Institutions internationales - Les « deux Rouges » à l'ONU - Un nouveau Secrétaire général à l'ONU - Vers un nouveau système monétaire international - Difficultés européennes
L’année 1972 s’est ouverte dans la confusion, mais en même temps se sont dégagées des perspectives dans lesquelles certains problèmes majeurs paraissent pouvoir trouver une solution. En quelques semaines, le président Nixon a annoncé un voyage à Pékin qui devrait être le prélude à la normalisation des relations entre Washington et Pékin, et il a tiré les conséquences de la crise du dollar, le Parlement britannique a approuvé M. Heath (Premier ministre) et dit « oui » à l’Europe, et la Chine communiste est entrée à l’ONU. On aurait pu penser que ces événements constitueraient autant de facteurs de stabilisation : les décisions américaines du 15 août 1971 portaient en elles l’annonce de l’élaboration d’un nouveau système international, le vote du Parlement britannique mettait fin aux controverses sur l’« élargissement » de la Communauté européenne, l’annonce de la normalisation des relations Washington-Pékin et l’entrée de la Chine à l’ONU consacraient l’accès de la Chine à la puissance internationale.
On pouvait se demander si, aux yeux des historiens, 1971 resterait l’année de la Chine populaire à l’ONU ou celle de la dévaluation du dollar. Peut-être ces deux événements s’inséreront-ils dans le même ensemble : l’affaiblissement moral plus que matériel des États-Unis, la tension croissante entre l’Union soviétique et le régime maoïste, la reprise des relations entre la Chine populaire et les États-Unis ont changé la face du monde diplomatique. C’est ainsi un nouveau système international qui paraît devoir se mettre progressivement en place.
Dans le même temps, le conflit indo-pakistanais a mis en lumière la permanence de tensions raciales et religieuses nées au fond des siècles, et la fragilité de certains des édifices bâtis aux débuts de la décolonisation. Plus encore peut-être, il a vu le premier affrontement indirect russo-chinois. En ce sens, il a montré que la rationalité sur laquelle paraissait devoir se bâtir le nouveau système international reste très relative, et qu’aujourd’hui comme hier, les États resteront affrontés aux logiques contradictoires des passions et des techniques.
Les « Deux Rouges » à l’ONU
Ce n’est pas la première fois que deux pays s’affrontent « par Grands interposés » dans l’enceinte du Conseil de sécurité, mais c’est la première fois que les porte-parole privilégiés des deux belligérants sont les deux plus grands États socialistes du monde. Pendant que le sang coulait aux frontières indo-pakistanaises, les débats du Conseil de sécurité ont mis en évidence l’impuissance de l’organisme qui, dans l’esprit des fondateurs de l’ONU, devait veiller partout au maintien de la paix et, au besoin, l’imposer. Les États-membres ont démontré, une fois de plus, qu’il ne suffit pas qu’un continent – de surcroît le plus déshérité de la planète – soit à feu et à sang pour qu’ils parviennent à s’entendre sur ce minimum élémentaire qu’aurait été un appel au cessez-le-feu. Par ses vétos répétés, l’Union soviétique a démontré que, hors une approbation à l’Inde et un blâme au Pakistan, aucune solution proposée par le Conseil ne saurait bénéficier de sa caution. Elle cherchait à gagner du temps pour permettre à l’Inde de créer par l’occupation du Pakistan oriental un fait accompli. La majorité qui se dégageait en faveur d’une cessation des hostilités et d’un retrait des forces de chaque pays à l’intérieur de ses frontières respectives se trouvait de ce fait condamnée au silence de la non-intervention par le mécanisme même du Conseil.
