Conférence donnée le 24 octobre 1972 à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) à l'occasion de la séance inaugurale de la 25e session.
Défense de l'Europe et sécurité en Europe
L’Europe qui avait cru que la première guerre mondiale était la dernière des guerres, qui ne peut oublier le drame sans nom que fut la seconde guerre mondiale, cherche la paix. Elle l’espère par la défense. Elle l’espère par la sécurité.
La défense de l’Europe occidentale, c’est par les armes le maintien de la paix pour les nations qui, de la Scandinavie à la Grèce, ont pu craindre dans le passé, pourraient craindre dans l’avenir, les ambitions de l’Union Soviétique, entraînant avec elle les États membres du Pacte de Varsovie. Du côté des État communistes, la défense de l’Europe a un sens analogue dans la mesure où l’on a pu, là-bas, évoquer soit des ambitions américaines que révélerait le Pacte Atlantique, soit les tendances allemandes dites « revanchardes », De quelque côté qu’on la regarde, la défense de l’Europe est donc une orientation vers la paix fondée sur la crainte. Son expression concrète est un renforcement du potentiel militaire.
La sécurité en Europe exprime, dans le vocabulaire en usage, une vision toute différente. Les nations de l’Est et de l’Ouest cherchent, ensemble, les mesures destinées à « diminuer la tension ». Les moyens recherchés sont variés dans leur nature et leur traduction politique : reconnaissance officielle des frontières, neutralisation d’une partie du continent, coopération économique entre les peuples, engagement de ne pas recourir à la guerre, réduction mutuelle des forces. Tous ces moyens ont pour objet d’établir une atmosphère de confiance, une assurance réciproque de non-agression et de non-ingérence grâce à quoi les exigences militaires cessent d’avoir la priorité. La voie est ouverte à une décroissance des armements.
Voilà donc deux démarches pour la paix dont l’orientation l’une par rapport à l’autre est contradictoire. La première fonde le maintien de la paix sur la peur d’un conflit dont l’issue douteuse, en raison des efforts militaires de chacun, incite les téméraires à la sagesse. La seconde fonde le maintien de la paix sur l’assurance que l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt commun et que ni les oppositions idéologiques, ni les compétitions d’intérêt, ni certaines aspirations nationales ne viendront troubler la situation existante.
Résoudre cette contradiction est le problème de notre temps. Il n’est pas de tâche politique plus importante, notamment pour nous Français, qui connaissons notre histoire et devons comprendre nos responsabilités à l’égard de nous-mêmes comme à l’égard des autres Européens.
I
Ces deux problèmes, défense de l’Europe et sécurité en Europe se trouvent aujourd’hui côte à côte en raison des grands changements survenus depuis vingt-cinq ans dans les rapports entre les puissances et notamment entre les deux grands vainqueurs de la guerre. Ces changements sont connus. Les passer rapidement en revue permet de mieux mesurer leurs conséquences pour le présent et l’avenir.
Une première période fut celle de l’affrontement. En 1945, les dirigeants américains avaient cru ou espéré en une possibilité durable d’arrangement avec les dirigeants soviétiques. Il n’en fut rien. La politique stalinienne écrase et aligne l’Europe de l’Est à sa façon, refuse toute discussion pouvant mener à un traité de paix avec l’Allemagne, menace l’ensemble de l’Europe de l’Ouest et cherche à isoler les États-Unis. Le conflit en effet n’est pas limité à l’Europe. Le monde entier est progressivement affecté par la querelle de puissance entre les deux grands vainqueurs de la guerre. Il est vrai que l’un et l’autre s’entendent, en fait, pour profiter des courants qui émeuvent les foules d’Asie et d’Afrique en vue d’affaiblir voire d’éliminer l’influence des anciennes puissances européennes. Cette période d’affrontement qui fit croire à certains moments qu’une nouvelle guerre mondiale était proche, est marquée par un effort considérable de réarmement, tant du côté soviétique que du côté américain. Cette période durera, avec des fortunes diverses, une douzaine d’années.
La période suivante est celle de l’équilibre. Les Russes renoncent à leur volonté délibérée d’expansion mondiale ; les Américains renoncent à leur volonté de refoulement. La prudence, d’ailleurs, que les uns et les autres avaient toujours marquée quand ils étaient vraiment face à face, facilite la venue de la coexistence. Les causes de l’évolution, comme il se doit, sont multiples. D’abord, la volonté de faire éclater un conflit direct n’a peut-être jamais existé : il eût fallu, pour qu’il en soit autrement, un affaissement de l’un ou de l’autre qui ne s’est pas produit. Ensuite, de chaque part, l’historien découvrira des causes parallèles de lassitude : il est coûteux d’élever sans cesse et rapidement le niveau des armements, d’autant plus coûteux que la compétition politique, parallèle à la préparation d’un éventuel conflit, entraîne des frais considérables. La course à l’espace comme la recherche, par des aides financières, d’une clientèle extérieure, pèsent d’autant plus lourd sur le budget que les générations nouvelles éprouvent de grandes aspirations et ne comprennent plus bien les motifs qui font agir leurs dirigeants. À ces premières causes, s’ajoutent pour les Russes, les préoccupations de l’Asie, dominées par l’avenir de la Chine, et pour les Américains, la fin de leur monopole nucléaire. Les mots de coexistence pacifique font leur apparition dans le langage soviétique dès 1956. Ce n’est encore qu’une formule. Elle prend corps vers les années 1960. Après le mur de Berlin, qui s’élève sans réaction des Américains et l’affaire de Cuba où les Russes reculent, la politique de respect mutuel, c’est-à-dire d’équilibre, entre dans les faits.
Cette seconde période sera plus brève que la précédente. Elle ne pouvait être qu’une étape pour deux raisons. À partir du moment où le refus d’un conflit direct inspire les deux gouvernements, se pose le problème de la ruineuse course aux armements. Ne peut-on établir officiellement une parité ? À partir du moment où ni du côté soviétique, ni du côté américain on ne peut ambitionner le commandement de l’univers, face aux puissances qui montent, ou simplement face aux multiples causes de troubles, se pose le problème d’une éventuelle action commune. Ne peut-on établir à deux une sorte de centre de décision ? À ces deux questions, la parité, le centre de décision, une réponse positive a été donnée de part et d’autre. Le domaine de l’armement a été le domaine privilégié de la parité : éviter que d’autres nations ne deviennent des puissances nucléaires ; en même temps s’entendre pour établir entre les deux États intéressés une mesure contrôlée de la croissance de leurs armements nucléaires respectifs. Le domaine de l’armement a été aussi le premier domaine de l’élaboration en commun d’une décision : c’est par une co-présidence effective et exclusive que sont dominés à Genève les débats de la conférence dite de désarmement. Comme chacun le sait, le domaine des armements n’est pas le seul qui marque cette période nouvelle. Avec raison l’imagination populaire évoque le téléphone rouge, la ligne directe entre le Kremlin et la Maison Blanche, symbole moderne à la fois d’une parité dans la puissance et d’une volonté de concertation et, si possible, de décision prise en commun.
Le succès de cette troisième période, que nous vivons, conduit à des développements qui sont déjà, me semble-t-il, la marque d’une quatrième période, que paraît définir la volonté de dépasser la détente et la coopération au profit d’une interconnaissance, voire d’une interdépendance. Une nouvelle grande puissance monte en Asie. Un peu partout dans le monde, des nations marquent leurs ambitions, leurs aspirations. États-Unis et Union Soviétique ont le même désir de ne pas être entraînés donc, dans l’intérêt commun de leur sécurité et de leur développement, de marquer le caractère durable de leur entente. Des rapports économiques et financiers ont été affirmés par les accords signés la semaine dernière. D’autres se noueront dans les prochains mois. Échange de produits agricoles de base, de matières premières, de produits plus élaborés, liens financiers particuliers, voire monétaires. Cette évolution peut aller très loin, créer des liens privilégiés, par exemple aller jusqu’à la fixation en dollars d’un prix de l’or soviétique versé en paiement à un taux plus élevé que celui qui est imposé par les Américains à l’intérieur du monde occidental. Déjà l’importance des visites et le ton des discussions marquent les années présentes. Sans doute la rivalité subsiste, la compétition demeure la règle mais accompagnée d’une volonté commune : éviter les oppositions directes, admettre, à l’intérieur d’une certaine sphère d’influence, les exigences prioritaires de l’un ou de l’autre, tenter des interventions sinon associées, en tout cas parallèles et en vue d’un objectif identique : la stabilisation des affaires du monde ; enfin s’appuyer respectivement sur la voie de la prospérité. Les difficultés sont et seront considérables mais les efforts pour les dominer paraissent jusqu’à présent à leur hauteur.
