Institutions internationales - Les durs combats de M. Heath - Premières réunions de la nouvelle Communauté européenne - La voix de l'Europe - Concessions européennes aux États-Unis
Les entretiens que le président Nixon a eus à Pékin avec les dirigeants chinois ne concernaient officiellement que les relations entre les États-Unis et la République populaire de Chine. Mais avant même qu’ils ne s’engagent, leurs perspectives débordaient de ce cadre bilatéral. Leurs conclusions affectent l’ensemble du système international. Depuis son admission à l’ONU en octobre dernier, la Chine était reconnue comme une grande puissance. Restait, pour elle, à s’insérer dans le jeu des relations internationales, donc à sortir du ghetto dans lequel elle s’était enfermée, consacrant tous ses efforts à l’édification d’une société nouvelle, à la mise sur pied d’une force nucléaire lui permettant de disposer d’une certaine capacité de dissuasion et à l’affirmation de son indépendance idéologique et politique face à l’Union soviétique.
Celle-ci ne peut évidemment qu’être ulcérée de la caution que le président des États-Unis a apportée à la promotion internationale de la Chine. Ce sentiment interviendra dans l’ambiance dans laquelle se dérouleront les entretiens que le président Nixon doit avoir à Moscou en mai. Une grande « partie à trois » est engagée. Entre les États-Unis et l’Union soviétique, la puissance nucléaire a créé un vocabulaire commun qui transcende l’idéologie. Rien de tel entre les États-Unis et la Chine. Mais sans l’appui plus ou moins direct de Pékin, les États-Unis ne se dégageront pas du Vietnam comme ils souhaiteraient le faire.
Au-delà de ce jeu diplomatique particulièrement complexe apparaît un fait fondamental : il semble bien que s’ouvre un nouvel âge du Pacifique, ce Pacifique dont certains pensent qu’il sera l’« océan central du monde » en l’an 2000, donc dans guère plus d’un quart de siècle. Le Japon ne restera pas en arrière. La conception européocentriste de l’histoire s’en trouve profondément affectée. Certaines des grandes impulsions de cette histoire viendront de l’Asie : Ernest Lavisse l’avait prévu dès la fin du siècle dernier, on s’en rendra compte très tôt dans certaines organisations internationales.
Les durs combats de M. Heath
Tandis que les relations internationales subissent cette modification fondamentale, certains gouvernements européens restent affrontés à des problèmes « classiques », que l’on ne peut toutefois pas négliger. Il en est ainsi des difficultés de M. Heath, Premier ministre, difficultés dont certaines concernent directement l’Europe, maintenant que la Grande-Bretagne est membre de la Communauté économique européenne (CEE).
M. Heath a dû, en février, brandir la menace de la démission collective du gouvernement si les Communes n’approuvaient pas sa politique européenne, céder aux revendications de 280 000 mineurs et remettre à plus tard la visite que devait lui rendre le président Pompidou. L’« affaire des mineurs » a eu ainsi une signification « européenne ». Vingt-quatre heures après avoir frôlé un retour aux urnes très risqué dans de telles circonstances, c’est sur le plan économique et social que le cabinet conservateur a joué son sort. L’enjeu de la discussion entre le syndicat des mineurs et le gouvernement n’était autre qu’une politique, jusque-là inflexible, de stabilité des salaires et des prix. Il fallait bien d’ailleurs qu’on en soit arrivé à ce sommet de la gravité pour que M. Heath déroge à la règle qu’il s’était imposé de ne pas intervenir dans les conflits sociaux. La situation des mineurs était très spéciale. « Un cas exceptionnel, dans des circonstances exceptionnelles, résolu de manière exceptionnelle », a affirmé le rapport de la commission présidée par Lord Wilberforce. Reste à savoir si les augmentations de salaires de plus de 20 % accordées aux mineurs en vertu de cette affirmation entraîneront ou non un effondrement du front des salaires – et par conséquent des prix – qui mettrait en péril toute la politique de redressement économique des conservateurs. Déjà une première brèche avait été ouverte il y a un an par l’octroi de 15 % d’augmentation de salaires aux éboueurs de Londres.
