Outre-mer - L'Afrique du drapeau rouge [Congo]
Brazzaville est la seule capitale du continent africain où flotte le drapeau rouge. Ébauchée voici presque dix ans, confirmée il y a quatre ans, la révolution socialiste s’approfondit et se diversifie : l’enchevêtrement des péripéties, souvent incompréhensibles pour un observateur peu averti, ne doit pas dissimuler cette constatation, significative non seulement pour le Congo mais aussi pour l’ensemble de l’Afrique centrale, voire pour toute l’Afrique au sud du Sahara. Il existait déjà au Vietnam une république populaire profondément imprégnée de traditions françaises ; il s’en trouve maintenant une deuxième où notre présence est restée infiniment plus nette qu’à Hanoï et où de bons rapports mutuellement satisfaisants ont été sauvegardés pour ainsi dire constamment.
Que représente le Congo dans le monde d’aujourd’hui ? D’abord une voie de passage, un boulevard partant de la magnifique rade de Pointe-Noire, suivant la voie du Congo-Océan qui reste la plus belle voie ferrée d’Afrique francophone, et aboutissant, par le système fluvial incomparable constitué par le Congo et ses affluents, jusqu’aux pays de savane. La restructuration des transports dans la région modifiera les données des problèmes, mais pour le moment le Congo c’est d’abord les poumons de l’Afrique centrale. À ce cadeau de la géographie s’ajoute un cadeau de la géologie : à quelques encablures des côtes ont été découverts plusieurs gisements pétroliers d’une importance rappelant celle d’Hassi-Messaoud.
Carte des infrastructures de la République populaire du Congo
Mais dans les atouts dont dispose une nation il y a d’abord elle-même. Peu d’hommes certes (à peine plus d’un million dont un tiers habite Brazzaville et Pointe-Noire) mais qui peuvent s’enorgueillir d’un pourcentage d’alphabétisation sans égal en Afrique. Pour ainsi dire tous les petits Congolais en âge d’aller à l’école s’y rendent régulièrement. À cette scolarisation quasiment totale, faite en langue française, s’ajoutent la fréquentation en grand nombre d’établissements secondaires et l’accès qui n’est plus réservé à une infime minorité d’une université récemment passée du statut régional au statut national.
Ce peuple encore trop peu nombreux pour son territoire – égal aux trois cinquièmes de la France – s’est lancé dans l’expérience socialiste en 1963, lorsque l’abbé Fulbert Youlou fut renversé à la suite de manifestations de rues. Lui succède un régime de gauche animé par Massamba-Debat, qui entreprend des réformes en profondeur en essayant de concilier révolution et démocratie. Pari ambitieux, tenu pendant des années mais finalement perdu par suite de la démission progressive de l’État.
Le mécontentement de l’armée, à laquelle aucune force ne peut s’opposer, provoque en 1968 une sorte de pronunciamiento qui, loin de revenir sur les acquis de la révolution, entend au contraire les renforcer. Sans effusion de sang, l’armée prend alors la responsabilité de cette révolution. L’année 1969 se terminera sur la proclamation de la République populaire et la constitution d’un parti du travail qui entend assumer la dictature du prolétariat. Un peu à la manière chinoise, militaires et militants s’épauleront réciproquement.
Les opposants pourtant ne désarment pas. Des émigrés fomentent quelques tentatives insurrectionnelles bientôt maîtrisées. La plus importante, survenue le 23 mars 1970, se solde par un échec sanglant. De cette épreuve, le régime sort renforcé non seulement parce que les émeutiers n’ont trouvé personne ou presque pour les soutenir en face d’un gouvernement résolu mais encore parce que ce fiasco convainc les observateurs des pays voisins de la solidité de la République populaire. Dix ans après l’indépendance, la lutte pour le pouvoir s’inscrira désormais à l’intérieur du régime socialiste et non contre lui.