Et l’Europe, face à cette évolution ?
Au cours de la première période, le sort des deux Europe suit étroitement la pensée et l’action des deux grands vainqueurs de la guerre. À l’Est, c’est l’alignement. Chaque nation de l’Europe de l’Est est appelée à participer, dans des conditions précises et fort surveillées, à la solidification du camp socialiste sous le dur commandement de Moscou. Seule la Yougoslavie peut refuser. À l’Ouest, c’est l’intégration, dont l’origine est le Pacte Atlantique. Un problème difficile se pose, que connaît aussi l’Europe de l’Est mais qui, du côté occidental, pour diverses raisons, est le plus grave : le rétablissement de la puissance allemande… Le traité sur la Communauté du Charbon et de l’Acier permet le renouveau de l’industrie sidérurgique allemande. Il est suivi du projet de traité sur la Communauté Européenne de Défense. Mais la volonté américaine rencontre des obstacles. La Grande-Bretagne, jalouse de sa souveraineté, rejette l’un et l’autre traités. La France accepte le premier, mais ne voulant pas perdre son armée ni sa diplomatie, refuse le second. Le réarmement de l’Allemagne occidentale a lieu selon d’autres règles. Pour l’essentiel, l’organisation issue du Pacte Atlantique étend son réseau à l’Europe occidentale, neutres exclus, sous commandement américain, face au Pacte de Varsovie, sous commandement russe.
Tel est le point de départ. Dès que fut connue l’aptitude de la Russie à maîtriser l’énergie nucléaire, puis thermonucléaire et apprécié à sa valeur l’extraordinaire effort qu’elle s’imposait pour posséder de multiples armes atomiques et de multiples lanceurs, une donnée nouvelle vint bouleverser la stratégie ancienne. La sécurité de l’Europe occidentale et la sécurité des États-Unis ne pouvaient plus désormais être confondues et notamment la défense de l’Europe ne pouvait plus être appréhendée par les dirigeants et l’opinion des États-Unis comme elle l’était auparavant. Du jour, en effet, où le territoire américain peut être atteint par la guerre, la défense du territoire européen est posée en termes neufs.
Il n’y a plus identité entre défense de l’Europe occidentale et sécurité américaine. Une dizaine d’années après la signature du Pacte Atlantique, la stratégie de l’O.T.A.N. modifie son vocabulaire. On parle de riposte graduée, première forme d’un désengagement américain par rapport à la communauté étroite des premières années.
Cette profonde modification devait-elle entraîner la fin de l’intégration militaire et à certains égards de l’étroite dépendance politique dont l’O.T.A.N. était devenue l’expression ? Pour les États-Unis, la réponse était et demeure négative. L’Union soviétique maintient étroitement lié autour d’elle le bloc des États d’Europe Centrale et Orientale. En même temps, la présence américaine en Europe demeure une condition à la fois matérielle et psychologique de l’équilibre et de la coexistence. Cependant, la situation est différente à l’Est et à l’Ouest. À l’Est, la sécurité du bloc communiste fait un tout nécessaire pour des raisons politiques profondes où l’idéologie a une part importante. L’ensemble des pays que domine l’Union soviétique est, par la force des liens de vassalité autant que par des motifs de sécurité commune, également protégé par elle. Il n’en est point de même à l’Ouest. De la Norvège à la Turquie, que de diversités ! Au surplus, si, dans l’univers communiste, on peut parler de souveraineté limitée au profit de Moscou, on ne peut dans l’univers libéral, employer le même langage. Enfin, la Russie se veut solidaire, dans son intérêt, du monde communiste européen. Il n’en est pas de même des États-Unis : l’opinion américaine, déterminante à la longue pour les dirigeants, ne sent pas sa solidarité et impose un relatif désintéressement. Si la plupart des nations de l’Europe de l’Ouest, confrontées à ce problème, continuent de jouer à fond l’intégration, pour des raisons qui leur sont propres, la France qui avait, en 1955, par le rejet de la CED, marqué les limites de son acceptation, agit différemment. Le général de Gaulle en 1958 avait proposé en vain une réforme de l’OTAN : dans son esprit, un directoire eût rétabli une égalité dans les décisions, donc une meilleure égalité dans la sécurité, entre l’Europe et l’Amérique. En même temps, il prenait la décision capitale de faire de la France une puissance nucléaire. Huit ans plus tard, sans rejeter l’Alliance, il tire la conclusion d’une situation où l’intégration militaire ne correspondant plus à une communauté d’objectifs, altérait notre conception de la défense française, et même pouvait porter atteinte, par la perte de notre liberté d’action, à notre sécurité : la France quitte l’organisation intégrée issue du Pacte Atlantique et reprend le commandement de sa défense, au premier chef, de sa dissuasion nucléaire.
La suite de l’évolution est marquée par la fatale ambiguïté d’une position où les deux grands protagonistes cherchent entre eux la détente, mais ne souhaitent pas que cette détente modifie, pour ce qui concerne l’Europe, les éléments de puissance dont ils disposent. Du côté soviétique, la contradiction provoque un drame : celui de la Tchécoslovaquie, sans compter quelques heurts de moindre ampleur. Du côté occidental, les tiraillements sont visibles.
Les États-Unis ne peuvent se désintéresser de l’Europe. Des raisons de fait, impératives, s’y opposent. En outre l’équilibre de puissance, sur lequel se fonde toute l’évolution de leurs rapports avec la Russie, exige l’allégeance de l’Europe occidentale. En même temps, pour des raisons non moins impératives, ils ne peuvent empêcher les nations européennes de se sentir moins protégées qu’auparavant, sans oublier que l’opinion américaine s’émeut de constater que l’effort militaire américain n’est pas accompagné par un effort parallèle en Europe. « Que les nations européennes se mettent à la tâche de leur propre défense » est un leitmotiv qui se répand. On assiste ainsi à des contradictions au moins apparentes. En 1965, la politique américaine orientée déjà vers un accord de limitation des armements nucléaires avec les Soviétiques, envisage la constitution d’une force nucléaire européenne multilatérale, englobant l’Allemagne. En fait, il s’agit d’assurer un commandement indiscuté des États-Unis sur tout l’appareil militaire de l’Europe occidentale, pour faire pièce au commandement soviétique incontesté de l’autre côté. Mais, en régime de liberté, comme il devient difficile d’encourager les nations européennes à élever le niveau de leurs dépenses militaires pour augmenter les possibilités d’action diplomatique des États-Unis !
Dès lors que la sécurité de l’Europe occidentale par les armes n’est plus ce qu’elle était, dès lors que les États-Unis cherchent un accord avec l’Union soviétique pour éviter la croissance excessive de leurs armes, pourquoi ne pas tenter de suivre cet exemple et d’envisager la sécurité sans les armes ? En tout cas avec moins d’armes ? Le tournant est pris en juin 1968. Les nations membres de l’Alliance Atlantique, à la seule exception de la France, proposent aux États de l’Est de commencer des conversations sur la réduction des forces sur le continent. C’est ce qu’on nomme le signal de Reykjavik. Pourquoi les dirigeants américains s’y opposeraient-ils alors que leur opinion intérieure, troublée par les événements d’Asie et, au premier chef, par la guerre du Vietnam, cherche le repli des États-Unis sur eux-mêmes ? Une nouvelle perspective se présente alors : la conférence de sécurité, réunion de tous les Européens, sans exception, ouverture sur un désarmement, en tout cas sur un moindre armement, grâce à quoi la paix, en Europe, trouverait son compte.