La seule surprise est venue de la Chine, dont on aurait pu difficilement imaginer qu’elle se singulariserait en votant aux côtés des Américains et que, de plus, elle destinerait son premier veto à l’Union soviétique. Lorsque Russes et Chinois vident leurs querelles, ils n’ont en commun que leur vocabulaire. Quelques mois après l’annonce de la visite à Pékin du président Nixon, la guerre entre l’Inde et le Pakistan a ainsi provoqué un curieux alignement des acteurs : Chine et États-Unis prenaient parti pour le maréchal Yahya Khan, l’Union soviétique pour Mme Gandhi. Sans doute serait-il absurde de donner à cette conjonction sino-américaine une signification qu’elle n’a pas eue. Si, demain, la Chine populaire soutient des partisans maoïstes au Bengale, les États-Unis se trouveront dans l’autre camp, où ils retrouveront peut-être l’Union soviétique. En vérité la complexité du jeu diplomatique, après la rentrée de la Chine, interdit les alignements d’hier, constants, prédéterminés. Il n’en apparaît pas moins que l’hostilité dominante, au moins en Asie et, pour une part, indirectement à travers le monde, est désormais entre Union soviétique et Chine populaire. Le centre de la politique mondiale, le foyer des turbulences se déplacent vers l’Asie. L’Union soviétique « derrière » l’Inde, la Chine « derrière » le Pakistan : l’événement est d’une signification considérable, car il a marqué le premier affrontement indirect des deux Grands du communisme. Jusqu’ici, les affrontements indirects opposaient l’Union soviétique et les États-Unis. C’est alors qu’un nouveau problème apparaît. Après avoir compris qu’un affrontement direct serait leur suicide en commun, l’Union soviétique et les États-Unis sont arrivés à considérer qu’ils pourraient se trouver emportés vers l’apocalypse nucléaire par le jeu de l’« escalade » dans les conflits périphériques dans lesquels ils étaient impliqués. D’où leur modération dans ces conflits indirects : c’est ce qui explique le comportement de l’Union soviétique dans la guerre du Vietnam, où son appui aux communistes n’a pas toujours été à la mesure de ses déclarations, c’est ce qui explique aussi la volonté commune de Washington et de Moscou d’assurer le maintien du statu quo au Moyen-Orient (le conflit indo-pakistanais a été à cet égard un fait nouveau : pour la première fois depuis 1945, les frontières d’un État issu du retrait d’une puissance européenne ont été modifiées par l’intervention d’une armée d’un État voisin). La modération dans les conflits périphériques confirmait la politique illustrée par la mise en service du « télétype rouge » et par le Traité sur la non-prolifération des armements nucléaires (TNP), et prolongée par les négociations de Vienne et d’Helsinki sur l’éventuelle limitation des armements stratégiques. À la tension chronique sur l’Oussouri [NDLR 2021 : rivière frontalière Russie-Chine en Extrême-Orient], à leurs affrontements verbaux, l’Union soviétique et la Chine viennent d’ajouter un conflit indirect, qui peut être un précédent. L’ONU ne s’en est pas inquiétée…
Un nouveau Secrétaire général à l’ONU
Les inquiétudes suscitées par ce conflit indo-pakistanais, l’intérêt porté aux négociations monétaires ou à des événements comme les rencontres Nixon-Pompidou, Nixon-Heath, Nixon-Brandt, ont détourné l’attention de l’élection d’un successeur à M. U Thant au secrétariat général de l’ONU, M. Kurt Waldheim, autrichien. C’est la première fois depuis l’entrée de la Chine, en octobre, que les cinq Grands sont parvenus à s’entendre sur un problème important. Jusqu’au 23 décembre 1971, toute l’activité du Conseil avait été dominée par les batailles entre ses membres permanents, et surtout par un antagonisme soviéto-chinois de plus en plus virulent. Sans doute cette situation reste-t-elle inchangée, mais les antagonistes, notamment les Chinois, ont au moins compris la nécessité de faire le minimum requis pour maintenir en ordre de marche le théâtre de leurs affrontements. La déclaration faite par M. Chiao Kuang-hua à son retour à Pékin, affirmant que la désignation du secrétaire général n’était pas une question sur laquelle les Cinq devraient faire usage de leur droit de veto, a témoigné de cette évolution.
