Défense dans le monde - L'antagonisme sino-soviétique - Sud-est asiatique : la déclaration de Kuala-Lumpur sur la neutralisation - Pologne : le VIe Congrès du Parti ouvrier unifié polonais
L’antagonisme sino-soviétique
La période de calme relatif qui avait marqué les relations sino-soviétiques pendant les premiers mois de 1971 n’aura pas duré longtemps.
L’amélioration des relations entre la Chine et les États-Unis, que le prochain voyage de M. Nixon doit concrétiser, et la persistance de la tension dans le sous-continent indien ont ravivé les antagonismes qui existent entre Moscou et Pékin et relancé la polémique non seulement sur le plan idéologique, celle-ci n’ayant jamais tout à fait cessé, mais aussi sur le plan de la politique extérieure des États.
Cette polémique apparaît d’autant plus violente que désormais elle ne se limite plus aux diatribes des journaux. L’entrée de la Chine à l’ONU a donné aux Chinois une tribune remarquable pour exposer à la face du monde leurs griefs contre les « sociaux-impérialistes » soviétiques.
De fait, en l’espace de moins d’un mois, la délégation chinoise à New York a déjà condamné le projet soviétique de conférence mondiale du désarmement et, à l’occasion des débats sur le conflit indo-pakistanais, a obligé l’URSS à user à deux reprises de son droit de veto au Conseil de sécurité et l’a mise en minorité à l’Assemblée générale.
Il est intéressant de noter que, tant sur le problème du désarmement que sur celui du conflit indo-pakistanais, les votes chinois et américain se sont opposés à ceux de l’URSS Cette conjonction des intérêts de Pékin et de Washington a évidemment été soulignée par le représentant soviétique, M. Jacob Malik, qui a accusé Pékin de faire le jeu des impérialistes en répandant « la fable des deux super-puissances qui essayent de résoudre entre elles tous les problèmes mondiaux sur le dos des autres peuples ».
Il est de fait que cette « fable » rencontre une certaine audience auprès de certains pays du Tiers-Monde qui étaient initialement disposés à soutenir le projet soviétique de conférence mondiale sur le désarmement. Il est vrai aussi que l’attitude « impérialiste » de l’URSS, soutenant l’Inde contre le Pakistan, a provoqué une scission à l’intérieur du camp socialiste européen en amenant la Roumanie et la Yougoslavie tout comme l’Albanie à voter, aux côtés de la Chine et des États-Unis, contre l’Union soviétique.
Conscient du risque que peut provoquer à la longue l’action de sape des Chinois contre « l’image de marque » de l’URSS, tant à l’intérieur du camp socialiste que dans les pays du Tiers-Monde, et même dans certains pays occidentaux, Moscou a réagi depuis le début décembre en multipliant ses attaques contre les dirigeants chinois dont la ligne politique avait été qualifiée de « scissionniste » et « d’antisoviétique » par M. Grichine, membre du Politburo, dans le discours traditionnel consacré à l’anniversaire de la Révolution d’Octobre.
La Pravda, avec un article du philosophe Fedosseiev, a fait le procès du maoïsme, en soulignant les liens étroits qui existent entre le maoïsme et le trotskisme, basés tous deux sur une conception antimarxiste et anti-léniniste du processus révolutionnaire mondial. La théorie trotskiste de la guerre mondiale inévitable – et nécessaire pour assurer le succès de la révolution – a été reprise par Mao Tsé-Toung dans un but démagogique. Elle ne sert en fait qu’à diviser les forces révolutionnaires, à alimenter un anti-soviétisme effréné et à fomenter des activités subversives au sein du mouvement communiste et ouvrier.