Ce n’en sera pas fini pourtant des tribulations. Un pouvoir collégial gouverne au sein duquel le commandant Ngouabi, chef de l’État, ne parvient pas toujours à faire prévaloir ses vues. Tiraillé entre diverses influences, le parti suit une voie sinueuse et parfois équivoque. On le voit bien lorsque le 15 novembre 1971 éclate une grève scolaire. Le malaise des lycéens, maltraités certes par l’école mais très favorisés par rapport au reste de la population, se traduit brusquement par une contestation du plus pur style gauchiste qu’encouragent les extrémistes du parti. Les établissements secondaires sont bientôt fermés puis occupés par la troupe. Le chef de l’État, le 23 novembre, prononce un discours, qualifié aussitôt d’historique, qui avalise les revendications des jeunes et annonce leur satisfaction partielle. Il en profite pour déplorer l’insuffisance de l’action gouvernementale et, par-là, prend ses distances. C’était en somme récupérer le mouvement. Du coup, la contestation marque le pas et la grève se termine sans vainqueur ni vaincu. Ayant triomphé, le président entend tirer les fruits de sa victoire. Une forte purge secoue le parti et le gouvernement. Le système collégial subsiste mais se restreint à un nombre très limité d’hommes politiques. Le président sort vainqueur de l’épreuve mais ses adversaires ne sont pas en déroute et le trouble persiste.
Jouant la politique du pire, des extrémistes attisent les conflits sociaux, les opposants relèvent la tête et les tensions tribales reviennent au premier plan de l’actualité. L’inquiétude grandit sans cesse. Le 22 février 1972, en l’absence du chef de l’État, le chef d’état-major général, le commandant Yhombi, prend les devants. De crainte que l’agitation des extrémistes ne se traduise par un mouvement insurrectionnel, il fait sonner l’alerte qui oblige tous les militants à se rendre à des cantonnements fixés à l’avance. Un certain nombre d’entre eux, au lieu d’obtempérer, se retrouvent dans une caserne où les extrémistes sont nombreux. À cette faute qui déjà les met à l’écart, ils en ajoutent d’autres dont la plus grave est de s’emparer du poste de radio pour lancer un appel à la vigilance révolutionnaire. C’est la rupture, la menace d’un affrontement armé. Très habilement et très énergiquement le chef d’état-major général reprend la situation en mains en quelques heures. Les insurgés, s’il faut leur donner ce nom, sont tous arrêtés à l’exception de l’un d’entre eux, le lieutenant Diawara, qui prendra le maquis avec une poignée de fidèles et ne sera pas rattrapé depuis lors. En fin de journée, le chef de l’État, ayant affrété un avion privé, atterrira sur une route à proximité de Brazzaville pour éviter l’aéroport aux mains des insurgés, puis d’abord en auto-stop et enfin à la tête d’un détachement blindé, rentre dans sa bonne ville de Brazzaville enfin assagie. Le voilà enfin seul aux rênes de l’État. Une dizaine de condamnations à mort suit ces événements mais fort sagement le président décide qu’il n’y aura aucune exécution.
Depuis lors, le régime socialiste, enfin débarrassé des hésitations inhérentes à tout système collégial, ne cesse de se renforcer. La population y voit finalement un mariage de raison, aucune autre solution n’étant actuellement concevable. L’Église catholique, seule force organisée en dehors de l’armée et du parti, s’y rallie peu après. Une telle option n’empêche pas des liens étroits avec les pays voisins et, si le Congo reçoit une aide importante de la Chine et de l’URSS, il n’aliène pas pour autant sa liberté de manœuvre. On peut cependant regretter que les investisseurs étrangers se sentent, à tort ou à raison, insuffisamment rassurés et leur prudence n’est pas faite pour hâter l’essor de l’économie.
Si la construction du socialisme reste pour le gouvernement congolais l’entreprise prioritaire, la poursuite de la décolonisation et l’établissement de nouveaux liens avec l’ex-métropole sont pour lui une préoccupation immédiatement seconde. Dans l’ensemble nos relations restent très cordiales.
De loin la France reste le premier fournisseur du Congo car celui-ci lui achète en moyenne 56 % de ses importations. La République populaire vient au 5e rang de nos clients pour l’Afrique francophone et au 52e rang dans le monde. Notre coopération couvre, bon an mal an, environ le tiers de l’aide totale fournie à la République populaire, que ne dédaignent point par ailleurs la Banque mondiale et le Fonds européen de développement. En 1971, battant tous les records, les dons du FAC se sont élevés à 1,4 milliard CFA et les prêts de la Caisse centrale de coopération à 1,1 Md. Sept cents agents en coopération aident les services locaux, notamment pour les transports, l’enseignement et la santé publique. Le Congo est aussi bien traité que nos autres partenaires africains.