M. Waldheim va immédiatement se trouver devant des difficultés considérables. Les caisses de l’Organisation sont vides, et pour payer les charges courantes, y compris les salaires du personnel, il a fallu recourir à des emprunts dont le remboursement sera bientôt exigible. M. Thant avait chargé M. Hambro, ancien président de l’Assemblée générale, de recueillir des contributions volontaires : sans ménager leur « sympathie » et leur « compréhension » les États-membres n’ont fait aucune promesse concrète. Dans les prochaines semaines, l’ONU va indirectement bénéficier du fait que la loi d’aide à l’étranger, dans laquelle est comprise la contribution à l’ONU, n’a pas encore été définitivement adoptée par le Congrès, et l’administration américaine est donc autorisée à engager les mêmes dépenses que l’année précédente. Les difficultés surgiront après le vote, car, ulcérés par l’expulsion de Formose [Taïwan], les États-Unis ont décidé de réduire très sensiblement leur contribution financière.
Ces difficultés se présenteront alors que le prestige de l’ONU a été, une nouvelle fois, atteint par son impuissance à intervenir efficacement dans la plupart des crises internationales : le conflit indo-pakistanais s’est, à cet égard, ajouté à une liste déjà longue. M. Waldheim pourra-t-il remonter la pente ? Diplomate, technicien de la conciliation, rejetant toute étiquette politique, l’ancien ministre autrichien des Affaires étrangères veut être, comme il l’a dit lui-même, « un honnête courtier ». Il ne croit pas aux miracles. Mais la fonction crée l’organe, et d’autres secrétaires généraux, notamment M. Dag Hammarskjoeld, n’ont pas craint de se heurter aux Grands.
M. Trygve Lie, Norvégien, de 1946 à 1952, M. Dag Hammarskjoeld, Suédois, de 1953 à 1961, M. U Thant, Birman, de 1961 à 1971, les trois prédécesseurs de M. Kurt Waldheim, ont tous marqué l’ONU de leur personnalité. Ancien syndicaliste plein de fermeté, M. Trygve Lie avait immédiatement invoqué son droit absolu de présenter officiellement son point de vue devant tous les organes des Nations unies. Il fit même des recommandations au Conseil de sécurité sur la question tunisienne, sur celle de Trieste et sur le partage de la Palestine. Pour avoir, dès la guerre de Corée, tenté de faire admettre Pékin à l’ONU, il se heurta à l’opposition conjointe de l’Union soviétique et des États-Unis, et il dut démissionner le 10 novembre 1952.
M. Dag Hammarskjoeld a associé son nom à la défense obstinée de la charte et des petites Nations contre les atteintes et pressions des grandes puissances. Profitant du caractère ambigu des décisions du Conseil de sécurité, résultat de compromis difficiles entre ses membres, « M. H. » usa de ses pouvoirs d’interprétation pour lancer diverses opérations de « Casques bleus », notamment à Suez et au Congo. Celles-ci lui valurent très vite l’opposition de la France et de la Grande-Bretagne, puis de l’Union soviétique. Il mourut dans un accident d’avion le 17 septembre 1961, alors qu’il se rendait de Léopoldville [NDLR 2021 : Kinshasa] à Ndola (Rhodésie du Nord [future Zambie]) à un moment délicat de la crise congolaise.
M. U Thant a eu à faire face aux problèmes du passage de la guerre froide à la coexistence pacifique à partir de la crise américano-soviétique de l’automne 1962, à la guerre du Vietnam, à la guerre israélo-arabe de 1967 et à ses suites, au drame biafrais, à tous les remous de la décolonisation, etc., avant de se heurter aux mêmes causes de l’impuissance de l’Organisation à propos du conflit indo-pakistanais.
