Outre-mer - Mutations en Afrique en 1975 - Voyage aux petites France d'Amérique
L’an 1975 avait commencé sous les heureux auspices de l’association de la Communauté économique européenne (CEE) avec les pays d’Afrique situés au sud du Sahara. La Convention de Lomé, signée le 25 février 1975, mettait un terme aux différences existant entre les bénéficiaires de la Convention de Yaoundé (1963), de celle d’Arusha (1969) et les pays africains soumis au régime commun dans leurs relations économiques avec l’Europe. L’adhésion des territoires portugais était envisagée lorsqu’ils auraient acquis leur indépendance et qu’ils en formuleraient la demande. Cette normalisation des relations euro-africaines était souhaitée par l’OUA qui la considérait comme une condition indispensable au progrès de l’unification de l’Afrique. En réalité, l’accord signé à Lomé ne sert que peu cette cause faute de contenu politique : les négociateurs ont pris grand soin d’éviter de rassembler les États autour d’une idée commune qui aurait pu être, par exemple, la construction eurafricaine. Chaque participant demeure libre du choix de son régime intérieur et de sa politique étrangère. Il en était d’ailleurs ainsi avec les Conventions de Yaoundé et d’Arusha qui regroupaient aussi bien des pays socialistes comme la Somalie, le Congo, la Tanzanie que des nations plus modérées comme la Côte d’Ivoire, le Kenya et la République centrafricaine.
Il ne faut donc pas chercher la cause des divisions africaines dans la nature des relations du continent avec les anciennes puissances coloniales qui, hormis le Portugal et l’Espagne, appartiennent toutes à la CEE. Les clivages sont provoqués par différents facteurs : primo, la nécessité de protéger la personnalité de chaque nation devenue indépendante contre les agressions avouées ou indirectes de ses voisins ; certains cherchent à compenser leur faiblesse économique et militaire par des apparentements idéologiques qui leur donnent l’illusion de pouvoir se faire respecter par un voisin dont ils peuvent craindre les ambitions : c’est le cas, par exemple, du Congo qui entend résister à l’attraction du Zaïre, celui aussi de la Tanzanie, jadis placée par son colonisateur dans un ensemble économique qui a longtemps favorisé le seul Kenya. Secundo, les rivalités internes de l’OUA : les plus puissants des États du noyau central de l’Afrique sont conduits à se ranger le plus souvent dans des camps différents des plus dynamiques des États arabes : c’est le cas notamment du Nigeria, de l’Éthiopie et du Zaïre. Tertio, la confusion faite par les populations africaines entre les problèmes propres au continent et les grandes questions internationales ; les gouvernements peu solides sont souvent obligés d’infléchir leur politique étrangère en fonction des réactions de leur opinion publique ; ce fut le cas en 1973 quand la propagande arabe réussit à convaincre l’Afrique que le problème palestinien était de même nature que celui de la décolonisation du continent. Ces facteurs interviennent, de manière souvent contradictoires, dans la vie de chaque nation : les chefs d’État doivent en tenir compte avant de prendre des engagements politiques. Leur attitude change suivant la prévalence d’un de ces facteurs à un moment donné. C’est pourquoi il est difficile de tirer des conclusions définitives de prises de position presque toujours circonstancielles.
Prenons par exemple le décompte des votes sur la résolution des Nations unies assimilant le sionisme au racisme. Le texte fut adopté, le 10 novembre, par 72 voix contre 35 et 32 abstentions, après un débat passionné. Parmi les États africains, cinq pays seulement ont voté contre, la République centrafricaine (RCA), la Côte d’Ivoire, le Malawi et le Swaziland ; ces cinq pays se veulent pragmatistes, se méfient des courants idéologiques et se montrent réservés à l’égard des décisions collectives de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ; ils sont d’ailleurs partisans du « dialogue » avec l’Afrique du Sud. Les raisons qui ont conduit douze États à s’abstenir sont plus difficiles à analyser. Certains se rangent parmi les tributaires de Pretoria sur le plan économique (Botswana et Lesotho) ; d’autres entendent exprimer leur désaccord à l’égard des outrances des thèses extrémistes arabes (Zaïre, Zambie, Maurice, Gabon, Kenya) ; les derniers (Éthiopie, Ghana, Sierra Leone, Togo, Haute-Volta [NDLR 2024 : futur Burkina Faso]) se trouvent situés géographiquement à la frange du Sahel musulman et peuvent se montrer inquiets de la progression de l’influence arabe dans cette zone. Quant aux trente-neuf États qui ont voté la résolution, ils ne l’ont pas fait avec la volonté délibérée de condamner le sionisme car cette affaire ne les concernait pas réellement, sauf, bien entendu, les pays africains de la ligue arabe. Ils ont pris, semble-t-il, cette attitude afin d’affirmer à nouveau la cohésion du Tiers-Monde en face de l’Occident représenté en l’occurrence par Israël. Ils ont été victimes une fois de plus d’une illusion causée par les analogies pouvant exister d’une part entre la lutte des Palestiniens et la décolonisation du continent africain, d’autre part, entre les intérêts des exportateurs de pétrole et ceux des producteurs de matières premières, analogies conduisant insensiblement à fondre dans une même perspective le problème d’Israël et celui des relations des pays industrialisés avec le Tiers-Monde. Dans cette dialectique, toute occasion est bonne pour affirmer la solidarité des pays en voie de développement et pour souligner que la lutte pour la décolonisation ne se dissocie pas, qu’elle soit destinée à libérer les pays d’une emprise politique, économique, culturelle ou qu’elle vise à permettre à des pays producteurs de participer au processus d’établissement des cours des matières premières que contrôlent les pays industrialisés consommateurs. Un homme aussi modéré dans ses propos que le président Senghor va jusqu’à affirmer devant la télévision française que cette lutte et cette solidarité créent en Afrique une situation explosive dont les négociateurs de la conférence de Paris devront tenir compte. Il est même étonnant qu’un tiers des États-membres de l’OUA aient montré, par un vote public à l’ONU, qu’ils ne partageaient pas ce mode de raisonnement. Pourtant ces pays n’appartiennent pas tous à ce qu’on a pris l’habitude d’appeler le « quart-monde », c’est-à-dire ceux qui ne peuvent envisager avant longtemps un décollage économique et qui ont été les plus affectés par la crise du pétrole occidentale. Les votes africains auraient été sans doute plus unanimes si la résolution sur le sionisme avait été présentée à I’ONU fin 1973 ou courant 1974.
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