Défense dans le monde - Canada : le Livre blanc sur la Défense - États-Unis : aspects actuels de la politique étrangère et de défense
Canada : le Livre blanc sur la Défense
Le gouvernement canadien a publié le 24 août 1971 un Livre blanc sur la Défense.
Les commentateurs se sont emparés de ce document dès sa parution. Le titre, La Défense dans les années 1970, en montre d’ailleurs bien l’importance puisque c’est jusqu’en 1980 que l’avenir de la défense nationale canadienne y est engagé.
Les missions et leurs conséquences
S’il est encore trop tôt pour donner une analyse détaillée des différents chapitres de cet important document, il est intéressant d’en dégager dès maintenant les éléments essentiels. Schématiquement, le nouveau Livre blanc constitue en quelque sorte un « décret d’application » de l’espèce de « loi-programme » énoncée par M. Pierre Trudeau le 3 avril 1969 sous forme d’une déclaration renversant complètement la politique de défense du Canada.
Il fixe ainsi les nouvelles priorités accordées aux missions :
– surveillance du territoire et des côtes, c’est-à-dire protection de la souveraineté canadienne,
– défense de l’Amérique du Nord en coopération avec les forces des États-Unis,
– respect des engagements pris à l’égard de l’Otan,
– participation au maintien de la paix à travers le monde.
De ces missions découlent les conséquences suivantes :
• La surveillance et le contrôle aériens, maritimes et terrestres seront intensifiés et la coopération accrue avec les autorités civiles ; les forces armées devront être capables, en tout point du Canada, de prêter main-forte au pouvoir civil et l’accent sera porté essentiellement sur leur mobilité.
• Le Canada continuera sa participation au système de défense aérienne du continent nord-américain (NORAD), au moins jusqu’en 1973, date d’expiration de l’accord en cours ; cependant il n’accordera pas sa contribution à l’établissement d’une barrière ABM (missile antibalistique) par les États-Unis, qui pourront en revanche continuer à utiliser l’espace aérien et les bases canadiennes.
• Les forces stationnées en Europe devront être capables de prendre part à toute action concertée de l’Otan et d’intégrer les unités hypothéquées au Canada pour une intervention sur le flanc Nord de l’Alliance.
• Le Canada entend maintenir sa contribution aux activités de maintien de la paix dans le monde (1).
Les moyens
Pour faire face à ces missions et aux charges qui en résultent, les effectifs des forces armées canadiennes seront très légèrement augmentés : 83 000 hommes au lieu de 82 000, prévus pour 1972. En Europe, le volume des troupes réduit de moitié l’an dernier (de 10 000 à 5 000 hommes) reste stable.
Les précisions ci-après sont apportées sur l’articulation des forces et la nature de leurs matériels.
• Moyens aériens :
– les deux escadrons de missiles nucléaires Boeing CIM-10 Bomarc, trop vulnérables et manquant de mobilité seront dissous ;
– la défense aérienne à base de Lockheed F-104 Starfighter et de McDonnell CF-101 Voodoo sera maintenue à son niveau actuel, les CF-101 recevant la capacité nucléaire air-air (ogives entreposées au Canada par les États-Unis) ;
– les appareils de surveillance à long rayon d’action Argus et Tracker seront maintenus en service ;
– les CF-5 (Northrop Freedom Fighter produits sous licence par Canadair), en plus de leur rôle d’appui tactique, remplaceront les Lockheed T-33 Shooting Star vieillissant ;
– la flotte de transport, à base de Boeing 707 et de Lockheed C-130 Hercules, pourra en cas de besoin être renforcée par des appareils civils ;
– en Europe, la force aérienne (2 000 h) abandonnera ses missions Strike et reconnaissances nucléaires pour des missions de nature conventionnelle. En conséquence, ses trois escadrons de F-104 dont un de reconnaissance et deux à capacité nucléaire seront transformés en 1972 en trois escadrons d’appui classique ; cette force pourra recevoir l’appui de deux escadrons de CF-5 (un de reconnaissance, un d’appui tactique), basés au Canada et opérant en priorité au profit du flanc Nord de l’Otan ; ces appareils seront ravitaillés en vol pour la traversée de l’Atlantique.
• Moyens terrestres :
– les trois groupements de combat stationnés au Canada verront leur aéromobilité renforcée et le régiment aéroporté sera spécialement entraîné pour le Grand Nord ;
– l’organisation de la force terrestre stationnée en Europe (2 800 h) sera alignée sur celle des unités de métropole (les chars lourds Centurion seront notamment remplacés par des véhicules de soutien léger). Un bataillon aérotransportable et un groupement de deuxième urgence stationnés au Canada pourront les renforcer par air en cas de besoin.