En revanche, les employés de l’électricité s’étaient contentés de 7,8 %. En limitant à ce taux les hausses de salaires dans le secteur public, M. Heath espérait inciter le secteur privé à faire de même. Sa politique de « désescalade » salariale avait permis en dix-huit mois d’abaisser de 15-16 % à 9,4 % le taux annuel d’augmentation des revenus. Sur le front des prix, le blocage appliqué volontairement par les industriels a eu pour effet de ramener la hausse du coût de la vie à un taux annuel de 5 %, contre 13 % au printemps 1971. Ainsi, progressivement et sans politique des revenus formelle, la Grande-Bretagne alignait la hausse de ses salaires et de ses prix sur l’amélioration de sa productivité, et se mettait en meilleure posture pour son entrée dans la CEE. À la veille d’entrer dans cette Communauté, l’Angleterre a étalé ses paradoxes et ses difficultés. Son Premier ministre, pour qui « le parti conservateur est celui de l’adaptation », n’a pu, contrairement au socialiste Brandt, Chancelier allemand en exercice, dans des circonstances analogues, se tenir entièrement à l’écart du conflit. Il s’est effectivement « adapté » à une crise qui a révélé la vulnérabilité des structures industrielles – voire institutionnelles – britanniques. Mais M. Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères, a pu déclarer, devant la Chambre de commerce britannique en France : « Ceux qui, dans le passé, ont parié sur une diminution du dynamisme anglais se sont toujours trompés »…
Le 17 février, M. Heath a franchi la dernière étape pour l’adhésion britannique au Marché commun. Mais c’est seulement par 309 voix contre 301 que le projet de loi sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne a été approuvé en seconde lecture par la Chambre des Communes. Une nouvelle bataille s’est alors engagée, sur les modalités de l’adhésion. Le gouvernement a déjà obtenu une majorité de 30 voix l’autorisant à introduire le moment venu la TVA outre-Manche et à prendre les dispositions nécessaires pour permettre à l’Angleterre de faire au budget communautaire une contribution croissante au cours de la période de transition qui se terminera le 1er janvier 1978. Ce vote a renforcé l’espoir que l’opposition de gauche et de droite à l’entrée dans la Communauté avait fait le plein des voix qu’elle pouvait espérer lors du scrutin du 17 février. Le cabinet, il est vrai, n’espère plus guère emporter l’assentiment final des Communes en mai ou en juin : il se prépare pour une longue bataille, qui pourrait durer jusqu’à l’automne. Sans doute le gouvernement sera-t-il mis en minorité sur des points de détail, mais on est convaincu à Londres que l’issue ne peut être mise en doute.
Premières réunions de la nouvelle Communauté européenne
C’est dans la seconde quinzaine d’octobre que se tiendra à Paris la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté européenne « élargie ». Elle sera préparée par des rencontres des ministres des Affaires étrangères à l’occasion de conseils communautaires. La première, le 21 mars, devait être consacrée aux problèmes des pays en voie de développement. D’ores et déjà, trois grands thèmes ont été retenus pour ce premier « sommet » européen :
• L’union économique et monétaire et le progrès social dans la Communauté. Les travaux menés au cours du printemps permettront sans doute de dégager des options politiques qui seront tranchées au sommet. Les ministres ont estimé que l’union économique et monétaire devait s’accompagner de progrès des politiques communes de la technologie, de l’harmonisation des politiques industrielles, de la recherche d’un développement économique équilibré par une politique régionale active, d’un effort pour le progrès social. Ils ont donc eu tendance à élargir le champ d’action communautaire plutôt qu’à le restreindre, car jusqu’ici les moyens d’action mis en commun en matière sociale et régionale étaient très modestes.
• Le renforcement institutionnel de la Communauté et le progrès vers l’union politique. Ce thème doit comporter un réexamen des finalités politiques communautaires. Le progrès vers l’union politique amorcé après la conférence de La Haye et concrétisé par les rencontres régulières des ministres des Affaires étrangères (la prochaine aura lieu en mai à Luxembourg) paraît insuffisant à beaucoup de pays. Par ailleurs, le renforcement des institutions communautaires apparaît de plus en plus nécessaire.
