Essai général de stratégie
Étymologiquement, on le sait, la stratégie est l’art du « strategos », le commandant en chef grec à qui est confiée la direction d’une expédition armée et à qui incombe par conséquent la responsabilité d’engager le gros des forces au point décisif avec les meilleures chances de succès. C’est en gros le sens qu’a gardé le mot stratégie depuis son apparition en Europe au XVIIIe siècle jusqu’à une époque récente, soit approximativement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi limitée, la stratégie ne relevait que du domaine militaire, elle constituait seulement l’une des grandes « parties » de la guerre, elle demeurait « à l’intérieur de la guerre ».
Depuis quelques décennies, le concept de stratégie a pris une extension telle qu’il n’est plus aucun domaine de l’action humaine qui ne prétende à élaborer sa propre stratégie, qu’il s’agisse de l’action économique, financière, syndicale, de la recherche scientifique, du développement du Tiers-Monde ou même de la religion. Si la stratégie a connu un tel « déploiement » sémantique, si elle a connu une sorte d’inversion qui a fait en particulier que, de la guerre englobant la stratégie, on est aujourd’hui passé à la stratégie englobant la guerre, c’est que le concept comportait en lui-même à l’origine des possibilités d’une richesse insoupçonnée, que seul le développement des sciences humaines, et particulièrement de la sociologie, devait mettre à jour. D’où la question fondamentale : qu’est-ce donc que la stratégie ?
Afin de mieux faire comprendre le concept de stratégie et d’en illustrer la spécificité, Jean-Paul Charnay, sociologue, attaché de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avait publié de 1964 à 1968, dans diverses revues, notamment Stratégie, une série d’études qu’il reprend ici, dans cet Essai général de stratégie en tant qu’ouvrage liminaire d’une collection qui rassemblera les grands textes stratégiques. Non pas seulement ceux des classiques dont Clausewitz est le type le plus achevé, mais aussi ceux des révolutionnaires, trop souvent ignorés des écoles de guerre, ceux du joueur, du politique, aussi bien que du séducteur, dans la mesure où chacun d’eux, en voulant conquérir l’autre ou en le persuadant, a mené une action rationnelle, ont eu une visée stratégique.
L’auteur toutefois redécoupe et agence aujourd’hui de façon différente ses études antérieures en fonction de son propos. C’est qu’en effet ce qui intéresse le sociologue c’est de chercher comment l’œuvre stratégique est née, dans quelle situation historique et sociale, dans quel état des idées, ce qu’elle doit au passé et ce qu’elle porte en elle-même d’avenir. De même, il préconise de rechercher l’application qui a été faite des doctrines stratégiques, à quelles formes d’opérations elles ont donné lieu, quelles déformations elles ont subies sous la pression de la réalité, quelle distance, par exemple, sépare Foch généralissime de Foch professeur à l’École supérieure de Guerre (ESG)… Ce qui est fructueux, c’est la découverte dans les doctrines stratégiques, à une époque déterminée, des lignes de force, des tendances, des distorsions et des ruptures qu’elles subissent, les inhibitions ou les causalités naissantes qui se manifestent. À ses yeux, une partie importante des études stratégiques réside dans cette recherche, cette dissociation en quelque sorte, des éléments qui, au lieu de livrer au stratège un mécanisme tout monté, mais en général en retard d’une guerre, lui propose « un équipement conceptuel », c’est-à-dire des instruments de pensée qui permettent la compréhension et facilitent le renouvellement et l’invention de la stratégie.
Pour y atteindre, Jean-Paul Charnay prône à juste titre un large appel à l’histoire et à la sociologie. Il est indispensable que le « stratège » prenne conscience des limites que la situation socio-historique impose à son action, du « volume social stratégique » – une des notions les plus fécondes révélées par cet essai – et du « temps » spécifique correspondant au niveau stratégique qui est le sien. La lucidité à l’égard de ces contraintes est indispensable, même si l’on craint de ne pouvoir leur échapper. Car en définitive, la pensée stratégique est « effort pour concevoir un peu plus tôt que l’autre ce qui adviendra ou non, afin de se placer dans une perception de l’évolution plus efficace et englobant le système de pensée de l’adversaire, donc permettant de le comprendre mieux qu’il ne vous comprend ».
La lecture de l’essai de Jean-Paul Charnay réclame, ne le cachons pas, un effort soutenu ; sa pensée est dense et son souci de l’expression pertinente ne cède rien à la facilité : mais le lecteur soucieux d’explorer dans la multitude de ses déploiements le concept de stratégie tel qu’il se présente de nos jours et de se forger personnellement l’équipement conceptuel nécessaire à son maniement complexe, ne regrettera certainement pas l’effort accompli pour pénétrer ce domaine d’une prodigieuse richesse.
Soulignons aussi l’excellence de l’impression réalisée par l’éditeur. ♦