Cependant, au moment même où l’esprit s’élève vers de tels horizons, les hésitations apparaissent. La puissance militaire est une exigence impérative à l’Est, que ce soit pour des raisons extérieures tenant à l’Asie, que ce soit pour des raisons intérieures tenant à la situation en Europe centrale et orientale. La politique soviétique, au surplus, est difficilement compatible avec l’immobilisme. Enfin, la notion de stabilité européenne, inhérente à la conception de sécurité, ne peut être comprise par tous ni partout de la même façon : l’aspiration au changement travaille une bonne part du continent et qui peut savoir où mèneront demain les rêves allemands de réunification ? Il ne suffit pas de régler par des traités courageusement mais difficilement négociés la normalisation des rapports, la reconnaissance des frontières, pour effacer un problème, ou plutôt pour faire disparaître une angoisse que l’on connaît en Pologne, que l’on connaît dans la vallée du Danube, que l’on connaît de ce côté-ci du Rhin. Faut-il ajouter que le désarmement ne peut être le règne du Droit qu’à condition que chacun s’entende sur le sens et la portée de ce mot et ne l’assimile pas à la défense de ses droits, lesquels, de nation à nation, ne sont pas toujours conciliables ? Faut-il ajouter encore qu’une vision d’une Europe désarmée entre des États-Unis et une Union soviétique fortement armés n’est, en aucune façon, garantie de paix et de sécurité ? Les dirigeants américains en sont les premiers conscients. Alors même qu’ils cherchent un accord avec l’Union soviétique, y compris en vue d’une réduction de leurs forces militaires stationnées sur le continent et qu’ils paraissent accepter l’idée que cette réduction puisse s’étendre à certaines forces européennes, ils se tournent vers leurs alliés de l’Europe occidentale pour leur dire : réarmez-vous, affirmez votre esprit, votre volonté, votre capacité de défense, et souhaitent, à bien des égards, un renforcement de l’intégration sous leur commandement.
Telle est bien la situation, alternative de sécurité par les armes, c’est-à-dire par la défense, ou de sécurité sans les armes, c’est-à-dire par un accord de réduction des forces. La division de l’Europe, que l’on doit à la Conférence de Yalta, a été tour à tour et demeure à la fois une cause permanente de conflit et la base d’un dialogue entre Américains et Russes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les Européens sont fort troublés. La confusion intellectuelle et politique est grande. Est-il possible de s’en dégager ?
II
Commençons par ne pas nous scandaliser de cette confusion. L’esprit accepte mal une réalité qui, en termes crus ou plutôt cruels, s’expose ainsi : la défense de l’Europe est un problème insoluble pour les seuls Européens. Il ne prend consistance qu’en fonction d’un engagement américain ou d’un engagement soviétique, l’un et l’autre motivés comme il se doit par l’intérêt américain et l’intérêt soviétique. De ce fait la sécurité en Europe est dominée par les données propres de la politique américaine et de la politique russe, le comportement des nations européennes pouvant cependant durablement influer sur son évolution.
Voilà qui mérite quelque commentaire — nous sommes en effet au cœur du sujet.
La défense de l’Europe a un sens pour les Américains et les Russes.
Il s’agit de s’assurer un vaste champ qui est celui de leur affrontement en même temps qu’il est un des éléments de leur équilibre, une des bases de la parité qu’ils veulent maintenir entre eux. A-t-elle un sens pour les Européens, tels qu’ils sont, dans leur extrême diversité ? Supposons les États de l’Est libérés de leurs liens de vassalisation : leurs querelles intestines sont probables, c’est le moins que l’on puisse dire. Quant à l’Ouest, tenter de définir une défense européenne se révèle, à qui veut bien ne pas se payer de mots, une tâche hors du commun. Il faut voir clairement la portée de ce que l’on souhaite : de la Baltique à la mer Égée, se protéger d’une invasion par une coalition de tous les peuples de la part occidentale du continent, réserve faite de quelques neutres… Cette vision doit être aussitôt corrigée : plusieurs pays, situés à la périphérie, ne peuvent envisager au mieux qu’une participation symbolique. Il en va ainsi de la Norvège, du Portugal, de la Grèce. Soit, peut-on penser. Mais le cœur du continent n’est-il pas solidaire ? C’est alors que l’on doit à la vérité de faire une seconde observation. Sauf le cas, qui ne paraît plus le cas principal, ni même ordinaire, d’une menace pesant, au même moment et de la même nature, sur toutes les nations du continent, il est assez clair que les peuples européens n’ont pas et ne peuvent avoir, d’une manière permanente, la même conception de la défense.
Le Sicilien ne se sent pas concerné par les problèmes de la Baltique.
L’habitant de la Frise est indifférent aux événements qui frappent les populations des Alpes ou du Jura. Peut-on dire que le Français méditerranéen se sente concerné par le sort de l’Allemand de Hambourg et réciproquement ? Sans doute, forts de leurs responsabilités au regard de leur nation et de l’avenir, les dirigeants des peuples européens peuvent-ils forcer la nature des hommes et envisager un mouvement d’ensemble. Encore faut-il que les circonstances s’y prêtent, et sur une longue durée où la politique est soumise à tant d’aléas, la valeur d’une action concertée est mise en cause par la diversité des intérêts, et davantage encore des tempéraments.
Une société politique est une société qui· a la volonté de se défendre, c’est-à-dire dont les hommes ont la capacité, durablement, de se sacrifier pour le bien commun. Certes, le mot « défense » représente une organisation, des armements, des hommes en uniforme, une stratégie. Mais la qualité de cet ensemble, il ne faut jamais l’oublier dépend d’un facteur fondamental, vieux comme l’histoire humaine, qui se nomme le patriotisme. Sans patriotisme, rien n’est crédible en temps de paix, rien n’est solide en temps de conflit. Or, nous ne voyons pas présentement un patriotisme européen. Comment, d’ailleurs, pourrait-il être défini — ne serait-ce que sur la carte ? Quelles frontières le borneraient ? Ces questions, simples mais fondamentales restent sans réponse car le patriotisme est le fruit d’une solidarité ressentie, qui est l’expression concrète de l’idée nationale. Ce patriotisme ne se traduit pas seulement par l’aptitude à supporter les contraintes de la défense et à accepter le cas échéant, le sacrifice suprême. Il se traduit également par un consentement politique, une adhésion. Cette adhésion est le produit d’une histoire qui peut, certes, ne pas être très longue, mais qui a secrété, à travers certains éléments déterminants, une langue, une éducation, une société solidaire, un comportement qui vient du cœur autant que de la raison.
Cette adhésion est de nos jours plus nécessaire que jamais. Les guerres modernes sont très vite des guerres totales qui mettent en jeu bien plus que le destin d’une armée. C’est la liberté, c’est l’honneur de tout un peuple qui est en cause. C’est en outre sa vie car la stratégie nucléaire déborde largement les frontières et les champs de bataille. Un chef d’État, maître d’une puissante capacité atomique, ne peut s’en servir, et l’étranger surtout à l’avance estime qu’il ne pourra s’en servir, si le sentiment national ne lui apporte le soutien nécessaire. Imaginer que le déclenchement d’opérations de bombardement ou d’artillerie nucléaires puisse être le fait d’une concertation préalable est une illusion. Il n’y a pas dissuasion s’il n’y a pas· appréciation par l’extérieur d’une vraie capacité de décision, c’est-à-dire une crédibilité qui repose à la fois sur la légitimité du pouvoir et la solidarité nationale.