Depuis 1950, l’Assemblée générale exerce certaines des fonctions dévolues par la charte au Conseil de sécurité : il y eut dans cette réforme une tentative pour surmonter la paralysie du Conseil lors de la première phase de la guerre de Corée. Depuis elle, le secrétariat général a fait de plus en plus figure de pouvoir exécutif de l’ONU. L’article 99 de la charte, selon lequel le secrétaire général « peut attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales » a facilité cette évolution. En effet, MM. Trygve Lie et Hammarskjoeld n’ont pas hésité à invoquer ce droit, et ils ont tenté de suppléer par leurs efforts aux carences des deux grands organes de l’ONU, l’Assemblée générale et le Conseil de Sécurité. Il en est résulté un accroissement considérable du rôle politique du Secrétaire général. Cet accroissement d’autorité coûta son poste à M. Trygve Lie, et valut à M. Hammarskjoeld l’opposition furieuse de M. Khrouchtchev qui s’efforça, en vain, de le faire remplacer par une « troïka » de secrétaires généraux dont l’un aurait représenté le bloc soviétique. Dans la mesure où les décisions militaires (opérations « Casques bleus ») traduisaient une volonté d’aller au-delà des attributions fixées par la charte et portaient atteinte à la souveraineté nationale, la France s’est opposée à cette extension des prérogatives – et l’Union soviétique a agi de même, mais pour des raisons différentes. Les Américains et les Soviétiques, par leurs négociations directes, ont par la suite porté de nouveaux coups aux Nations unies, et réduit par là-même le rôle du secrétariat. M. Thant n’avait pas caché son amertume devant ce dessaisissement, et il en avait à plusieurs reprises tiré argument pour annoncer son départ. Il avait décidé de ne pas accepter un renouvellement de son mandat. Sans doute a-t-il compris que les États resteraient entièrement souverains, et qu’une organisation internationale comme l’ONU ne valait que par eux, dont elle enregistrait plus qu’elle ne suscitait les accords ou les oppositions.
« Diplomate brillant », « haut fonctionnaire expérimenté », « administrateur hors pair », « bourreau de travail », « onusien authentique » : les formules laudatives s’accumulent à propos de M. Kurt Waldheim. Le problème ne concerne pas sa personnalité, mais la conception de son rôle, non dans l’abstrait, mais face aux difficultés. Tentera-t-il d’imposer la notion d’intérêt collectif au Conseil de sécurité, alors que le « monde bipolaire » est mort, alors qu’à la guerre froide d’hier entre Washington et Moscou s’est substituée une autre guerre froide, non moins implacable, entre l’Union soviétique et la Chine ? Fera-t-il du secrétariat international, par conviction ou par résignation, le simple témoin de l’antagonisme des Grands ? C’est sans doute de la réponse que, par son attitude, il donnera lui-même à ces questions, que dépend, dans une large mesure, l’avenir des Nations unies.
Vers un nouveau système monétaire international
L’analyse des problèmes monétaires, en tant que tels, n’entre pas dans le cadre de cette chronique. Ils doivent pourtant être évoqués, car les décisions du 18 décembre ont été prises par les représentants des dix pays les plus industrialisés du monde, donc les plus riches (à l’exception de l’URSS, qui n’a pas signé les accords de Bretton-Woods en 1944 et n’est pas devenue membre du Fonds monétaire international) : le « groupe des Dix », élément moteur du FMI.
Le dollar demeure encore inconvertible. Les marges de fluctuation des monnaies sont trop larges pour que l’on puisse véritablement parler d’un retour aux parités fixes. Il n’en demeure pas moins que ces décisions ont très sensiblement atténué les tensions ouvertes le 15 août 1971 par la décision du Président Nixon de suspendre la convertibilité du dollar. En fait, les « Dix » ont jeté les bases monétaires d’un nouvel équilibre occidental.