Le procès de Pékin ne se limite plus au domaine idéologique. La politique intérieure chinoise est condamnée par la presse qui stigmatise par ailleurs les règlements de compte qui auraient lieu au sommet de la hiérarchie chinoise depuis la disparition (ou l’écartement de la vie politique) du maréchal Lin Piao. C’est ainsi que la revue L’homme et la loi, organe officiel du ministère de la Justice de l’URSS, accuse les dirigeants chinois de poursuivre les répressions et les purges contre les opposants comme au temps de la « Révolution culturelle ». Selon cette revue, la légalité n’existe plus en Chine où la loi a été remplacée par l’arbitraire et la légalité par l’illégalité, provoquant ainsi une renaissance du banditisme et de la criminalité.
Les attaques soviétiques contre la Chine touchent également depuis peu le domaine de la politique extérieure et des relations entre les États que, jusqu’alors, Moscou s’était efforcé de maintenir en dehors de la polémique.
Ce changement d’attitude a été évidemment provoqué essentiellement par les événements du Pakistan où Pékin et Moscou se sont affrontés par États interposés. En soutenant l’Inde politiquement et militairement, et en favorisant la création d’un État indépendant au Bengladesh qu’ils espèrent certainement contrôler étroitement, les Soviétiques entament une action de grande envergure pour neutraliser les ingérences chinoises dans le sous-continent indien et empêcher ainsi l’expansion de la Chine vers le sud.
Cette offensive de l’URSS sur le flanc sud de la Chine s’inscrit dans le cadre de la rivalité de grandes puissances qui, depuis les événements de l’Oussouri [NDLR 2021 : rivière frontalière Russie-Chine en Extrême-Orient] en 1969, caractérise de plus en plus les relations entre les deux pays. Ce faisant, Moscou a pris le risque de provoquer un regain de tension avec Pékin. Si, à court terme, l’URSS est gagnante sur ce nouveau terrain de compétition, il n’est cependant pas certain qu’il en soit de même à moyen terme. Devenu indépendant, le Bengladesh risque d’être un terrain d’élection pour les agitateurs maoïstes ; les Soviétiques auront sans doute fort à faire, à la fois pour le maintenir dans leur zone d’influence et pour apporter à l’Inde, en application du traité du 9 août, une importante aide économique.
Sud-Est asiatique : la déclaration de Kuala-Lumpur sur la neutralisation
Les cinq ministres des Affaires étrangères de l’ASEAN (1) se sont réunis à Kuala-Lumpur le 26 novembre 1971. Ils ont examiné les conséquences de l’entrée de Pékin aux Nations unies et, surtout, se sont mis d’accord sur une déclaration concernant le projet malaisien de neutralisation du Sud-Est asiatique.
Du communiqué publié à l’issue de la conférence les points suivants peuvent être dégagés :
– Les cinq États-membres sont convenus de faire les efforts nécessaires pour que l’Asie du Sud-Est soit reconnue et respectée comme une zone de paix, de liberté et de neutralité, libre de toute forme d’ingérence extérieure.
– Ils ont décidé d’entreprendre des actions concrètes pour élargir le champ de leur coopération et, dans ce but, de soumettre à l’attention des autres pays du Sud-Est asiatique le contenu de leur déclaration de neutralité.
– Un comité permanent sera créé à Kuala-Lumpur pour étudier les actions à entreprendre pour réaliser leurs objectifs.
– Une conférence des Chefs d’État et de gouvernement de l’ASEAN se réunira aussitôt après la conférence annuelle des ministres des Affaires étrangères qui se tiendra en février prochain à Singapour.
Le communiqué a été présenté par le Tun Razak, Premier ministre de Malaisie, qui a précisé que les autres pays du Sud-Est asiatique, Sud et Nord-Vietnam, Laos, Cambodge et Birmanie seront contactés aussi rapidement que possible par la voie diplomatique. Saïgon, Vientiane et Phnom-Penh ont déjà manifesté leur intérêt pour cette initiative sans toutefois prendre parti.
Le Premier ministre a exprimé l’espoir que, si les deux Vietnam acceptaient l’idée de neutralisation, une solution pourrait être trouvée par cette voie à leur conflit. Il a ajouté que si d’autres nations apportaient leur adhésion à la « Déclaration », une conférence élargie du Sud-Est asiatique pourrait être envisagée.