On répondra : l’Europe politique n’existe pas encore certes, mais elle existera. Malgré ses ombres, son ambiguïté, la récente conférence de Paris n’ouvre-t-elle pas une vraie perspective d’union ? La défense européenne en sera alors la conséquence logique.
Il est vrai : la marche de la puissance américaine et de la puissance soviétique l’une vers l’autre est une invitation à l’Europe d’aller à la recherche de sa personnalité. Cependant il ne faut pas se laisser prendre aux mots et observer la réalité, dont je suis plus proche, me semble-t-il, quand je dis : c’est parce qu’il n’y a pas, qu’il ne peut guère y avoir une défense européenne que l’Europe politique ne peut revêtir aucune forme précise. La querelle dite des institutions, recèle fondamentalement une faiblesse jusqu’à présent décisive — l’absence d’un sentiment commun à l’égard de l’exigence de base qui crée une société. S’il existait une menace permanente globale, provoquant sans cesse, à l’égard de tous, des incidents, faisant peser sur chacun et d’une manière constante, l’ombre de la tragédie, naîtraient à la fois la nécessité d’une défense et sans doute un patriotisme. Mais telle n’est pas la situation. Peut-on bâtir une nation sur le commerce, la culture, la religion ? Je n’ose répondre tout à fait par la négative – mais ce que je sais, c’est que la personnalité d’une nation se forge par une prise de conscience des menaces militaires qui pèsent sur elle, parfois de ses possibilités d’expansion, notamment par la gloire de ses armes.
J’entre, du fait de mes réflexions, dans un domaine difficile, non point à analyser, mais à exprimer. De toutes parts, nous entendons parler de la défense de l’Europe : dirigeants allemands, anglais, italiens, belges, hollandais : n’y a-t-il pas dans ce concert, sinon une preuve, en tout cas un début de preuve qu’une réalité militaire s’élabore sous nos yeux, prélude d’une réalité politique ?
Osons aller au fond des choses. Que signifie pour ceux-ci, que veut dire pour ceux-là cette terminologie : défense de l’Europe ?
Pour certains pays, aux dimensions réduites, à la situation exposée, la défense de l’Europe est l’apparence dont leurs dirigeants entendent exprimer l’impossibilité où se trouvent leurs pays de faire face isolément à une menace éventuelle. Les exemples sont sous nos yeux. Nous pouvons constater l’évolution de l’esprit public chez tel ou tel de nos partenaires européens parmi les pays scandinaves ou du Benelux à qui, pour des raisons que nous pouvons et devons comprendre, toute défense nationale paraît coûteuse, aléatoire. À quoi bon tant d’efforts pour une si faible chance ? La défense de l’Europe, c’est l’appel aux Américains. Si ceux-ci ne peuvent ou ne veulent l’assurer, il n’y a plus de défense.
Pour d’autres, la défense de l’Europe apparaît comme une affirmation qui donne ses chances à une exigence nationale. Notre voisine et alliée, l’Italie, considère qu’une forte puissance occidentale en Méditerranée est une nécessité : présentement la puissance américaine. La défense de l’Europe est le thème qui justifie cette présence, mais, quelle que profonde que soit la sincérité des aspirations européennes des dirigeants italiens, le thème ne peut aller beaucoup plus loin.
Notre voisin et partenaire anglais parle abondamment de défense de l’Europe. Il ne peut en effet dire que le propre de sa stratégie qui est, comme la nôtre, une stratégie de dissuasion, est d’afficher l’unité anglo-saxonne. Le souci de maintenir des attaches militaires et politiques privilégiées avec la grande puissance qui s’est séparée de l’Angleterre il y a deux cents ans, l’ampleur de l’accueil fait sur le territoire britannique aux installations américaines, l’accent mis sur une intégration européenne entendue comme une facette de l’intégration atlantique, sont autant d’applications habiles d’une doctrine qui a vu le jour dès que la puissance anglaise a cru sentir son insuffisance : c’est avec la puissance américaine que l’on bâtit une nouvelle sécurité britannique. La dissuasion que ne suffisent plus à assurer le caractère insulaire du territoire et une flotte supérieure se transforme en une volonté admirablement tenace d’une dissuasion anglo-saxonne qui exige à la fois de multiples liens anglo-américains, un appel permanent à la présence américaine en Europe, et une Europe associée aux États-Unis, c’est-à-dire présentée comme un élément de sécurité avancée du continent américain. Le résultat de cette politique d’ensemble permet au moins d’espérer, au bénéfice de la Grande-Bretagne, une protection particulière. Il ne me semble pas que l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun soit susceptible de modifier prochainement cette orientation.
Quelque variées et même dissemblables qu’elles soient, ces conceptions sont animées d’un caractère commun : la stabilité des frontières. Peut-on en dire autant de l’Allemagne ? Poursuivons ce franc examen en observant la réalité avec les yeux froids qu’exige l’intérêt de la Patrie — cet intérêt qui nous impose de considérer avec faveur et même avec une extrême chaleur la coopération franco-allemande. Il y a deux Allemagne — certes — mais la formule de l’actuel chancelier a fait fortune : deux États, une seule nation. L’unification est une espérance profonde dont les clameurs de joie qui ont récemment retenti à Munich en l’honneur des champions sportifs des deux Allemagne, côte à côte, a été tout naturellement l’expression populaire. La défense de l’Europe, c’est encore la garantie américaine, garantie qui est en même temps une tutelle : les deux aspects sont complémentaires au point qu’un départ américain pourrait être ou un espoir de reconquête ou un neutralisme, l’un et l’autre, par des chemins opposés, pouvant donner des chances à un rapprochement, à une réunification dès que les circonstances, fussent-elles lointaines, le permettraient. En attendant, la défense de l’Europe, c’est la préservation de l’Allemagne occidentale, de son essor présent, de ses chances futures, qui ne sont pas dans l’acceptation définitive de la situation présente — alors que les autres nations, même sans le dire, souhaitent, pour un temps encore indéfini, le maintien de cette situation.
Allons plus loin dans l’analyse. Il est un point important, qui intéresse la défense de l’Europe et la sécurité en Europe, et en est même un des éléments déterminants. L’Allemagne n’est pas seulement divisée. Elle a l’interdiction de dépasser un certain stade de son réarmement — interdiction qu’elle a acceptée en 1964, et qui porte notamment sur l’arme atomique. Cette interdiction, comme sa division, sanctionne le passé. Elle reflète aussi, comme sa division, une des exigences du temps présent, qui ne peut supporter un changement profond, sans que les assises de la sécurité en soient altérées. La « normalisation », la « détente », la « coopération » ont des limites, ou plutôt une limite fondamentale qui est le respect d’un petit nombre de règles politiques, dont l’intangibilité des frontières résultant de la deuxième guerre et l’interdiction d’un trop fort réarmement, notamment d’un armement nucléaire, forment l’essentiel. Il peut paraître contraire à la nature des choses et des hommes que l’immobilisme soit ainsi une condition de l’avenir. Mais, en l’état présent de l’Europe, on ne peut imaginer qu’il en soit autrement. Que l’Allemagne — ou les deux Allemagne — atteignent un niveau élevé d’armement, qu’à un titre quelconque elles puissent disposer directement ou indirectement de l’arme nucléaire, qu’elles remettent en cause les frontières existantes, commencerait aussitôt une nouvelle période de l’histoire de notre continent, période que dominerait chez toutes les nations voisines un sentiment d’insécurité. Il faut donc attendre que le temps fasse son œuvre et qu’un accord profond, libre et unanime puisse être dégagé avant d’envisager des changements en eux-mêmes dangereux. Tout persuadé que je sois des nécessaires coopérations, des échanges entre jeunes, des interdépendances économiques, des efforts de solidarité politique, tout désireux que je sois d’un futur siècle de relations franco-allemandes à l’opposé de ce qu’elles furent depuis 1870, il n’est pas possible de parler d’Europe sans affirmer cette réalité politique et militaire. J’envie ceux qui peuvent imaginer une organisation européenne en niant ce problème fondamental et il est bien clair que ce n’est pas, à l’inverse, en imposant à une nation comme la France les mêmes contraintes politiques et militaires qu’on trouvera le bon chemin de l’avenir.