La décision prise le 15 août de mettre l’embargo sur l’or montrait nettement que le prix de 35 dollars l’once était abandonné pour toujours. La dévaluation de 1934 avait été précédée elle aussi d’une mesure semblable. Mais là s’arrête le parallèle. Il y a trente-huit ans, le président Roosevelt était délibérément intervenu sur le marché des devises pendant les derniers mois de 1933 afin de faire monter le prix de l’or. Et la fixation de la nouvelle parité était destinée à rétablir, au moins partiellement, le fonctionnement de l’étalon-or. Aujourd’hui, il n’est pas question que la dévaluation du dollar et la revalorisation concomitante des autres monnaies s’accompagnent d’un retour à la convertibilité. Le régime qui a été instauré est donc bâtard : on ne conçoit pas qu’un système de parités fixes puisse s’accommoder à la longue de l’inconvertibilité des dollars que les banques centrales possèdent à titre de réserves et qu’elles risquent de devoir une fois de plus accumuler dans l’avenir. Si, après le reflux des capitaux qui suit les décisions du 18 décembre, la devise américaine se montre à nouveau faible, et si elle reste inconvertible, c’est que, d’une façon ou d’une autre, sa valeur est indéterminée : la parité n’est pas une convention, mais le prix auquel on échange des devises.
Le président Nixon a beau mettre l’accord de Washington au-dessus de celui de Bretton-Woods, il est difficile de voir dans cet arrangement une grandiose construction, ou même un cadre à l’intérieur duquel les grandes nations pourront coordonner leurs politiques respectives. Le système conçu à Bretton-Woods, et effectivement appliqué seulement à partir de fin 1958, quand les monnaies européennes sont redevenues convertibles, s’est effondré. L’accord de Washington ne bâtit pas un nouveau système, mais il en rend l’élaboration possible. Mais peut-on parler d’un système monétaire international ? Il n’est pas question pour l’Union soviétique d’adhérer au FMI, ni de permettre à ses satellites d’y adhérer. Quant à la Chine, la question ne se pose même pas. Mieux vaut donc parler d’un système occidental, encore que les pays en voie de développement y soient partie. Les divergences de vues ne vont donc pas opposer les partisans de l’économie libérale et ceux de l’économie socialiste, mais les nations riches et les nations pauvres. L’accord de Washington a été « affaire de riches ». L’heure n’est peut-être pas lointaine, où les nations pauvres demanderont à ne pas être les objets de cette histoire, mais à en devenir les sujets.
Difficultés européennes
Cet accord de Washington ne pouvait pas ne pas avoir de répercussions pour l’Europe. Après avoir réagi en ordre dispersé, les membres de la Communauté ont pris conscience des exigences de la solidarité, et, aux Açores, c’est, sinon institutionnellement au nom des « Six », du moins politiquement et moralement, que M. Georges Pompidou a conféré avec le président Nixon. Cette solidarité risque d’être mise à rude épreuve, notamment à propos de la politique agricole commune. Tout d’abord, les négociations commerciales ouvertes à Bruxelles à la demande des États-Unis sont une contrepartie de la dévaluation du dollar, et Washington n’admet toujours pas l’existence même de la Politique agricole commune (PAC) : l’« Europe verte » est ainsi en danger, car des concessions excessives priveraient la PAC de sa substance. En second lieu, la mécanique des prix communs agricoles exigeant que l’on se réfère à la même définition de la parité-or de la monnaie qui sert de référence, toute variation de celle-ci crée des troubles que vise à compenser la fixation des « taxes compensatoires ». Enfin, pour la même raison, plus la marge de fluctuation des monnaies de part et d’autre de la parité est grande, plus la gestion du Marché commun agricole est difficile : les « Six » doivent donc s’efforcer de réduire celle-ci par rapport à celle qui a été retenue à Washington le 18 décembre (2,25 %). Ce sont ces menaces pesant sur l’« Europe verte » qui ont incité M. Georges Pompidou à tenir des propos très fermes le 22 décembre 1971. Le président de la République a rappelé quelques grands principes :
– refus de voir s’instaurer peu à peu en Europe une zone de libre-échange en lieu et place de la Communauté ;
– comme il n’existe d’Europe vraiment communautaire que dans l’agriculture, la défense de la PAC se projette dans tous les autres domaines, et devient une exigence politique ;
– l’union économique et monétaire, notamment, puis, à plus long terme, l’union politique, sont conditionnées par la préservation de l’acquis communautaire en matière agricole.