Il a souligné que le concept de neutralité était incompatible avec une alliance militaire quelle qu’elle soit et que les pays du Sud-Est asiatique devaient adopter une politique de non-alignement. Si les grandes puissances acceptaient de donner leur garantie, les bases et les pactes militaires devraient disparaître. Il a souhaité que les puissances voisines, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande contribuent à faciliter la création d’une zone de paix et de stabilité. Enfin, il a indiqué que la déclaration de Kuala-Lumpur serait déposée aux Nations unies et communiquée à tous leurs membres.
Le communiqué a été rédigé en des termes suffisamment généraux pour que chacun des signataires puisse les ajuster à ses propres positions (2). Cela est apparu clairement au cours de la session de clôture dans les discours prononcés par les cinq ministres.
La Malaisie, sans se dissimuler les difficultés qui restent encore à résoudre, voudrait, sur la lancée de ce premier succès, agir le plus rapidement possible. Elle n’a pu obtenir qu’un appel aux trois grandes puissances soit inclus dans la déclaration.
Les représentants des Philippines et de la Thaïlande se sont surtout montrés soucieux des répercussions que l’initiative qu’ils venaient de prendre pourrait avoir sur les accords militaires qui les liaient à d’autres pays (3). Ils ont donc insisté sur la nécessité de n’avancer qu’avec lenteur et prudence et de ne pas relâcher trop vite les liens existants.
Le ministre des Affaires étrangères de Singapour a indiqué les quatre conditions indispensables, à son avis, à la réussite de l’entreprise : renforcement des structures internes des États-membres, accord total et sincère des grandes puissances, soutien des autres nations du Sud-Est asiatique, conclusion d’accords provisoires, soit entre les pays de l’ASEAN, soit avec les autres organisations, jusqu’au parachèvement de la neutralisation.
L’Indonésie a insisté sur l’obligation, pour chacun des pays, de compter d’abord sur lui-même et de posséder une force militaire effective (4).
Il existe donc des divergences sérieuses entre les participants, sur la tactique et le rythme de cette opération.
Pologne : le VIe Congrès du Parti ouvrier unifié polonais (POUP)
Le VIe Congrès du POUP s’est réuni à Varsovie du 6 au 11 décembre. Sa convocation avait été avancée d’un an (5) : M. Gierek, élu premier secrétaire du Comité central (CC) durant les émeutes de la Côte Balte, désirait se faire légitimer par la plus haute instance du Parti et provoquer l’élection d’un nouveau CC fermement résolu à l’appuyer.
M. Gierek a totalement atteint ses objectifs : le Congrès a approuvé les « directives » qui lui ont été proposées et a renouvelé les effectifs du CC dans le sens souhaité.
Le nouveau CC comprend 115 membres titulaires (contre 91 précédemment) dont 50 membres réélus, 23 suppléants titularisés et 42 nouveaux élus. Le renouvellement est donc important puisque plus de la moitié des sortants ont été évincés, dont M. Gomulka, le maréchal Psychalski et plusieurs autres de leurs partisans ayant jadis appartenu au Bureau politique ou au Secrétariat.
Ces deux organismes dirigeants ont subi eux aussi d’importantes modifications.
Du Bureau politique ont été exclues trois personnalités de premier plan : le général Moczar, chef du groupe des « partisans » qui apparaissait au début de l’année comme le principal rival de M. Gierek, M. Cyrankicwicz, président du Conseil d’État, ancien Premier ministre, et M. Jedrychowski, ministre des Affaires étrangères.
Ils ont été remplacés par trois suppléants titularisés, tandis que trois proches de Gierek (deux secrétaires du CC et son ancien adjoint de Katowice) ont été élus membres suppléants.
En outre, M. Szlachcic (6), ministre de l’Intérieur, accède directement comme titulaire au Bureau politique et entre simultanément au secrétariat.