C’est que nous, Français, nous ne pouvons renoncer. Qui assurerait notre sécurité si nous ne commencions pas par l’assurer nous-mêmes ? Que resterait-il de la nation si elle n’était pas rassemblée autour de l’effort qui lui permet de se dresser devant une menace ? Nous ne devons, à cet égard, nourrir aucune illusion. Sans doute savons-nous qu’en cas de danger, il nous faudrait compter sur le soutien américain, lequel fut nécessaire dans l’une et l’autre guerres de ce siècle. Mais pouvons-nous l’espérer automatique ? Quelle illusion ce serait que de répondre par l’affirmative à cette question ! Nous ne devons pas être anti-américains : nous n’en avons même pas le droit. Mais nous ne pouvons fonder notre politique sur l’espérance que notre territoire, nos libertés, nos intérêts seront considérés comme le territoire américain, les libertés américaines, les intérêts américains. Il nous faut donc une défense nationale, une défense strictement et profondément nationale, en fonction de quoi nous pouvons espérer un soutien.
Une réflexion supplémentaire doit être faite. Une véritable défense européenne ne peut être l’addition des efforts de chacun. Une Europe que l’on suppose unie est un géant. Ce géant provoque aussitôt des suspicions : je ne parle même pas de la Russie, je parle également des États-Unis dont on connaît les réactions face aux efforts modestes de politique agricole commune, aux velléités de politique industrielle, aux discours sur une monnaie européenne. Dès qu’apparaît dans un domaine déterminé, l’ombre d’une union, source d’une éventuelle puissance, adieu l’amitié ! Je ne veux pas comparer, à l’égard de l’Europe, la politique américaine et la politique soviétique, mais dans le domaine militaire, à Washington comme à Moscou, on ne peut accepter l’idée même d’une force autonome à la hauteur de ce que serait une Europe unie. Cette crainte n’existe-t-elle pas à l’intérieur même de l’Europe ? Tel ou tel peuple ne préfère-t-il pas la modestie de son effort militaire à la plus large contribution que lui imposerait sa fusion dans un ensemble qui, en raison de sa dimension, ne pourrait subsister que par un très haut niveau de puissance, dans tous les domaines, et d’abord le niveau militaire ? Au surplus, la voie pour atteindre ce haut niveau suppose de profonds changements dans le comportement politique de nombreux Européens : à tort ou à raison, ces changements ne sont pas souhaités par certains qui, ayant à choisir entre puissance et impuissance, préfèrent l’impuissance, sans compter une complicité générale pour éviter, en ce qui concerne l’Allemagne, son retour à une trop grande influence politique au cœur de l’Europe.
Faisons le bilan.
La diversité des conceptions européennes est grande. Elle peut être recouverte d’une attitude commune au cas où sur chacun et au même moment pèserait le poids d’une même menace. Encore conviendrait-il pour plusieurs États européens qu’ils aient la certitude de l’intervention américaine automatique et au plus haut de sa puissance. Telle n’est pas la situation présente.
Il semble d’autre part que l’intérêt de l’Union Soviétique soit d’adopter une attitude opposée à celle qui fut la sienne au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Pour les raisons que nous avons dites et où entrent, pour une grande part, les préoccupations qu’elle éprouve à l’Est, l’Union Soviétique cherche une atmosphère de paix.
Pour ce qui concerne les États-Unis, l’intérêt qu’ils portent à l’Europe occidentale est certain, mais si le souci du dialogue, de la concertation avec la Russie, voire d’établir à deux un centre de décision, suppose un équilibre de puissance que justifie un effort de rattachement de la part occidentale de l’Europe à la politique américaine, cette orientation ne va pas jusqu’à garantir une dissuasion sans faille.
Au surplus, les deux grandes puissances ont les soucis dont nous avons parlé en ce qui concerne la croissance de leurs armements respectifs.
Dès lors, de la sécurité par les armes, pourquoi, à l’image de la recherche russo-américaine, ne pas envisager pour l’Europe la sécurité sans les armes, en tout cas avec moins d’armes ?
La pensée occidentale en ce domaine est dominée par le sentiment que la répartition des forces en Europe fait apparaître l’incontestable supériorité de l’Union Soviétique et de ses alliés du Pacte de Varsovie. Il ne paraît pas possible d’envisager sérieusement une atmosphère propice à une évolution profonde, dans les esprits, dans les faits si, au moins, un équilibre n’est pas rétabli. L’Occident peut donner l’exemple si les Soviets font plus que le suivre grâce à une réduction inégale des forces…
À l’intérieur de cette position occidentale, les attitudes des divers participants sont motivées par des raisonnements qui leur sont propres, et avant tout, comme il se doit, d’ordre intérieur.
Les États-Unis connaissent un mouvement profond de désengagement général. Quitter l’Asie, certes, mais pourquoi ne pas quitter aussi l’Europe ? La discussion est ouverte. Certains veulent des décisions rapides. D’autres n’en veulent pas, mais pensent qu’il est utile de faire un geste. Affirme-t-on que les États-Unis ne peuvent se désintéresser de l’Europe, ne serait-ce que du point de vue de leur sécurité ? La réflexion est exacte. Mais il y a, pour les plus grandes puissances des priorités, c’est-à-dire des choix. Placer sa puissance dans l’atome, dans les cieux, sur les mers — voilà qui précède et de beaucoup, l’enracinement sur un continent étranger où il suffit, semble-t-il, sauf en certains points qui concernent directement la sécurité américaine, de maintenir les forces strictement nécessaires à une mise en garde.
Pour les dirigeants américains, la décision, avec toutes ses conséquences, est d’une grande difficulté. Telle qu’on peut analyser sa présente attitude, le Président des États-Unis, soucieux d’un accord durable sur les armes atomiques offensives, pense réussir, moyennant une certaine diminution de ses forces en Europe. Cette diminution est une garantie à ses yeux de n’en pas faire davantage. Pour d’autres qui ne sont pas aux affaires, elle est, au contraire, le prélude d’un désengagement total.
Passons à l’Europe. Nous avons eu l’occasion d’évoquer une aspiration qui est, pour une large part, motivée par un état d’esprit similaire à celui qui fait agir la majorité des Américains : améliorer d’abord les conditions de la vie. De pressantes revendications facilitées par l’impression de paix que donne notre continent, mènent de nombreux dirigeants en Europe occidentale à diminuer leur budget militaire, ou s’ils le maintiennent parce que l’inflation augmente le coût des soldes et du fonctionnement des armées, à restreindre leur effort d’armement. La tenue d’une conférence sur la réduction des forces est un bon habillage : puisque l’évolution conduit à une moindre tension, tirons-en financièrement et politiquement un profit immédiat, au bénéfice du mieux-être matériel de nos peuples.
Il existe en Allemagne la motivation particulière dont nous avons parlé. L’aspiration à l’unité conduisit, au cours d’un proche passé, une partie de l’opinion germanique à rêver au « refoulement » tel qu’une certaine propagande américaine et même occidentale pouvait permettre de l’envisager. La page est tournée. N’est-ce pas au contraire par une plongée, peut-être provisoire, vers une sorte de neutralisme, en tout cas vers une affirmation de non réarmement qu’il devient possible de développer des relations entre les deux Allemagne et, partant de ces relations, construire un avenir fondé sur un rapprochement progressif ? Ce n’est qu’une tendance et qui n’est pas majoritaire : un désengagement américain lui en donnerait de la force.
Franchissons la frontière des deux Europe. Du côté soviétique, c’est avec satisfaction que l’on envisagerait des réductions… chez les autres. Que l’Occident baisse sa garde : voilà qui n’a rien pour déplaire à Moscou. Les dirigeants du Kremlin seraient même prêts à le payer — mais à le payer d’un petit prix.