La position française sera « irréductible » pour assurer le maintien des « notions acquises » à Bruxelles depuis 1962. Dans l’esprit de M. Pompidou, la plus importante de ces « notions acquises », parce qu’elle est la plus menacée, est sans doute l’unité des prix agricoles. Certes, la France n’a pas toujours respecté ce principe, puisque lorsqu’elle a dévalué le franc en août 1969 elle a demandé un délai de deux ans pour ajuster les prix agricoles (qui auraient dû être immédiatement augmentés dans une proportion égale à la dévaluation) à la nouvelle valeur du franc. Il n’est donc pas question d’exiger aujourd’hui un retour immédiat à la norme. Cependant, les modalités de l’accord de Washington devraient rendre assez facile l’alignement des prix agricoles intérieurs allemands sur les prix européens. Le Deutsche Mark (DM) n’a été réévalué que de 4,6 % par rapport à l’or. Il suffirait donc que l’unité de compte européenne (définie elle-même par un poids d’or) dans laquelle sont exprimés les prix agricoles européens soit elle-même faiblement réévaluée, par exemple de 2 %, pour que pratiquement on puisse procéder à cet alignement sans que le gouvernement allemand soit de nouveau obligé de procéder à la difficile opération qui consiste à baisser les prix agricoles.
Il y a un fait dont on ne saurait minimiser l’importance. La crise monétaire s’est accompagnée de toute une série d’attaques contre le Marché commun agricole. L’offensive est menée sur des fronts différents, à des moments différents, tant par les États-Unis que par leurs alliés les moins contrariants, et plus particulièrement l’Italie. Jusqu’à présent, grâce à la détermination de la France et des Pays-Bas, soutenus par M. Sico Mansholt, Vice-président de la Commission européenne chargé de l’Agriculture, et ses collègues de la Commission des Communautés, les brèches ouvertes dans les lignes de défense de l’« Europe verte » ont pu être colmatées. L’Italie a refusé pendant dix jours de percevoir, en sus des prélèvements et autres droits de douane, des « montants compensatoires » sur ses importations de produits agricoles en provenance des pays tiers, et en particulier des États-Unis. Or, tant que les prélèvements et droits de douane « normaux » sont calculés sur la base des anciennes parités monétaires, ces « montants compensatoires » sont nécessaires pour effacer les effets de la dévaluation du dollar (et des monnaies qui lui sont liées) par rapport aux monnaies de la Communauté et par là même pour maintenir intact le niveau de protection assuré aux agriculteurs des six pays. L’Allemagne et les Pays-Bas appliquent de tels « montants compensatoires » depuis que le mark et le florin « flottent », c’est-à-dire depuis mai 1971, la Belgique et le Luxembourg depuis le 15 août 1971. Il était dans l’ordre des choses qu’après l’accord de Washington l’Italie et la France imitent l’exemple des autres États-membres. La France s’est pliée à cette discipline, alors que l’Italie a fait pendant un temps figure d’opposante irréductible : de ce fait le maïs et le blé américains, objet traditionnel de la convoitise des importateurs italiens, sont théoriquement arrivés dans les silos de la péninsule à des prix inférieurs de 5 à 6 % (soit la décote du dollar par rapport à la lire) au prix d’importation dans les autres pays de la Communauté.
La fermeté manifestée par M. Georges Pompidou à propos de la PAC a eu, immédiatement, une résonance européenne, et M. Heath n’a pas caché son approbation. C’est sous ce signe que s’est, pour l’Europe, terminée l’année 1971. Certains regrettent que le président de la République n’envisage qu’une confédération, et rejette l’intégration politique par laquelle pourrait être bâtie une fédération (ce qui supposerait, d’ailleurs, l’accord des « autres » !). Mais ceux qui parlent confédération et ceux qui rêvent fédération ne peuvent qu’exprimer leur satisfaction devant cette volonté de défendre ce qui a été bâti. ♦