• Relations extérieures et responsabilités de la Communauté dans le monde. Trois grands thèmes dans ce domaine : les rapports avec les pays industrialisés, notamment les États-Unis, le Canada, le Japon, puis les relations avec les pays à commerce d’État, enfin les rapports avec les pays en voie de développement, avec une attention particulière pour ceux qui sont associés à la Communauté ou qui le seront à la suite de l’élargissement.
La Commission prendra part aux travaux sur le premier et le troisième points. Ils sont, en effet, en rapport direct avec ses compétences institutionnelles. Sur le renforcement des institutions, les ministres décideront sur quels points elle participera ou non à leurs travaux. Cette solution a été favorablement accueillie par la Commission. Au fur et à mesure des rencontres, des missions seront confiées à tel ou tel comité ou institution : commission, représentants permanents, comité des directeurs politiques, mais rien n’a encore été décidé, et aucune décision prochaine ne paraît s’esquisser sur un éventuel secrétariat.
Mais on n’a pas suffisamment insisté sur l’ampleur réelle des dimensions de la Communauté. Sans doute, le 22 janvier, la CEE a perdu son label de « petite Europe ». Mais de quelle Europe parlera-t-on dans quelques années ? Considérant les différents groupes liés à l’Europe des « Dix », certains parlent de l’« Europe des 60 ». La formule est sans doute outrancière, mais il n’est pas sans intérêt d’analyser les rapports entre la CEE et les groupes qui sont liés à elle.
• Les pays associés à la CEE, mais désireux de devenir membres à part entière, sont actuellement au nombre de 5 : Chypre, l’Espagne, la Grèce, Malte et la Turquie. Avec l’arrivée des Travaillistes au pouvoir, le problème de Malte se pose peut-être dans une nouvelle perspective. En ce qui concerne la Grèce, le processus d’adhésion a été quelque peu « gelé » : Bruxelles souhaite en effet une démocratisation et le retour au système parlementaire. L’Espagne, qui a déjà signé un accord commercial avec la CEE et qui exprime tous les jours sa vocation européenne, se trouve à peu près dans le même cas que la Grèce : des institutions démocratiques lui vaudraient un « passeport pour l’Europe ». La Turquie est en fait le seul pays associé qui ait franchi le premier seuil – la phase transitoire – devant la conduire en trois étapes à l’adhésion. En 1995 au plus tard, Ankara aura rejoint les « Dix ». Chypre pourrait l’imiter.
• Les pays de l’AELE (Association européenne de libre-échange), qui n’ont pas fait acte de candidature, désirent néanmoins s’associer à la CEE. La Suède et la Suisse – deux pays neutres – souhaitent une zone de libre-échange pour les produits industriels. La Finlande et l’Autriche – à qui la neutralité est imposée – voudraient adhérer à la CEE tout en préservant leur neutralité politique. Le Portugal et l’Islande sont favorables à une zone de libre-échange pour les produits industriels et agricoles, mais rencontrent sur ce dernier point l’hostilité de Bruxelles. L’ensemble des négociations est extrêmement compliqué. La Commission de la CEE, pour plus de clarté, ne serait pas hostile à une négociation globale avec les pays neutres.
• Les pays méditerranéens constituent un troisième groupe. En font partie : l’Algérie, l’Égypte, Israël, le Liban, le Maroc et la Tunisie. Seules l’Albanie et la Yougoslavie, parmi les pays riverains de la Méditerranée, ne sont pas liés contractuellement à la Communauté. Pour les cinq premiers, il s’agit surtout d’un accord préférentiel sur les agrumes, qui n’implique pas une adhésion ultérieure à la CEE.
L’Algérie (dont le statut sera sans doute prochainement normalisé) et la Yougoslavie négocient un accord particulier devant leur permettre de bénéficier de quelques-uns des avantages offerts par la CEE en matière industrielle et agricole.
Les pays africains sont liés au Marché commun par les conventions de Yaoundé (1963) et d’Arusha (1969). En ce qui concerne la première, des dispositions commerciales et financières permettent à dix-huit pays africains et malgache francophones (l’ancienne Communauté) de s’équiper et de s’industrialiser, avec le concours des pays européens industrialisés. La convention d’Arusha qui, comme celle de Yaoundé, expire le 31 janvier 1975, n’est qu’un accord commercial entre la CEE d’une part, la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya de l’autre.