• Moyens maritimes :
Le programme d’équipement en destroyers porte-hélicoptères destinés à la lutte anti-sous-marine et les études sur l’hydroptère Bras d’Or seront poursuivis.
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Sans marquer aucun désengagement à l’égard de l’Otan ou des Nations unies, le Livre blanc sur la Défense traduit les préoccupations intérieures du gouvernement canadien.
La mobilité et la légèreté des forces, nécessaires pour assurer la sécurité du territoire national, sont recherchées par une adaptation de l’organisation et des structures actuelles, plutôt que par une rénovation des matériels que les contraintes budgétaires ne permettent pas.
États-Unis : aspects actuels de la politique étrangère et de défense
L’annonce par le président Nixon de son prochain voyage à Pékin et ses récentes mesures monétaires semblent remettre en cause la politique étrangère américaine. Que faut-il penser d’une telle interprétation ?
La brutalité avec laquelle le président Nixon a fait connaître ses décisions sur ces deux points – ce que certains appellent sa « politique des coups de théâtre » – lui a assuré de nombreux avantages, entre autres celui de prendre de vitesse et de désarmer l’opposition intérieure. En revanche, elle a soulevé des inquiétudes à l’extérieur, notamment en URSS, au Japon, comme chez les alliés asiatiques et européens des États-Unis.
En URSS, la politique américaine d’ouverture vers la Chine et le prochain voyage à Pékin qui en est le symbole n’ont pu manquer d’alerter la vigilance des dirigeants politiques. Certains observateurs y ont vu une menace contre la politique de contact pratiquée entre l’Est et l’Ouest depuis l’entrevue de Glassboro [NDLR 2021 : Kossyyguine-Johnson le 23 juin 1967]. D’aucuns considèrent que l’URSS est ainsi avertie qu’elle pourrait ne pas conserver indéfiniment son rôle d’interlocuteur privilégié dans le camp socialiste.
Dans cette partie triangulaire engagée contre son gré, l’URSS s’inquiète de tout arrangement sino-américain qui la mettrait en difficulté, alors qu’elle tenait pour acquise la division de ses adversaires. Elle craint également que, grâce à une aide américaine éventuelle, la Chine ne comble rapidement son retard dans tous les domaines. Et, par-dessus tout, elle redoute que le partage du monde, définitif à ses yeux depuis Yalta (1945), ne se trouve remis en question en Asie.
Quant au Japon, traditionnellement pénétré de son rôle privilégié en Asie orientale et enclin à regarder la Chine continentale comme un débouché potentiel réservé à son commerce, il a cruellement ressenti la décision américaine de rapprochement avec Pékin, prise sans le consulter, contrairement à ce que les entretiens Sato-Nixon de novembre 1969 lui permettaient d’espérer. Il redoute que la Chine ne prenne une part prépondérante en Asie, que le commerce américain ne le gagne de vitesse dans la conquête du marché chinois et, plus confusément, il craint de faire les frais d’un marchandage sino-américain.
Cette crainte se retrouve, plus ou moins vive, chez les autres alliés des États-Unis. Formose [Taïwan] se voit contrainte de renoncer à sa représentation exclusive de la Chine, sans savoir encore si elle conservera même un siège à l’ONU. Le Vietnam craint d’être un enjeu du futur rapprochement et redoute que son sort ne soit réglé dans son dos. Et, plus généralement, tous les pays concernés par la garantie militaire américaine, qu’ils soient asiatiques ou non, éprouvent un sentiment d’insécurité devant ce qu’ils considèrent comme la rupture des engagements pris envers Formose.
À un monde ainsi troublé par cette ouverture vers la Chine, le président Nixon a, le 15 août 1971, porté un nouveau coup en annonçant, sans plus de ménagement, ses décisions en matière économique : suspension de la convertibilité en or du dollar, blocage pour trois mois des salaires et des prix, taxe de 10 % sur les importations.
Ces mesures rejoignent dans leurs effets ceux du voyage à Pékin en ce qu’ils contribuent à saper la confiance des partenaires des États-Unis.
Au-delà des craintes concernant leur commerce et leur industrie, les alliés des États-Unis s’inquiètent aussi des implications qui pourraient résulter de la politique économique de Washington sur le plan de la défense. Ils voient une première conséquence de cette politique dans la réduction de 10 % des dépenses consacrées à l’aide à l’étranger, en vertu de laquelle les crédits inscrits à ce titre au budget 1971-1972 seront amputés de 118 millions de dollars. Le Japon pour sa part craint surtout que les États-Unis n’acceptent de revenir sur leurs mesures protectionnistes qu’à la condition que Tokyo assume une charge financière beaucoup plus importante dans la défense de l’Asie du Sud-Est.