En fait, toutes ces aspirations que nous venons d’évoquer demeurent présentement du domaine de l’irréel.
Les Soviets ont besoin de leur puissance. Tel est le premier point et tout raisonnement qui omet cette vérité est vicié dès le départ. Une imposante armée soviétique est indispensable pour assurer l’unité du camp socialiste et, à certains égards, la description d’une menace est utile pour justifier la présence et l’importance de cette armée. Par la plume, par la parole, les autorités soviétiques se sont chargées d’écarter sans esprit de retour une négociation fondée sur une réduction « inégale » à leur détriment.
Le second point mérite également de retenir l’attention. Qu’un réel désarmement donne le sentiment que l’Europe ne veut pas se défendre et aussitôt de grands changements sont en vue. On a pu être surpris d’une position française hostile au maintien des troupes américaines sur le sol français, au contraire favorable au maintien de ces mêmes troupes en Allemagne — où nous-mêmes sommes présents par un corps d’armée. C’est que nous n’avons pas besoin en France de troupes américaines pour comprendre nos responsabilités — bien au contraire. Nous les comprenons mieux sur une terre libre de toute présence étrangère. Il n’en est pas de même pour l’Allemagne : les raisons de cette situation sont multiples et suffisamment présentes à l’esprit pour que je n’insiste pas.
L’actualité diplomatique est l’aboutissement de cette situation dont nous venons d’évoquer les multiples et contradictoires éléments.
Américains et Russes ont abordé leur propre problème : la première étape des négociations dites « SALT » a abouti — un régime durable pour les armes nucléaires de riposte anti-missiles, un régime provisoire pour les armes nucléaires offensives. Ce provisoire impose une nouvelle négociation, dont l’objectif est plus ambitieux mais les Russes entendent lier son succès à des dispositions portant sur les armes et armements stationnés en Europe.
La négociation rejoint celle envisagée sur les réductions des forces en Europe — cette fois-ci non pas forces américaines mais forces européennes : l’accent est mis sur des réductions mutuelles et équilibrées. D’une manière plus ou moins ouverte, le succès de cette orientation est lié dans l’esprit soviétique à la tenue d’une conférence paneuropéenne, la fameuse conférence de coopération et de sécurité.
Depuis plusieurs années, le gouvernement français a donné son accord à la tenue de cette conférence. Le drame de Prague en 1968 en a suspendu le processus. Nous estimons que cette conférence consacrera l’état présent de l’Europe, notamment pour ce qui concerne ses frontières. Nous estimons également que la preuve a été faite par de nombreuses actions bilatérales dont l’action française a été l’une des premières sinon la première, que des relations d’échanges et de coopération peuvent être établies : là aussi, une consécration est utile. Enfin, nous estimons que cette conférence peut être le début d’une meilleure entente par une prise de conscience de toutes les nations européennes, à l’Est notamment, de leur intérêt commun : cette hypothèse, à diverses reprises, a fait hésiter l’Union Soviétique à donner la priorité à la tenue de cette conférence. Pour ce qui nous concerne, nous n’attendons pas d’autres résultats. Après la tenue de cette conférence qui doit permettre à chaque nation européenne de s’exprimer, nous pourrons mieux apprécier comment participer à la suite. Il nous apparaît imprudent de mettre la charrue avant les bœufs, et de décider d’une réduction qui, semble-t-il, modifiera à nos dépens le rapport des forces avant d’avoir apprécié la réalité et le sérieux de l’évolution générale du continent. L’ambition de l’Europe doit être de conforter la détente, de l’approfondir, tenant compte de circonstances favorables. Ce serait prendre un grand risque que de l’altérer par une rupture d’équilibre. L’évolution sera longue et pour qu’elle se poursuive, il est capital, tout en saisissant les occasions de coopération, de connaissance, d’échange, de ne pas commettre de fautes.
En fait, il ne faut pas se dissimuler que nous sommes à un grave tournant. Américains et Russes parlent un langage commun et peuvent associer leur défense et leur sécurité. Mais les Européens ? Ils n’ont confiance ni en leur défense propre, expression d’une fausse puissance et d’une politique artificielle, ni en leur sécurité sans défense car cette sécurité supposerait une confiance réciproque, une assurance raisonnable de stabilité politique, une possibilité de règlement amiable des conflits — confiance, assurance, possibilité qui n’existent pas.
Dès lors, nous vivons dans une contradiction difficile à supporter longtemps car l’opinion la comprend mal. Les jours pairs, réunion pour la défense de l’Europe, invitation des États-Unis aux nations européennes pour augmenter leur budget militaire et leur armée ! Les jours impairs au nom de la sécurité en Europe, discussion sur la réduction des forces, à laquelle les États-Unis donnent leur accord — comment feraient-ils autrement puisque dans d’autres instances, ils sont entraînés par la limitation des armements stratégiques dont ils veulent le succès, à ne pas fermer la porte à une réduction de certains types de forces en Europe ? La contradiction peut être comprise, mais non des peuples pour qui le jeu va apparaître de plus en plus malaisé à saisir. La tendance que l’on constate à lier conférence européenne de sécurité et réduction des forces — tendance que la France a dénoncée — va accroître le malaise. La tendance américaine au désengagement encourage les tendances européennes au désintéressement et à leur tour les tendances européennes au désintéressement encouragent le désengagement américain. Bientôt, nul ne saura plus très bien, si l’on n’y prend garde, vers quels rivages la diplomatie dite occidentale mène l’Europe.
III
Les considérations que je viens de vous exposer, à la fois simples et difficiles, éclairent la politique de la France.
Nous avons, en son temps, refusé l’ivresse de la Communauté Européenne de Défense. En son temps, nous nous sommes guéris d’une autre ivresse, celle de l’intégration militaire atlantique. Nous refusons aujourd’hui l’ivresse de la sécurité par le désarmement. Pas plus que le vocabulaire d’hier ou d’avant-hier, celui d’aujourd’hui ne doit nous griser.
Défense nationale, premier point, alliance avec les États-Unis et bons rapports avec l’Union Soviétique, deuxième point, coopération économique et politique en Europe, troisième point, définition du rôle militaire de la France vis-à-vis de l’Europe, de la Méditerranée, de l’Afrique et au-delà, quatrième point. Cette politique dont le général de Gaulle a fixé les prémices et que nous poursuivons, correspond, me semble-t-il, aux intérêts fondamentaux de la France, c’est-à-dire des Françaises et des Français. Elle débouche présentement sur la seule synthèse que nous puissions faire entre défense de l’Europe et sécurité en Europe.
De la défense nationale, j’ai fréquemment parlé au cours de ma carrière politique et récemment, ici même, au cours des trois années passées (1). Le premier tome du Livre blanc sur la défense a, il y a quelques mois, exprimé officiellement les orientations qui inspirent mon action (2). Cette défense repose sur une volonté : celle de la dissuasion, c’est-à-dire la volonté de disposer d’une capacité à la fois d’attaque, de riposte et de résistance qui décourage un adversaire éventuel de réaliser sa menace. Cette dissuasion est d’abord nucléaire et repose sur les engins mer-sol, c’est-à-dire les sous-marins, sur les engins sol-sol, c’est-à-dire le Plateau d’Albion, sur les engins air-sol, c’est-à-dire les bombardiers Mirage. Ces engins sont armés de bombes que la technique a transformées et transformera encore : notamment nous allons passer à l’étape du thermonucléaire. Les armes nucléaires dites tactiques, dont commence à être dotée l’Armée de l’Air, dont par la suite le sera l’Armée de Terre, sont un complément de la dissuasion nucléaire. La dissuasion est ensuite populaire : quels que soient leur nombre et leur puissance, les engins ne suffisent pas. La volonté de défendre son ciel, ses côtes et sa terre doit être exprimée par la disponibilité et la capacité des armées françaises à mener le combat sous ses diverses formes, en encadrant la mobilisation nécessaire. Enfin l’aptitude de nos forces à intervenir hors de nos frontières comme nous le dirons tout à l’heure est un complément de la dissuasion pour un pays qui veut ici maintenir sa souveraineté, là défendre des intérêts essentiels, ailleurs faire face à des engagements fondamentaux.
