout à l’heure, cette unité, qui est une révolution, a été délibérément voulue et je la crois essentielle pour l’avenir. Porter l’uniforme militaire, c’est entrer dans l’état militaire. Certains y sont par une vocation qui leur fait consacrer une vie entière à l’armée. D’autres l’adoptent quelques années seulement. Le plus grand nombre enfin s’y soumettent un moment de leur existence. De cette variété extrême, l’uniforme fait une unité. À cette unité, des règles de base sont apportées par un texte unique. C’est une grande force. Des dispositions particulières viendront ensuite pour les principales catégories.
Les sujétions permanentes de la fonction militaire sont rappelées et il fallait qu’elles le fussent. En effet, la mission fondamentale des armées ne varie pas à travers le temps. La défense de la nation impose la disponibilité du militaire qui sert où et comme il lui est ordonné de servir ; en même temps, une discipline s’exprime à travers un pouvoir hiérarchique, clef de l’institution.
Le statut rappelle notamment l’interdit porté sur l’affiliation à des partis politiques. Tolérer l’introduction de discussions politiques au sein de l’armée serait compromettre la neutralité dont elle tire, en définitive, sa force et son autorité morales. Le militaire n’en est pas moins libre de ses choix de citoyen, mais c’est par le vote qu’il les traduit. Quant à celui qui veut faire acte de candidature, il doit être placé dans une position telle qu’il n’ait plus de responsabilités militaires à exercer.
Le statut rappelle également l’incompatibilité entre l’état militaire et l’appartenance à une organisation syndicale ou de défense des intérêts professionnels. L’action syndicale suppose l’obéissance à des mots d’ordre : elle est inconciliable à la fois avec le principe hiérarchique sur lequel repose l’organisation militaire, et avec les exigences de la discipline. Pour les mêmes raisons, l’exercice du droit de grève est interdit. Je n’ai pas besoin là-dessus de m’étendre davantage.
Ces règles très strictes permettent cependant, à l’intérieur du corps militaire, une orientation vers la concertation destinée à permettre au gouvernement de connaître les aspirations des personnels militaires.
À l’origine des travaux d’élaboration du statut j’avais prévu que le Conseil supérieur de la fonction militaire serait créé par la loi portant statut. Il a paru préférable d’instituer ce Conseil avant l’adoption du statut général, afin de soumettre à son examen le texte qui serait appelé à régir l’ensemble de la collectivité militaire. C’est pourquoi dès 1969, une loi spéciale a créé ce Conseil.
Sa naissance a donné lieu à des critiques ou provoqué le scepticisme en raison du mode de désignation de ses membres. Le tirage au sort ne permettrait pas, dit-on, de désigner des éléments représentatifs même si la loi a prévu dans le détail la répartition des quarante membres du Conseil entre l’ensemble des armes et services et entre les différents grades de la hiérarchie militaire.
Je peux dire qu’au cours des quatre sessions que le Conseil supérieur de la fonction militaire a déjà tenues, j’ai été, au contraire, fort bien impressionné par la qualité de ses travaux et par la pertinence des observations qui y ont été faites. Je crois qu’un organisme conçu sur ce type, appuyé sur l’information que l’Administration est décidée à lui apporter, est en mesure de conduire une réflexion de la même valeur que celle qu’on peut attendre des organismes paritaires mis en place dans les autres secteurs de la fonction publique.
Conforme aux exigences propres de la fonction militaire, le Conseil doit être un élément d’animation. Il est chargé par ce statut général de nouvelles responsabilités : son avis sera exigé avant la prise en considération par le gouvernement des dispositions les plus importantes des statuts particuliers. Cette institution neuve qui n’est pas incompatible avec les sujétions des personnels militaires, va devenir une garantie de leurs garanties, et c’est là l’essentiel.
Ces garanties, le projet de statut les confirme, car, pour plusieurs catégories, elles sont traditionnelles. Mais le statut les étend, les précise et pénètre dans un domaine nouveau, celui des compensations. Si les garanties ont pour objet de sauvegarder les droits du militaire face au pouvoir, les compensations — employons ce terme devenu usuel quoiqu’il ne soit pas excellent — le dédommagent de certaines difficultés particulières à son métier.
Le projet affirme de nouveau la principale règle, pour ne pas dire la seule règle, de la loi Soult du 19 mai 1834 relative à l’état des officiers : la « propriété du grade », dont la loi de 1834 disait qu’« il constitue l’état de l’officier » et qui est particulière aux militaires, puisque ceux-ci, contrairement aux fonctionnaires civils, conservent leur grade jusque dans leur retraite. Étendue à l’ensemble des militaires de carrière, cette notion est tout entière reprise dans le statut, celui-ci, c’est-à-dire la loi, énumérant limitativement les seuls cas, très exceptionnels, dans lesquels un militaire peut perdre son grade.
Des autres garanties de carrière que vous connaissez bien, je ne parlerai pas : elles sont confirmées dans des conditions qui leur renouvellent ou leur donnent la solennité nécessaire, en même temps que certaines catégories voient apparaître à leur bénéfice de bonnes dispositions, ainsi le préavis de non-renouvellement de contrat tant pour les officiers de réserve servant en situation d’activité que pour l’ensemble des engagés, à qui l’on confirme d’autre part le droit à une formation professionnelle.
