Cinématographique - Deux évocation de la guerre de 1914-1918
Les aventures du film de Stanley Kubrick Les Sentiers de la Gloire sont pour le moins aussi rocambolesques que les faits qu’il nous présente. Tiré d’un roman d’inspiration nettement anti-française de Humphrey Cobb, il a connu dans les années 1960 un certain succès dans différents pays, notamment aux États-Unis. En 1957, la maison éditrice du film avait formulé une demande de visa d’exploitation en France et une copie avait été soumise à la commission de contrôle des films cinématographiques. Selon la procédure habituelle, le film fut d’abord « visionné » par la sous-commission qui estima que l’œuvre présentait quelques problèmes. Toujours selon la procédure habituelle, le film Les Sentiers de la Gloire fut renvoyé en commission plénière où… il ne fut jamais projeté, le distributeur ayant décidé de renoncer à l’exploitation en France.
Contre toute évidence, pendant plusieurs années, une certaine presse s’employa à faire croire que le film de Stanley Kubrick était interdit par la censure française. Stimulés par cette auréole de martyr conférée à tort aux Sentiers de la Gloire, nombreux furent les intellectuels français qui s’en allèrent voir le film à Bruxelles et le couvrirent d’éloges, le trouvant très « courageux ». Puis, petit à petit l’intérêt pour ce film anti-conformiste s’émoussa et il ne fut plus question des Sentiers de la Gloire. En réalité, il n’avait été interdit que sur un seul territoire, celui du secteur français de Berlin, ce qui avait d’ailleurs donné lieu à un incident plutôt amusant. Le général Jèze, qui commandait à l’époque les troupes françaises à Berlin, estimant à juste titre que le film de Kubrick était à la fois offensant et diffamatoire à l’égard de l’armée française, en avait interdit la projection dans son secteur. En même temps, eu égard à la situation particulière de Berlin-Ouest face au secteur soviétique (il n’y avait pas encore de « mur » à l’époque), il avait pensé que ses homologues britannique et américain prendraient par solidarité la même mesure dans leur secteur respectif. Sa demande fut discourtoisement rejetée par les deux généraux alliés, au nom de la liberté d’expression. Le général Jèze se vengea de ses collègues avec esprit et sans méchanceté. Ses homologues appréciaient fort les brillantes réceptions que le commandant de la garnison française donnait dans le cadre du festival international du film. Cette année-là, la réception traditionnelle fut purement et simplement supprimée et remplacée par une très agréable randonnée en bateau sur le Wannsee à laquelle le général Jèze avait convié uniquement ses compatriotes présents à Berlin…
On reparla des Sentiers de la Gloire il y a deux ans environ lorsqu’une dépêche d’agence annonça que la censure israélienne venait de refuser au film le visa d’exploitation en raison de son caractère foncièrement anti-français. Du coup, plusieurs publications, mal informées ou mal intentionnées, s’en prirent à la censure française qui interdisait soi-disant aux cinéphiles les jouissances que pouvait procurer ce chef-d’œuvre. Une véritable polémique s’instaura à la suite de laquelle le distributeur fit savoir officieusement qu’il n’avait nullement l’intention de solliciter un visa d’exploitation pour Les Sentiers de la Gloire en France, le film étant pour lui périmé et désuet puisque réalisé en noir et blanc et pour petit écran. Cette attitude ne devait pas être définitive puisque la direction des Artistes associés présentait le film de Stanley Kubrick, à la commission de contrôle au début de juillet 1972 avec demande régulière d’exploitation sur le territoire français. La sous-commission le renvoyait à la commission plénière avec une motivation modérée : « Film renvoyé à l’appréciation de l’assemblée plénière en raison du sujet traité et de ses développements (le récit se déroule dans les années 1916-1917 et met en cause, à l’occasion d’actions de guerre aux conséquences dramatiques, le comportement d’officiers généraux français) ». Projette en séance plénière le 11 juillet, le film de Stanley Kubrick Les Sentiers de la Gloire fut autorisé avec une simple interdiction aux moins de treize ans, mesure amplement justifiée par de nombreuses scènes traumatisantes. Avant même que le ministre des Affaires culturelles eût signé le visa d’exploitation, le distributeur faisait savoir par voie de presse qu’il renonçait à la présentation des Sentiers de la Gloire dans les salles françaises, le réalisateur Stanley Kubrick s’y opposant formellement !