Les pays du Commonwealth pourraient constituer plusieurs groupes à eux seuls. Mais jusqu’au 31 décembre 1975 le statu quo sera maintenu. À cette date, ils pourront choisir entre plusieurs solutions, allant de l’association à l’accord commercial, en passant par le statut de type Yaoundé. Ceci n’ira pas sans de vives controverses. Pour la Commission des Communautés, certains pays représentent en effet un danger commercial non négligeable, les produits qu’ils fabriquent et exportent pouvant être qualifiés de « sensibles » : jute, caoutchouc, coton, etc. Dans cette catégorie entrent l’Inde, le Bangladesh, Ceylan, le Pakistan, Singapour, la Malaisie, etc.
Gilbraltar et Hong-Kong seront considérés comme des pays tiers.
Malgré la diversité et la souplesse de tous ces accords et traités, l’Europe aura probablement du mal à s’y retrouver et à forger son unité. Elle n’y parviendra que si le noyau central des « Dix » réussit à bâtir une unité monétaire et politique.
La voix de l’Europe
Dans cette direction, la rencontre Pompidou-Brandt des 10 et 11 février 1972 a peut-être marqué une étape importante. En effet, cette rencontre a abouti à un accord de principe sur l’union économique et monétaire Les gouvernements français et allemand sont décidés à mettre en œuvre le « plan Werner » élaboré par le ministre luxembourgeois des Finances dans le cadre des conclusions de la conférence de La Haye de décembre 1969. Aussi bien à Paris qu’à Bonn, on tient à progresser parallèlement en matière monétaire et en matière économique. Il avait été entendu avant la crise monétaire de mai 1971 que la première étape sur la voie de l’union économique et monétaire serait marquée par la réduction des marges de fluctuation des monnaies de la Communauté. M. Giscard d’Estaing, ministre français de l’Économie, et M. Schiller, son homologue de RFA, se sont mis d’accord sur la nécessité de reprendre cette idée. Ils ont trouvé intéressante la proposition de la Commission suggérant de faire passer les marges élargies par les accords de Washington de 4,5 % à 2 %. Ils estiment toutefois que ce taux de 2 % est quelque peu restrictif et qu’on pourrait le porter à 2,25, ou même à 2,50 %. Si un rétrécissement des marges est souhaitable pour la Communauté, il est en revanche désirable de laisser ces marges élargies à 4,5 % vis-à-vis des pays tiers. Comment défendre les nouvelles parités à l’intérieur de ces marges ? Pour trouver la solution à ce problème, on est parti du rapport préparé par les experts des banques centrales à la suite de l’accord de Washington du 18 décembre dernier. Trois principes ont été adoptés :
– si une monnaie européenne atteint la limite supérieure ou inférieure des marges de fluctuation rétrécies, il y aura intervention en monnaie communautaire ;
– si le dollar faiblit et que les monnaies européennes atteignent les limites des marges élargies, il y aura une intervention communautaire en dollars ;
– toutes les interventions de soutien en dollars ou en monnaie européenne doivent avoir un caractère communautaire.
Dans ces conditions, un accord sur le resserrement des marges de fluctuation des monnaies a désormais des chances sérieuses d’être conclu avant l’été. Pourquoi les « Six » se lancent-ils à nouveau, en entraînant dans leur sillage la Grande-Bretagne et peut-être d’autres pays, dans une entreprise qui avait avorté dans l’œuf au printemps 1971 ? Quelle est la portée réelle de la mesure projetée, alors que la faiblesse du dollar amène à se demander si l’équilibre précaire résultant des accords de Washington du 18 décembre dernier ne sera pas remis en question beaucoup plus vite que les gouvernements ne l’avaient envisagé ? La crise monétaire paraît devoir renaître. Répondant à l’ancien conseiller économique du président Kennedy, M. Roosa, selon lequel « la politique systématique de baisse des taux d’intérêt aux États-Unis torpillait la paix monétaire du 18 décembre », le secrétaire au Trésor John Connaly a réaffirmé que « le problème principal des États-Unis est d’abaisser les taux d’intérêt sans se préoccuper des inquiétudes des banquiers en Europe et ailleurs ». Se désintéressant donc des créances extérieures sur l’Amérique, qui s’élèvent à 50 milliards d’eurodollars, grâce à l’inconvertibilité du dollar, M. Connaly a précisé pour la première fois que, s’il avait eu l’intention d’y mettre fin prochainement, il aurait dû exiger « des avantages trois fois plus grands pour le dollar ». M. Ossola, sous-gouverneur de la Banque d’Italie et président du groupe des suppléants des « Dix » au sein du Fonds monétaire internationale ou FMI (groupe que les États-Unis proposent de dissoudre) a peut-être fait preuve d’un excellent jugement en prédisant le 16 février 1972 à Londres que « l’inconvertibilité du dollar demeurerait probablement durant toute la décennie ».