Je passe vite, pour les mêmes raisons, sur les garanties internes au système disciplinaire. Certaines nouveautés, toutefois, méritent d’être signalées. La radiation du tableau d’avancement cesse d’être un acte discrétionnaire : il devient une sanction. Toute sanction doit être précédée d’une procédure qui peut appeler la consultation d’un conseil, avec sauvegarde de la défense. Ces innovations, je le crois, n’altèrent pas le commandement et elles répondent à une exigence de notre temps.
Les compensations… Le terme est impropre, mais signifie bien ce qu’il veut dire. Sur ce point, le projet de statut innove, dans des conditions qui vont paraître et même parfois paraissent déjà naturelles – mais jusqu’à présent rien de tel n’avait été dit. Ce qui est écrit représente à la fois un progrès et une promesse. Le statut édicte désormais que les mesures de portée générale affectant la rémunération des agents civils de l’État sont, sous réserve des adaptations nécessaires, appliquées avec effet simultané aux militaires. Ceux-ci bénéficient, en outre, d’indemnités allouées en raison des charges, de la nature de fonctions ou des risques spécifiques de leur fonction. Le statut prévoit aussi qu’ils reçoivent, dans certains cas, une aide en matière de logement. Enfin, pour ce qui concerne la couverture des risques sociaux, des garanties au moins aussi étendues que celles de la fonction publique leur sont accordées. Sans doute ne s’agit-il que de principes. Mais ils sont clairs et on ne peut demander à un texte que de dire. Ensuite, aux hommes responsables, dont ce texte inspirera les décisions, d’agir.
Je terminerai par diverses dispositions destinées à prévoir certaines « modernisations » de l’état militaire. Je reconnais volontiers que plusieurs d’entre elles alignent le droit sur le fait. Que le droit d’association (sauf le cas d’association professionnelle) soit désormais librement exercé, sous réserve de rendre compte ; que le droit d’écrire et de publier, sans approbation préalable, soit désormais la règle sauf pour des sujets politiques ou militaires ; que le mariage soit libre, sauf cas exceptionnels, tels les militaires de la gendarmerie, grâce à l’abrogation des décrets impériaux de 1808 ; voilà qui vaut d’être signalé — sans plus.
Plus importante est l’institution du pécule pour les officiers de carrière des armes et corps combattants après quinze ans de service. Nos forces, engagées presque sans discontinuer pendant une vingtaine d’années ont perdu, et presque chaque année, de très nombreux officiers. Le temps des opérations est clos et sauf quelques affaires localisées, on doit espérer, pour le bien de la France, que nous connaîtrons en Europe une période qui nous permettra de nous refaire en profondeur. Faut-il, en conséquence, réduire les concours d’entrée aux écoles d’élèves officiers ? Je ne le crois pas. Dès lors, il n’est qu’une mesure : permettre à certains, après avoir consacré leur jeunesse à l’armée, qui en a besoin, de choisir une nouvelle orientation. Le fait n’est pas nouveau. Il était courant du temps où les fortunes de certaines familles permettaient, voire exigeaient une prompte retraite. Il demeure fréquent pour ceux des corps militaires dont la technique ouvre aisément les portes d’intéressantes activités civiles. Aider un homme qui atteint ou dépasse la quarantaine à quitter la fonction militaire n’est pas une violence faite à sa vocation s’il est clair que tous ceux qui portent l’épaulette en leur jeune âge ne peuvent accéder aux grades qui sont normalement ceux de la retraite. C’est un service que l’on rend à une minorité. Complétée par un effort de préparation à une seconde carrière, alors que désormais la durée de l’activité humaine dépasse celle que connaissaient les générations anciennes, cette disposition apportera à l’activité économique du pays une aide dont indirectement l’armée bénéficiera.
L’énumération des principales dispositions du statut ne suffit pas à souligner son importance politique. En un temps où l’attention du Gouvernement et du Parlement est attirée par des problèmes si divers, consacrer de nombreuses heures à la mise au point d’un tel projet et en faire, avec le consentement chaleureux des commissions des deux chambres, l’objet d’un débat important — voilà qui révèle une volonté dont je souhaite que l’on soit conscient dans les rangs des armées. C’est un acte de considération. C’est une affirmation de confiance. C’est un souci de l’avenir.
* * *
La République est le plus difficile des régimes. Elle consacre certes la liberté de chacun mais elle répartit la responsabilité collective. Le vote n’est pas la seule accession du citoyen au pouvoir. Son comportement et le comportement des corps intermédiaires auxquels il appartient ont une constante action sur l’avenir national.
La gloire du corps militaire est d’être le dépositaire d’une qualité indispensable : le patriotisme, et comme cette qualité gêne tous ceux qui se coalisent pour éviter la grandeur, c’est-à-dire l’indépendance de leur pays, les forces armées sont l’objet d’attaques dont elles ont tort de s’alarmer car il est un hommage. Plus l’armée témoigne ouvertement de ce patriotisme, en est l’image instruite, vigilante aux yeux de tous, notamment comme je l’ai dit, à l’occasion du service, plus les attaques redoublent. Le bien de l’État attire toujours les foudres des irresponsables et des sots. Or, la valeur sociale de la fonction militaire est son dévouement au bien de l’État.
C’est pourquoi, à l’inverse, un bon gouvernement doit en avoir grand soin. ♦