Cette défense est une création continue, d’où la nécessité de plans à long terme, étudiés avec soin, appliqués avec rigueur, en fonction des nécessités militaires, des découvertes techniques, avec les finances correspondantes. Cette défense doit être soutenue par la confiance populaire, doit même faire corps avec le peuple, d’où l’importance des relations armée-nation, l’irremplaçable qualité d’un service militaire bien fait, de la préparation militaire des jeunes, du perfectionnement des réserves. Cette défense doit donner d’elle-même une image nette, d’où l’exigence d’une gestion sérieuse, d’une administration à la fois efficace et humaine, d’un constant souci d’économie et d’adaptation à l’esprit du temps. Cette défense doit appeler la considération pour la fonction militaire, d’où la valeur de son statut, mais aussi les impératifs tout à la fois de discipline et du sens des responsabilités qui doivent marquer, de haut en bas, la hiérarchie militaire.
Deuxième point : alliance avec les États-Unis, entente avec l’Union Soviétique.
Toute menace militaire sur l’Ouest de l’Europe vise les États-Unis d’Amérique : les dirigeants de cette immense puissance, quelque profond que soit l’appel au désengagement et à l’isolationnisme, connaissent cette règle dont l’oubli leur a coûté cher, et à nous aussi. Les États-Unis ont besoin d’avoir confiance — confiance militaire, confiance politique — en leurs alliés de l’Ouest de l’Europe et à cet égard la France, en raison de sa situation, est difficile à remplacer. Nous avons intérêt à faire en sorte que notre capacité militaire et politique attire cette confiance. Ainsi se posent les termes d’une alliance qui est dans la nature des choses, et que ni de ce côté-ci de l’Océan, ni de l’autre côté, on ne devrait, malgré la différence naturelle des positions dans bien des domaines, altérer en profondeur. Malgré les divergences, chacun doit chercher à se comprendre et à s’entraider.
Si la politique américaine est un élément capital de la sécurité européenne, la politique de l’Union Soviétique en est déterminante. C’est l’attitude de son gouvernement qui, du temps de Staline, a orienté le comportement des peuples européens et les traces ne s’effaceront pas d’ici longtemps. Pour les raisons qui ont été indiquées et que chacun connaît, le gouvernement actuel de l’Union Soviétique est soucieux de la stabilité des frontières en Europe. Nous aussi. Le gouvernement soviétique est également soucieux que des mouvements divers ne viennent pas remettre en cause la situation politique en Europe centrale et orientale ! Nous aussi — étant bien entendu que notre vision de l’avenir européen, comme notre conception de la liberté des peuples, nous font refuser en droit et en fait, la thèse de la souveraineté limitée avec ses déplorables conséquences. Sous ces réserves et quelques autres qui tiennent à l’assujettissement des partis communistes, en France et dans nos terres d’Outre-Mer — mais à cet égard, il nous appartient d’agir — notre entente avec l’Union Soviétique résulte, pour ce qui concerne les deux pays, de l’état actuel de l’Europe, et il est à souhaiter que les circonstances, au cours des prochaines années, confirment cette exigence et l’intérêt de la Russie pour notre force nationale.
Troisième point : la coopération européenne.
Je le dis, me semble-t-il, avec l’objectivité que peut donner une longue réflexion, même lorsque celle-ci a été interrompue par d’ardents combats politiques. C’est une dangereuse illusion que de travailler à l’avenir de l’Europe en imaginant que l’Europe est une nation — la distinction entre fédération et confédération étant le type de l’amusement subsidiaire auquel se plaisent les exégètes du droit. On ne badine pas avec l’idée nationale et l’Europe est d’autant plus attachée à la réalité nationale que celle-ci est synonyme de liberté — on le voit en Europe de l’Est. Le seul travail utile à l’Europe est celui qui repose sur l’acceptation de la diversité, c’est-à-dire des indépendances. Voilà qui délimite les orientations et le champ de l’effort. Pour ce qui concerne le développement économique et le progrès social, sous toutes leurs formes, il peut y avoir contestation quant aux moyens : il n’y en a guère quant aux objectifs, qui sont déterminés par cette profonde et féconde aspiration populaire qui fait d’un grand nombre d’États de l’Europe occidentale un très libre marché pour les échanges commerciaux, la circulation des marchandises comme celle des capitaux, les ententes industrielles, les priorités d’achat et l’entraide pour le développement. Sur cette base matérielle, peut-on bâtir, face à certains problèmes, une action politique ? On aimerait que naisse un sentiment de la responsabilité commune, au moins chez les· plus puissants des peuples européens, à l’égard de l’Europe. Mais s’élever au-dessus du commerce et du bien-être, pour vivre comme des politiques et pas seulement en discours, représente une tâche à laquelle bien des Européens ne sont pas disposés. L’effort politique est le fait d’un petit nombre d’États dont les dirigeants, pour agir, doivent sentir la confiance ou, à la rigueur, l’acceptation de l’esprit public. La concertation, pour ce qui concerne la politique étrangère, pourrait donner, en traitant de quelques grands problèmes, d’heureux résultats. En ce domaine, la bonne volonté française n’a guère été récompensée. L’intérêt des nations européennes pour les grandes affaires varie beaucoup selon les capitales, et chacune, attirée par tel ou tel problème, se désintéresse facilement des autres qui, au contraire, touchent au vif les peuples différemment situés sur la carte de l’Europe. Entre les plus grandes puissances de l’Europe, la compétition demeure vive, chacune cherchant, selon les cas et les questions, un soutien auprès d’une autre et des autres. Au surplus, l’ombre de la puissance américaine est présente et, pour obtenir son soutien sur telle affaire, pour le demeurant on fait acte d’allégeance. La récente conférence au sommet fait, à juste titre, naître d’heureux espoirs pour ce qui concerne l’effort économique commun. Pour ce qui concerne la politique, le problème demeure entier. Le fait nouveau dont nous avons parlé : la profondeur du rapprochement américano-soviétique peut-elle, à la longue, réveiller les opinions européennes ? C’est à quoi pense le Président de la République en proposant, dans une perspective de dix ans, une union européenne. Nous devons donc envisager cette hypothèse — sans illusion toutefois car ce que nous avons dit au sujet de la défense ne changera pas de sitôt et reste déterminant.
Soyons à la fois modestes dans nos objectifs et fermes quant à l’effort pour les atteindre. Un développement, en commun, des nations ; un progrès, en commun, des nations ; un effort de coopération pour saisir la responsabilité commune de l’Europe… Les échanges de jeunes, leur meilleure connaissance réciproque favoriseront peut-être une évolution. Je dis — peut-être — car les fréquentations entre peuples confirment les particularités au moins autant qu’elles établissent des amitiés nouvelles. En fait, il faut donner l’exemple. Mais les mots ne suffisent pas à donner l’exemple qui se donne par la capacité de travail, le sérieux des finances publiques, la productivité de l’économie, la promotion et la participation qui rénovent une société, enfin la puissance militaire et la volonté d’indépendance politique. Que la France donne cet exemple et elle fait plus pour la coopération européenne que tous les discours et tous les écrits des professionnels de « l’idée européenne ».