En Allemagne, M. Schiller a refusé de rendre applicable la loi, votée l’année dernière, restaurant l’obligation pour les entreprises allemandes de déposer sans intérêts auprès de la Bundesbank un certain pourcentage des crédits contractés à l’étranger. La Banque centrale a publiquement demandé que soit limitée par ce biais une des sources de l’afflux d’argent à court terme de l’étranger : c’était un des résultats escomptés des entretiens Pompidou-Brandt.
L’inquiétude a gagné le gouvernement italien, pourtant généralement très proche de Washington : il a pris position en faveur du resserrement des marges de fluctuations des monnaies de la Communauté. En Suisse, la Banque nationale a décidé que les non-résidents ne pourraient plus souscrire que dans une proportion de 40 % aux emprunts lancés dans le pays, et que les emprunts lancés dans la Confédération par des entreprises étrangères seraient couverts dans une proportion de 25 % en dollars, changés à la Banque nationale suisse au cours le plus bas, les 75 % restants étant négociés sur le marché libre des devises en monnaie étrangères. En Angleterre, le « London Cambridge Economic Group » prône une dévaluation de l’ordre de 10 % de la livre à la fin de 1973. Il estime en effet qu’avec le taux de change actuel, la balance des comptes courants britanniques deviendrait déficitaire de 13 Md£ par an dès 1975, et que ce déficit se produirait nettement plus tôt si l’expansion économique devait atteindre le taux annuel de 43 %, envisagé par le gouvernement pour les années 1972 à 1975. Il n’y a rien de profondément inattendu dans chacune de ces prises de position. Mais il apparaissait peu probable que ces tensions, prévisibles, se produisent simultanément moins de dix semaines après les accords de Washington. On prévoyait une période de crise monétaire moins aiguë beaucoup plus longue. On n’en est pas pour autant revenu à la situation du printemps et du début de l’été, ni à celle née des décisions du 15 août. Le retour au protectionnisme décidé alors par le président Nixon paraît exclu. Mais les responsables occidentaux voient mal comment ils pourraient éviter, avec une inconvertibilité irréductible du dollar, d’encaisser le déversement de la contrepartie du déficit américain, sauf par des mesures de défense commune. Ces mesures ne pourraient être qu’un accord sur la limitation des investissements des sociétés américaines à l’étranger, que Washington continue d’encourager, et une limitation des entrées de capitaux à court terme. Les mouvements de capitaux désordonnés contraindront tôt ou tard – il faut souhaiter que ce ne soit pas trop tard – à une action commune, celle que le président Pompidou voulait suggérer à M. Heath si la situation sociale en Angleterre n’avait pas provoqué le report de son voyage.
