Cinéma - Contrastes
Deux cinéastes, spécialisés dans la réalisation de films de montage, ont cherché à éveiller l’opinion publique en présentant une œuvre discutable et discutée, Le Pont de Singe, dont le titre lui-même, dans l’esprit des auteurs, devait être symbolique. En fait, il ne s’agit pas d’un film sur l’armée et ses problèmes réels, mais bien plus sur le malaise, authentique ou supposé, qui y règne. André Harris et Alain de Séduy, les responsables du Pont de Singe, ont pris l’habitude de suggérer au public leur parfaite objectivité en soulignant le fait que l’un d’eux est un homme de gauche, l’autre un homme de droite. De l’avis unanime, leur film sur l’armée échappe à la règle qu’ils auraient voulu suivre.
En effet, l’objectivité du Pont de Singe n’est qu’apparente. En donnant la parole, d’une part au capitaine Hughes de Charette, instructeur à Saint-Cyr, d’autre part au général de Bollardière, en maintenant un équilibre presque constant entre ce que peut représenter la tradition et ce qu’apporte une certaine contestation, les auteurs du Pont de Singe donnent l’impression d’être sans parti pris. Il suffit toutefois de savoir dans quelles conditions ont été effectuées quelques-unes des interviews placées dans le montage pour comprendre que l’objectivité est toute relative. Quand on interroge un colonel sur vingt problèmes et que l’on ne laisse subsister dans le montage final que la seule réponse qui concerne, par exemple, la dimension des chaussures, on ne fait guère preuve d’un grand souci d’impartialité. Il n’en reste pas moins que beaucoup de Français ont trouvé Le Pont de Singe intéressant. Reste aussi à savoir si ce film de montage était utile, voire opportun. La prudence des auteurs a été grande, leur montage n’en comporte pas moins un certain nombre de contre-vérités regrettables.
On ne peut évidemment pas placer sur un pied d’égalité un film comme Le Pont de Singe, avec ses qualités et ses défauts, et les films bassement commerciaux dans lesquels les réalisateurs s’amusent à caricaturer les officiers ou à rendre l’armée grotesque. Le déshonneur, si déshonneur il y a, n’est que pour les cinéastes. Le mauvais goût constitue la caractéristique majeure de la scène d’enterrement que nous présente Philippe Clair dans Le Grand Fanfaron. Les représentants de l’armée française sont ridiculisés à outrance et la farce morbide prend des proportions nettement détestables. Henri Glaeser est allé encore plus loin dans Andréa et il atteint les sommets du mauvais goût lorsqu’il nous montre les ébats amoureux d’un couple alternant avec les vues du défilé du 14 juillet. La pornographie, poussée ici très loin, est illustrée musicalement par une vibrante marche de Sambre et Meuse… L’auteur a peut-être pensé que cette collaboration de l’armée avec l’érotisme constituerait un facteur spirituel de sa mise en scène.
Quel contraste avec le film hongrois Identification, projeté au festival de Berlin ! Imparfait dans sa réalisation (c’est l’œuvre d’un débutant), il est extrêmement intéressant, surtout venant d’un pays qui est allié avec l’Union soviétique. Réalisé par Laszlo Lugossy d’après un scénario original d’Istvan Kardos, Identification nous fait remonter aux années qui ont immédiatement suivi la fin de la guerre. En 1947, des soldats hongrois rentrent de captivité. Ils ont passé de longs mois dans les camps de prisonniers soviétiques. Accueillis par des fanfares et des discours enflammés des commissaires politiques, les anciens soldats de l’amiral Horthy vont théoriquement trouver le bonheur dans leur nouvelle patrie socialiste.
Pourtant, par suite de tracasseries administratives soviétiques, l’un d’eux va poser un angoissant problème. Sur la liste des rapatriés, il est inscrit sous un nom qui n’est pas le sien, mais celui d’un camarade disparu, évadé et sans doute fusillé par ses gardiens. Or, le rapatrié ne veut pas de ce nom d’emprunt, il veut revivre sous sa véritable identité. D’où un conflit entre le commissaire politique et la police locale. Certes, le film se termine par un happy end digne du cinéma américain, il n’empêche qu’Identification est un film critique qui met en cause à la fois la bureaucratie soviétique et le désordre qui régnait au début de l’ère socialiste en Hongrie. Un seul regret : les scènes d’arrivée du convoi de prisonniers, tellement émouvantes dans certains autres films, sont ici d’une très grande froideur.
En ce qui concerne la production française, ce sont les efforts constants de l’Établissement cinématographique et photographique des armées qui nous apportent le plus grand réconfort. Il est regrettable que certaines réalisations de l’ECPA ne connaissent pas une plus grande diffusion auprès du public. Bien sûr, un film comme Les Mécaniciens de la Mer n’a été mis sur pied que pour inciter les jeunes à s’engager dans la Marine ; on peut donc dire qu’il s’agit là d’un film de propagande. Il y en a pourtant d’autres dont la valeur humaine et cinématographique mériterait une plus large audience, Premières Manœuvres de Marc Flament, notamment, est un court-métrage du plus haut intérêt, réalisé avec soin, entraînant le spectateur dans un monde que l’on devrait mieux connaître. À la fois instructif et plaisant à regarder, le film de Rinaldo Bassi Thèmes et variations pour un plongeur initie le spectateur aux rudes besognes des plongeurs sous-marins. On y voit des hommes passant à travers les mailles d’un filet anti-sous-marin, pratiquant une ouverture dans la glace, entourant un scaphandrier, évoluant autour de différentes épaves, sautant enfin d’un hélicoptère pour être récupérés par une vedette rapide. Tout cela est présenté sur un excellent rythme et le mot « fin » apparaît trop vite au gré des spectateurs. Dans un domaine bien différent, celui de la collaboration de la Marine nationale avec les pêcheurs civils, Marins du Froid est un excellent reportage sur les activités du bâtiment de soutien logistique Loire, détaché chaque année par la Marine nationale pour accompagner la flottille des Terre-Neuvas. Faisant la navette entre Saint-Pierre-et-Miquelon et les quelque vingt unités de la flottille en haute mer, la Loire constitue le seul lien avec le monde extérieur pour les neuf cents marins-pêcheurs embarqués sur les chalutiers. Le bâtiment militaire apporte le courrier, des vivres, et fournit une assistance médicale permanente. Le film réalisé par Pierre Dubrulle est passionnant parce qu’il révèle un aspect inconnu et infiniment pittoresque de la collaboration apportée par la marine nationale à la vie civile et parce qu’il souligne admirablement la solidarité des gens de mer, avec ou sans uniformes. Les productions de l’ECPA apportent une bouffée d’air frais, un climat viril et vivifiant, qui font oublier les performances déprimantes d’un certain cinéma commercial. ♦