Par ailleurs, l’opposition intérieure aux États-Unis ne va pas tarder à poser une nouvelle fois le problème du désengagement massif des forces américaines qui, à plusieurs reprises dans le passé, a préoccupé les pays membres de l’Otan. Une partie croissante de l’opinion est en effet lassée par une politique de défense collective dans laquelle les États-Unis supportent les charges les plus lourdes (2) et qui grève, depuis longtemps déjà, la balance américaine des paiements. Le sénateur Mansfield, chef de file de la majorité démocrate, vient de juger la situation opportune pour relancer son projet d’une « réduction substantielle et progressive » des effectifs américains en Europe. Selon le sénateur, le volume de ces effectifs devrait être ramené de quatre à deux divisions, la VIe Flotte être remplacée par une force navale multinationale et le commandement de l’Otan être confié à un Européen.
Conscient des inquiétudes soulevées par ses dernières décisions, le gouvernement des États-Unis s’est récemment employé à rassurer à la fois ses alliés et ses interlocuteurs de l’autre camp.
Dans une première déclaration faite le 31 août 1971 à Houston, le secrétaire d’État W. Rogers s’est adressé successivement, à l’occasion de la convention nationale de l’« American Legion », à l’URSS, au Japon, à Formose et aux autres alliés des États-Unis.
« L’effort en direction de la Chine, a-t-il dit, ne doit pas porter ombrage aux relations soviéto-américaines ni nuire aux négociations en cours » ; se félicitant de l’accord [NDLR 2021 : quadripartite] sur Berlin [3 septembre 1971], il a noté que la réunion d’une conférence sur la sécurité européenne, projet soviétique à l’égard duquel la position américaine était jusqu’alors très réservée, devenait une « nette possibilité ».
Il a souligné le rôle de grande puissance du Japon et s’est déclaré convaincu que les tensions passagères ne dureraient pas en raison de l’importance fondamentale des bonnes relations nippo-américaines.
Il a enfin affirmé que tout en recherchant des accords avec la République populaire de Chine, le président Nixon ne renierait aucun des engagements pris par les États-Unis à l’égard de Formose ou de leurs autres alliés ; ainsi, en Europe, les forces américaines ne seront pas réduites, à moins que les pays du Pacte de Varsovie ne consentent à des réductions réciproques.
D’autre part, dans une conférence de presse tenue à Washington le 1er septembre 1971, le secrétaire à la Défense M. Laird a adopté le même ton rassurant en reprenant les différents points abordés par M. Rogers (secrétaire d’État des États-Unis). Il a précisé de plus, qu’en dépit de l’accroissement d’environ 150 M$ du coût de l’entretien des forces américaines en Europe cette année (résultant de la dévaluation de fait du dollar) et de la pression croissante d’une partie du Congrès, le Pentagone ne prévoyait aucune réduction des effectifs des unités américaines de l’Otan : « La perspective des négociations sur une réduction mutuelle et équilibrée des forces avec les pays de l’Europe orientale rend très important, a-t-il ajouté, que les États-Unis ne procèdent à aucun retrait unilatéral anticipé ». Le Secrétaire à la Défense toutefois a instamment invité les alliés à contribuer plus largement à la défense commune.
Les récentes déclarations de MM. Rogers et Laird visent à rassurer quant aux intentions américaines. Rien qui ne soit conforme dans les propos de ces deux personnalités aux principes de la doctrine Nixon énoncée à Guam en 1969 ou à ceux des discours de politique étrangère du Président des années suivantes. Et, de fait, la politique de l’Administration n’a pas varié. En effet, si elle entend bien substituer désormais la coopération à l’intervention dans les relations avec les alliés, elle pose aussi sans ambiguïté que les États-Unis sont décidés à considérer, d’abord et en toute chose, leurs intérêts et les impératifs de leur propre sécurité. En matière de défense, le désengagement est décidé en Asie. Il sera mené à son terme, les États-Unis comptant sur une nouvelle stratégie aéromaritime et sur les assurances qu’ils prendront du côté de la Chine pour préserver leurs intérêts. En Europe, il n’apparaît pas qu’un retrait important puisse intervenir dans l’immédiat. Une telle éventualité est cependant prévisible si la situation sur le continent se stabilise dans la détente, les États-Unis maintenant toutefois le niveau de forces minimum pour rendre leur dissuasion crédible. ♦
(1) Le Canada fournit un contingent à la Force de l’ONU stationnée à Chypre, des observateurs au Moyen-Orient et au Cachemire, et des officiers à la Commission internationale de contrôle en Indochine.
(2) En dépit des réductions importantes de leurs dépenses militaires, les États-Unis ont encore consacré en 1971-1972 près de 7 % de leur PNB à leur budget de défense alors que, pour la même année, cette proportion n’a été que de 5,5 % pour la Grande-Bretagne et qu’elle a été estimée à 3 % pour la RFA.