Dans ce dernier organisme, d’où seul M. Olszowski (7) disparaît, quatre nouveaux membres ont été élus (outre M. Szlachcic) dont trois au moins sont des proches de M. Gierek.
Parmi les dix-neuf personnalités entrant désormais dans la composition des deux organismes dirigeants du POUP, six seulement (dont M. Gierek) s’y trouvaient déjà avant décembre 1970. Le premier secrétaire dispose désormais d’une confortable majorité : ayant ainsi assuré ses arrières, il va pouvoir se consacrer entièrement à l’application de son programme.
Malgré quelques innovations (distribution préalable aux délégués du texte imprimé du rapport d’activité du CC, facilités importantes données aux journalistes pour suivre les séances plénières), le Congrès s’est déroulé de manière classique : M. Gierek a présenté le programme du Parti et M. Jaroszewicz a traité des questions économiques et sociales ; les débats ont été peut-être plus animés qu’à l’accoutumée mais sont toujours restés pondérés ; la politique culturelle et les problèmes religieux ont été à peine évoqués.
Avant de se séparer le Congrès a adopté, outre les « directives » du CC, une résolution sur la conférence de sécurité européenne demandant que celle-ci soit convoquée dès 1972.
Les rapports présentés au cours des débats ont permis de faire le point des effectifs du POUP : les 1 815 délégués représentaient 2 270 000 membres ou candidats répartis en 72 600 organisations de base (cellules) dont 3 500 dans l’armée populaire ; 40 % des membres sont des ouvriers et 11 % seulement des paysans.
Soixante-dix délégations étrangères ont assisté au Congrès, auquel cependant les partis chinois et albanais n’avaient pas été invités. Tous les partis du bloc soviétique étaient représentés par leur secrétaire général ou leur premier secrétaire. La présence de M. Ceaucescu (qui n’avait pas paru aux autres congrès sauf à celui de Moscou) a été particulièrement remarquée.
Dans le discours qu’il a prononcé, M. Brejnev a apporté son appui sans réserve aux efforts déployés par son « ami et camarade » Gierek.
Ayant obtenu l’approbation du Kremlin et réussi à s’assurer une confortable majorité au Comité Central du Parti et dans les autres organismes dirigeants, M. Gierek pourra désormais se consacrer au redressement de la situation économique de la Pologne, qui, une fois dissipée l’euphorie du Congrès, va apparaître à nouveau assez inquiétante. ♦
(1) Association créée le 8 août 1967 à Bangkok comprenant l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande.
(2) « Pour être tout à fait franc, a dit M. Rajaratnam, ministre des Affaires étrangères de Singapour, nous avons tous une approche différente du problème. »
(3) La Thaïlande et les Philippines appartiennent à l’Otase. La Malaisie et Singapour ont signé les accords de défense des « cinq » [NDLR 2021 : avec le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande] qui ont pris effet le 1er novembre. Seule l’Indonésie ne fait partie d’aucun pacte de défense.
(4) En dehors du ministre des Affaires étrangères, M. Malik, la délégation indonésienne comprenait entre autres les généraux Sutopo Juwono, chef des services de renseignement, et Kartakusama, président de l’Institut de Défense nationale. Ceci peut être rapproché du fait que le général Suharto n’a pas profité de la victoire du Golkar aux élections générales pour réduire la place de l’armée dans la nation. Or, l’opinion des militaires sur la défense et les relations avec la Chine diffère sensiblement de celle des civils.
(5) Le Ve Congrès s’était déroulé du 11 au 16 décembre 1968.
(6) Ministre de l’Intérieur depuis janvier 1971, M. Szlachcic a appartenu au groupe des partisans mais a collaboré de longues années avec M. Gierek en tant que commissaire de police de Katowice. Il semble avoir activement participé dans ses nouvelles fonctions à l’éviction de M. Moczar.
(7) M. Olszowski conserve cependant sa place au Bureau politique. Il se verra sans doute confier un poste ministériel.