Le plus important pourtant réside dans l’importance de nos investissements pour l’exploitation des richesses du sous-sol. L’Erap (Entreprise de recherches et d’activités pétrolières) a découvert d’importants gisements sous-marins de pétrole et pour l’extraire met en œuvre un programme de recherche, le tout impliquant sur cinq ou six ans des investissements évalués à 50 Md de francs CFA. Le jaillissement du pétrole donne ainsi un second souffle à notre présence. Les prévisions d’extraction portent sur cinq millions de tonnes en 1976 et le dernier mot est loin d’être dit. Ce sera donc là le principal point de rencontre entre nos intérêts et ceux de la République populaire.
La compagnie des potasses du Congo, filiale de notre entreprise minière et chimique, produit de son côté 500 000 tonnes de potasse, encore que ces résultats n’aient pas correspondu, et de loin, aux espoirs qui avaient été placés dans des filons malheureusement difficiles à exploiter. L’importante entreprise gabonaise COMILOG exporte par Pointe-Noire la totalité de sa production, soit deux millions de tonnes de manganèse par an. Pour ce faire elle exploite une voie ferrée de 300 kilomètres allant du Gabon au Congo-Océan.
Ce n’est pas à dire que les relations entre nos deux pays soient sans nuage. Diverses vagues de nationalisations ont déjà eu lieu. La plus importante est celle de septembre 1970, qui a emporté des sociétés sucrières appartenant à un important groupe français. Vingt-deux mille hectares de canne et deux raffineries ont été ainsi inscrits à l’actif de l’État congolais, ce capital s’élevant à plus de six milliards de francs CFA. Malgré la brutalité de l’initiative, la distinction faite de part et d’autre entre intérêts privés et rapports de gouvernement à gouvernement a eu pour effet de contenir l’affaire dans des limites telles que les relations entre les deux capitales n’en n’ont pas été sensiblement affectées.
Un autre sujet de friction provient de l’impécuniosité du gouvernement de Brazzaville. La liste des carences de paiement du gouvernement congolais s’est sans cesse allongée depuis deux ans. En septembre 1972, les postes françaises, lassées de ne pas recevoir depuis des mois la compensation de mandats postaux, interrompent les transferts. Brazzaville réplique par divers gestes de mauvaise humeur dont la nationalisation des télécommunications à longue distance, qui étaient la propriété de la société française France-Câbles. Après ces crises plus ou moins aiguës et récurrentes, les rapports franco-congolais en reviennent à un point d’équilibre qui montre combien les deux gouvernements sont conscients de la nécessité de sauvegarder des intérêts communs au-delà des péripéties.
Ainsi que d’autres pays africains, le Congo nous a demandé de réviser les accords conclus en 1960. Il faut bien dire que ces textes, signés à une autre époque, ne correspondaient plus exactement à la réalité. Reprenant une tradition interrompue depuis sept ans, le chef de l’État congolais s’est rendu à Paris au mois de mars 1972 pour faire part de ce désir au président Pompidou, tout en soulignant qu’il entendait conserver avec la France des relations sinon privilégiées tout au moins confiantes.
Si le Congo, comme tous les autres pays francophones, présente pour nous l’intérêt d’offrir un précieux relais à la diffusion de la langue française, s’il est comme les autres encore un partenaire non négligeable dans les échanges, si les ressources pétrolières enfin nous permettent de le considérer comme un de nos futurs grands fournisseurs en carburant, son intérêt majeur pour nous n’est pourtant pas là.
Il se trouve dans le fait que si la France réussit à sauvegarder de bons rapports avec l’Afrique du drapeau rouge, elle montrera avec éclat que sa coopération n’est point liée à un type de régime mais à une certaine conception des relations internationales et que cette coopération peut donc exister en dépit de la différence des options. Qui plus est, les choses changent vite sur le continent, et nous serons peut-être heureux un jour de montrer par cet exemple que nous avons déjà su réussir, à la satisfaction mutuelle des parties, à sauvegarder l’essentiel de nos rapports quelle que soit la couleur du drapeau. N’oublions pas le cas de la Guinée, vieux d’une quinzaine d’années, où en fait nous n’avons jamais réellement réussi à surmonter le handicap né des premiers jours de l’indépendance alors que d’autres pays occidentaux s’y sont implantés avec succès.
Conserver des relations satisfaisantes avec le Congo, c’est peut-être relever le défi que lance l’histoire à la coopération. Jusqu’à présent, somme toute, nous n’avons pas échoué. ♦