Quatrième et dernier point. Ce pays, le nôtre, résolu dans sa défense, connaissant les conditions et les limites de son alliance avec les États-Unis, sachant l’exigence et aussi la mesure de son entente avec l’Union Soviétique, ayant une vue claire des affaires européennes, ce pays, le nôtre, dis-je, doit préciser son rôle militaire éventuel, en Europe, en Méditerranée, à l’égard de l’Afrique et au-delà. L’Europe a été et demeure notre souci principal. Notre sécurité est trop dépendante de la sécurité européenne pour ne point vouloir agir, selon notre capacité, hors de nos frontières si le besoin devait s’en faire sentir. Le corps aéroterrestre que constituent la 1re Armée et la Force aérienne tactique est notre instrument de manœuvre dont nous devons, en poursuivant sa modernisation, faire un instrument d’intervention, solitaire s’il le faut, en liaison avec nos alliés en cas d’action commune. Il est clair que pour notre pays la latitude, que les Américains dénomment la riposte graduée, n’existe guère : l’arme nucléaire tactique, venant de l’air ou de la terre et grâce à quoi notre 1re Armée peut être un instrument très efficace, la lie étroitement à la force nucléaire stratégique, c’est-à-dire à la dissuasion dont elle annonce à l’adversaire, par ·son action, que le gouvernement est prêt à en faire usage. C’est en ce sens que nous apportons notre contribution à une défense, sinon de l’Europe, en tout cas des nations européennes, nos voisines, dont la sécurité peut être solidaire de la nôtre.
L’indépendance des États d’Afrique du Nord, le conflit du Moyen-Orient, l’expansion soviétique et l’expansion américaine ont transformé les conditions de la sécurité en Méditerranée. Pour la sécurité de nos côtes, méridionales et corses, de notre trafic maritime, de nos communications, pour participer, le cas échéant, à des opérations combinées, nous devons marquer notre volonté de demeurer une puissance militaire en Méditerranée — puissance militaire où Marine et Aviation ont la première place. Il en est de même des côtes atlantiques et des communications qui nous imposent de bons rapports avec les puissances américaine et anglaise. Le continent africain est plus loin mais son avenir ne peut être indifférent à l’Europe. En fait, elles ne sont pas nombreuses les nations européennes qui ont conscience de cette réalité. Notre coopération pour ce qui concerne la part francophone d’Afrique, notre aide à la formation des jeunes générations, notamment pour ce qui concerne l’armée, certains accords d’assistance, des bases militaires d’intérêt mutuel, notre force d’intervention extérieure — terre, marine, air — sont les manifestations concrètes, limitées, mais aussi efficaces que possible de notre volonté et de notre aptitude à agir.
Enfin, hors d’Europe, nos Départements et Territoires d’Outre-Mer, attachés à la souveraineté française, à laquelle ils participent, requièrent des garnisons, une présence maritime et aérienne, et relèvent également, éventuellement, de notre capacité d’intervention.
Liées l’une à l’autre, politique extérieure et politique militaire constituent notre apport à la défense de l’Europe comme à la sécurité en Europe. Notre affirmation d’être un État, c’est-à-dire, à notre mesure, avec ténacité, une puissance militaire, nous assure une capacité d’indépendance et d’influence. Notre souci de l’avenir nous encourage, depuis plus de deux ans, à soutenir le projet de conférence européenne de sécurité et de coopération, en dissociant de ce projet celui d’une réduction des forces en Europe. En effet, si cette réduction est symbolique, elle ne représente rien, sinon une excuse pour un renoncement unilatéral de plusieurs nations. Si elle est réelle, elle entraîne une modification d’un rapport de force dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est prématuré. L’affirmation, par la loi de Finances pour 1973, que le budget des armées, notamment pour ce qui concerne son titre V, doit marquer la constance de notre volonté de défense, consacre cette politique et l’oriente pour les années à venir.
Ainsi sont les choses. Entendez-vous dire que cet effort est un rêve et que les nations, telle la France, de moyenne puissance, ont besoin de protection ? L’affirmation n’est pas fausse mais elle est incomplète. La protection n’est jamais garantie et n’est jamais gratuite. Les puissances plus fortes que les autres, fussent-elles appelées par leur souci d’équilibre réciproque, à protéger de moindres nations, n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts. Les protégés oublient quelquefois cette loi qui est celle de tous les protecteurs. Les exceptions sont rares. J’oserai dire qu’il n’y en a pratiquement pas. Il faut donc représenter une valeur à protéger, c’est-à-dire qu’une nation moyenne doit représenter une force, pour qu’une force plus grande, si elle est hostile, hésite puis renonce à l’attaquer, et si elle est amicale, accepte d’accorder son soutien. C’est le cas de la France et le motif de sa politique.
Au surplus, nos problèmes ne se situent pas seulement par rapport aux États-Unis ou par rapport à la Russie. Du fait que la politique de ces deux puissances les conduit en certains cas à se neutraliser l’une l’autre, une puissance de moindre force, comme la France, retrouve sa capacité d’agir, mais aussi son obligation de défense. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier et une politique militaire est un précieux atout pour qui veut prévenir certaines ambitions ou demeurer un animateur et un responsable de la scène européenne.
D’autres questions surgissent à l’esprit. Les perspectives d’une défense constamment maintenue ne provoquent pas l’enthousiasme des foules, qui souhaitent que l’on dresse devant leurs yeux un avenir définitivement pacifique, et qui aspirent au partage de toutes les ressources collectives en vue d’une vie plus facile. À cette observation, les réponses ne manquent pas. Nous avons fait la preuve qu’il n’y avait pas incompatibilité entre une volonté de défense nationale régulièrement modernisée et une politique orientée vers la hausse constante du niveau de vie : l’une et l’autre vont de pair dans un pays ordonné et qui travaille. Mieux vaut, à tous égards, un effort modéré, mais continu, à un abandon suivi d’un effort massif et souvent tardif. Il faut savoir aussi qu’il y a des peuples et des périodes dans la vie des peuples où tout affaissement peut entraîner des conséquences graves, peut-être irréversibles. Enfin on ne se lassera jamais de répéter à nos compatriotes que la liberté est un combat permanent, sur tous les fronts, y compris le front de la défense.
C’est beaucoup de vivre une époque de détente et de coopération. C’est beaucoup de vivre une époque où la plupart des peuples d’Europe et d’Amérique aspirent à la stabilité. Il suffit cependant de constater à quel point cette situation est fragile pour mesurer la valeur d’une politique préoccupée certes de saisir toutes les raisons d’espérer, mais aussi de deviner la portée des changements qui peuvent ou qui pourraient survenir. La logique de certains événements nous a menés, à travers vingt-cinq ans, à une situation de calme relatif en Europe. Bien audacieux celui qui affirmerait qu’il suffit de se laisser vivre pour que les vingt-cinq ans qui viennent confirment cet état de choses. Il y faudra, au contraire, une grande résolution, des actions constantes et notamment une affirmation à notre mesure de puissance résolue, hors de laquelle tout est renoncement, c’est-à-dire aventure, notamment pour notre liberté.
* * *
Les circonstances changent, et souvent très vite. Depuis le début de ce siècle, nos pères et nous en avons fait, plusieurs fois, l’expérience, tantôt cruelle, tantôt chaleureuse. Le destin des nations européennes dépend de facteurs dont certains trouvent leur origine hors d’Europe.
Des drames peuvent éclater, des tendances impérialistes et destructives de nouveau se faire jour et trouver leur incarnation dans des dirigeants ivres de leur puissance. Les éléments de toute stratégie et notamment de la défense européenne, peuvent donc connaître de profondes modifications. Il est un élément permanent qu’en aucun moment il ne faut oublier et qui peut être résumé en quatre phrases.
Nous sommes les héritiers et les bénéficiaires d’une certaine conception de la dignité individuelle, qui n’est point le lot commun de l’univers, tant s’en faut. Cette conception est attachée à un type de société, qui trouve son expression dans une certaine collectivité politique, dont le nom est nation. Les Français d’aujourd’hui et de demain, soucieux de léguer leur héritage dans de bonnes conditions de sécurité, doivent d’abord renforcer la cohésion, le potentiel et la défense de leur nation. Le reste, et notamment l’avenir de l’Europe, sera le fruit de cet effort — qui est l’effort essentiel.
(1) Cf. Revue de Défense Nationale nos d’Août-Septembre 1970, Décembre 1970 et Janvier 1972.
(2) Livre blanc sur la défense nationale, tome I, juin 1972.