Que s’est-il passé ? Quelle est l’origine de cette nouvelle péripétie ? Sans qu’il soit possible de l’affirmer péremptoirement, on peut supposer qu’à l’origine de la première volte-face des Artistes Associés se trouve le succès considérable remporté par le dernier film de Stanley Kubrick, Orange mécanique. Mais pourquoi le cinéaste s’opposerait-il à la projection en France des Sentiers de la Gloire ? Ses idées n’ont certainement pas évolué. On peut donc raisonnablement penser qu’il a exigé du distributeur une somme d’argent jugée excessive et que c’est à cause de cette dépense supplémentaire que l’on a renoncé à la présentation publique du film. Quoi qu’il en soit, le public français ne verra pas de sitôt Les Sentiers de la Gloire et il n’y perdra rien, le film étant odieux quant au fond et d’une médiocrité affligeante quant à la forme. Le « courage » des auteurs n’est en réalité que mystification et falsification. Inspiré par les mutineries, le scénario les passe complètement sous silence. Le conseil de guerre juge trois soldats choisis de la manière la plus arbitraire et qui doivent payer pour tous ceux qui ont hésité à sortir d’une tranchée exposée au tir meurtrier de l’ennemi. Un des « fautifs » a été désigné parce qu’il connaissait la lâcheté de son lieutenant, le deuxième a été choisi au hasard et le troisième tiré au sort. Les trois seront condamnés à mort et fusillés, malgré la brillante plaidoirie de leur colonel. Celui-ci est intelligent, compréhensif et chevaleresque alors que les deux généraux sont bornés, égoïstes et lâches. Il est vrai que le rôle du colonel est tenu par la vedette du film, Kirk Douglas, qui avait, dit-on des intérêts dans la production. L’exécution des condamnés s’effectue dans des conditions atroces puisque l’un d’eux est littéralement porté au lieu du supplice sur une civière. Ajoutons que le général commandant le secteur donne l’ordre de bombarder les troupes françaises pour les empêcher de reculer, ordre que l’artillerie refuse d’exécuter. Lorsqu’il apprend la chose, le général en chef (du moins présumé tel) couvre son collègue et refuse de le sanctionner. Passons sur les erreurs matérielles qui sont inévitables en pareil cas, signalons toutefois une scène parfaitement grotesque : à quelques kilomètres du front, le général donne un bal en plein air aux sons des valses de Strauss, ce qui est doublement impensable ! Mais rien ne l’est pour les auteurs des Sentiers de la Gloire qui ont simplement cherché à faire œuvre anti-française.
De la volonté délibérée de nuire et de la hargne on passe à la farce anodine et au ton le plus désinvolte avec À la guerre comme à la guerre que nous offre le cinéaste français Bernard Borderie. Son propos est de faire rire aux dépens de deux colonels ennemis, un russe et un autrichien, mais le caractère militaire de son film s’apparente aux comédies les plus inoffensives d’esprit courtelinesque. Personne ne pourrait prendre la charge au sérieux. Nous voici en 1914, au moment où éclate la guerre. Quelque part en Galicie, un régiment autrichien et un régiment russe se trouvent face à face. Le colonel Ignatieff tout comme le colonel Klapwitz se livrent à de savants calculs stratégiques pour surprendre l’adversaire. Ils lancent leurs troupes à l’assaut mais le choc n’aura pas lieu : les deux régiments de cavalerie se manquent en passant chacun d’un côté différent du bois qui les sépare. Cette bataille caricaturale constitue le point de départ d’une action qui n’a rien de bien militaire et qui conte surtout les exploits amoureux d’un jeune lieutenant autrichien désireux de se distinguer pour conquérir la main de sa belle, fille du colonel Klapwitz. Le sujet traité par Bernard Borderie est emprunté à un récit de l’écrivain autrichien Alexander Lernet-Holenia, dont les encyclopédies littéraires disent unanimement qu’il fait preuve, dans ses pièces et ses romans, de plus de légèreté que de profondeur. La satire est ici lourde et sans grand intérêt. Par ailleurs, on peut regretter que le metteur en scène n’ait pas cru devoir éviter certaines erreurs de fait qui entachent le récit même burlesque. Que dire, par exemple, de cette scène au cours de laquelle nous voyons le colonel russe Ignatieff faire ses dévotions d’orthodoxe devant une reproduction de la célèbre Vierge Noire de Czenstochowa, le plus haut lieu du catholicisme polonais ? Curd Jurgens est d’ailleurs insupportable dans le rôle et seul Helmut Schneider donne quelque consistance au personnage du colonel autrichien. À la guerre comme à la guerre n’est finalement qu’une assez grosse farce dont la lourdeur ne peut guère être comparée aux fines satires de l’humoriste viennois Roda-Roda qui ne se privait pas de brocarder l’armée impériale et royale mais qui le faisait avec talent et verve.
Les Sentiers de la Gloire et À la guerre comme à la guerre n’apportent, en définitive, rien à l’art cinématographique ni à la connaissance de l’art militaire. ♦