Ceci ramène aux entretiens Pompidou-Brandt des 10 et 11 février 1972. Le Président et le Chancelier ont eu en commun le souci de faire entendre la voix de l’Europe qui se cherche et qui veut se définir dans les dimensions que lui assure son histoire. Cette identité de l’Europe ne doit s’affirmer contre quiconque, mais elle doit se réaliser dans le respect d’une réalité qui interdit aux Nations occidentales du Vieux Continent d’accepter la tutelle des États-Unis, même si ceux-ci sont les garants de leur sécurité. Le président Pompidou ne sous-estime pas l’importance de l’alliance américaine, mais il ne veut pas que celle-ci hypothèque les rapports avec Washington, car, a-t-il dit, « c’est de l’Europe qu’il s’agit, et c’est en Europe que se joue le destin de nos peuples ». Pour la première fois, et dans la logique de ces propos, le président Pompidou a manifesté très nettement qu’à ses yeux la coopération politique, et pas seulement la coopération économique, est à la fois la condition et l’instrument d’une action capable de permettre à l’Europe d’affirmer sa personnalité et de jouer son rôle propre vis-à-vis de tous, aussi bien des États-Unis que des pays de l’Est. Le problème concerne les mécanismes par lesquels cette coopération politique peut être étroite. C’est un problème d’institutions communautaires.
Concessions européennes aux États-Unis
Aussi bien est-il probable que l’Europe n’acceptera pas une nouvelle fois de faire des concessions comparables à celles qu’elle a consenties par l’accord conclu le 4 février entre la Communauté et M. Eberlé, représentant spécial du président Nixon pour les négociations commerciales – accord que le gouvernement français a d’ailleurs hésité à avaliser.
Une fois la décision prise par les « Six » d’engager avec les États-Unis des pourparlers sur le terrain commercial, il était souhaitable que ceux-ci aboutissent. Il est évident que le climat des relations euro-américaines, déjà peu serein en dépit de la rencontre [NDLR 2021 : Pompidou-Nixon] des Açores [14 décembre 1971] et de l’accord monétaire du 18 décembre 1971, se serait envenimé si ces négociations n’avaient pu être menées à leur terme. Une opération de ce genre, lorsqu’elle est engagée, doit être achevée. Par ailleurs, les concessions faites par la Communauté sont d’une portée concrète relativement limitée. Les avantages tarifaires consentis aux exportateurs américains d’oranges et d’autres agrumes ne lèsent d’aucune manière les intérêts des pays de la CEE. Ils risquent seulement – ce qui n’est pas négligeable – d’irriter les pays producteurs du bassin méditerranéen, qui voient s’atténuer le régime préférentiel qu’ils avaient négocié avec la Communauté. Quant à la décision d’accroître le stock de report de blé en 1972 et de pratiquer une politique de subventions raisonnables à l’exportation de céréales, il n’y a aucune raison de penser qu’elle pourrait porter préjudice aux intérêts des agriculteurs européens. Il est vrai, également, que sur certains points fondamentaux la Communauté a résisté aux demandes américaines. Elle a refusé ainsi de prendre le moindre engagement en matière de prix agricoles, elle s’est opposée à ce que les États-Unis puissent s’immiscer dans la négociation qu’elle a engagée avec les pays de l’AELE qui ne sont pas candidats, enfin elle a indiqué que, dans son esprit, il n’y avait pas lieu de prévoir d’autres négociations bilatérales entre l’Europe et les États-Unis au cours des années 1972 et 1973. Pour les Européens, de telles négociations ne sont maintenant envisageables que sur un plan multilatéral, au sein du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade).
Ceci étant dit, il est également évident que l’accord conclu avec M. Eberlé ne donne aucune raison de pavoiser. Comme l’ont fait remarquer les représentants français, les « Six » n’ont pas obtenu la moindre contrepartie, et cela en dépit des déclarations solennelles faites par leurs ministres des Affaires étrangères sur la nécessité absolue de fonder ces pourparlers sur une stricte réciprocité. Les demandes présentées par la CEE à M. Eberlé étaient des plus modestes : elles concernaient les échanges de fromages, d’amandes, bref très peu de choses en volume de commerce. Mais le négociateur américain, comme s’il tenait à démontrer qu’il considérait comme un dû les concessions auxquelles consentait l’Europe, s’est refusé à faire le moindre geste. D’aucuns reprochent à la Commission, qui parlait au nom de la Communauté, de ne pas avoir été assez stricte dans la négociation. Il s’agissait peut-être moins d’une affaire commerciale que d’une affaire psychologique et politique. « Les besoins de l’économie américaine ont la priorité », a déclaré le 17 février M. Connaly devant une commission du Congrès. Il y a aussi des priorités européennes. ♦