Défense en France - Liban et Tchad
Cessez-le-feu au Liban, accalmie des combats au Tchad, le moment est propice en ce début d’octobre 1983 pour réfléchir aux implications des deux conflits dans lesquels, bon gré mal gré, notre pays est engagé. On peut se demander quelles en sont les incidences sur notre appareil militaire et tout d’abord quelle est l’importance des forces françaises consacrées à ces deux aires d’affrontement. L’effort consenti est-il tolérable ?
Au Liban nous participons à deux catégories de forces, à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) avec 750 hommes et à la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB) avec environ 2 000. Lorsque paraîtra cette chronique, le groupement aéroporté d’Albi, aux ordres du général François Cann, aura relevé avec une douzaine d’unités de combat la 31e Brigade qui était au Liban depuis juin 1983.
Au Tchad sous le commandement du général Poli, sont actuellement engagés, en vertu de l’accord franco-tchadien de 1976, un peu plus de 2 000 hommes des 3 armées qui assurent l’instruction et le soutien des forces tchadiennes, l’ensemble constituant l’opération Manta. Les unités de combat sont équipées de Milan antichars, de blindés légers AML 90, de blindés AMX-10 RC et d’armes antiaériennes.
Pour l’effort aérien, la presse a noté l’arrivée à N’Djamena le 22 août de 6 Jaguar et de 4 Mirage F1 de l’Armée de l’air. S’y ajoutent de nombreux appareils tels que le Boeing KC-135 pour le ravitaillement en vol, des appareils de transport Transall, également de l’Armée de l’air et le Breguet Atlantic de l’Aéronautique navale pour la détection et le guidage des avions. De son côté l’Aviation légère de l’Armée de terre (ALAT) met en œuvre des hélicoptères de manœuvre Puma et des hélicoptères antichars Gazelle. Des batteries de missiles sol-air Crotale ont été installées sur le terrain de N’Djamena.
Tout ce dispositif a été mis en place en quelques jours par le transport aérien militaire aux ordres du Commandement du transport aérien militaire (Cotam) disposant, outre les Transall et les Douglas DC-8 militaires, de cargos des compagnies aériennes civiles réquisitionnés avec leurs équipages. Les transporteurs ont fait la preuve d’une maîtrise et d’une précision plus que satisfaisantes dans cette opération.
La performance est d’autant plus remarquable que les appareils ont dû, en raison des interdictions de survol de certains pays, faire un détour allongeant de 1 500 km la distance Toulouse-N’Djamena qui est d’environ 6 500 en ligne droite.
La partie de la logistique lourde qui ne pouvait être transportée par air a été acheminée via le Cameroun ou le Gabon et la République Centre-africaine où la base de Bouar a également reçu des renforts constituant, avec 1 500 hommes environ, la réserve potentielle de l’opération Manta. Le général Poli lui-même a dû faire un détour par l’Égypte et le Soudan pour rejoindre son poste.
Le mécanisme de l’action rapide à l’extérieur de l’Europe est maintenant bien rodé. Le ministre de la Défense a eu ainsi la preuve de son fonctionnement impeccable. Mais quel en est le coût ?
Il serait vain de vouloir chiffrer la facture alors que les opérations sont loin d’être terminées : à l’évidence son montant va dépendre de leur rythme et de leur durée. Tout au plus peut-on prendre quelques points de repère, comme le ratio « crédits de paiement du Titre III (rémunérations et charges sociales, vie courante et activité) sur nombre de militaires » d’une catégorie de forces donnée. En métropole pour les grandes unités, réserves générales et forces d’environnement, ce ratio est de 6 100 F par militaire au budget de 1983, mais dans ce que le fascicule budgétaire appelle le « domaine 4 », c’est-à-dire les forces des 3 armées et de la Gendarmerie outre-mer et leurs soutiens, ce ratio, en dehors même de toute opération, passe à 198 000 F par homme et l’on peut penser qu’avec les soldes et les primes particulières qui doivent être accordées pour les opérations du Tchad, il est encore plus élevé. À ce montant il faut ajouter le coût de la logistique propre à Manta et de sa mise en place : munitions, carburants opérationnels, rechanges de matériels. Certains de nos confrères ont fait état du coût exorbitant des carburants : 18 à 19 F le litre de kérosène rendu à N’Djamena. À une certaine époque du mois d’août 1983, la base de N’Djamena, selon ces mêmes sources, en absorbait 360 tonnes par jour !
En l’absence d’un collectif budgétaire, on voit mal comment la défense épongerait un surcroît de dépenses qui excède les prévisions faites il y a un an, de même qu’on ne voit pas du tout comment un pays comme le Tchad, ruiné par 15 ans de guerre, pourra un jour payer les matériels et les armes que nous lui fournissons actuellement. Ce n’est pas que nous nous interrogions sur le bien-fondé d’une forme d’aide tout aussi nécessaire que les autres à ce pays, mais on doit se demander comment le budget de la défense dont l’accroissement ne sera que 6,6 % en 1984 pourra assumer cette charge.
Ceci dit, il est certain que les opérations Tchad et Liban n’hypothèquent pas outre mesure l’actuelle organisation de la Force d’action rapide (FAR). Nous n’y avons pas engagé plus de 12 % de la 11e Division parachutiste qui compte 14 000 hommes, 18 % de la 9e Division d’infanterie de marine (8 500) et 50 % de la Légion étrangère. Au total c’est tout au plus 15 à 16 % de notre FAR c’est-à-dire de 47 000 hommes qui sont engagés. Nous sommes loin d’être « pris au piège » !
Loin d’avoir un effet néfaste sur le moral des cadres et des volontaires (engagés ou appelés service long), ces actions l’ont au contraire stimulé ; tant il est vrai qu’elles répondent aux aspirations d’une jeunesse qui rêve de connaître d’autres cieux que la grisaille des garnisons d’Europe.
À la longue cependant, le rêve de l’exotisme n’est-il pas menacé ? Le risque n’est pas écarté d’une transformation des postes ou forteresses du « Désert des Tartares », risques aussi de retournements dangereux qui, dans une guerre des chefs fertile en rebondissements, ferait de nos soldats des otages ? En définitive pour qui travaille le temps ?
Au Tchad comme au Liban en qualité de « soldats de la paix », nous sommes paradoxalement engagés dans un conflit où il n’y a pas pour nous d’ennemi désigné. Mais le perturbateur est bien connu : Libyen d’une part, Syrien de l’autre qui, par Goukouni Weddeye et Walid Jumblatt interposés, tiennent déjà des gages importants : le débouché du Tibesti au Tchad avec la plate-forme aérienne de Faya-Largeau, la Bekaa et la ceinture de Beyrouth au Liban. Le perturbateur prétend contrôler en fait la situation.
Tout va dépendre de sa bonne volonté dans les négociations, qu’elles soient engagées ouvertement ou en sous-main. Il peut soit vouloir limiter son gain et l’empocher immédiatement, soit viser un objectif plus ambitieux encore mais se satisfaire pour le moment d’une partition de fait. Dans les deux cas certes, il serait mis fin dans l’immédiat au martyre des peuples tchadien et libanais mais les problèmes de l’État et de l’avenir du Tchad et du Liban n’en sont pas résolus pour autant. Dans ces pays, seule une cohabitation organisée et librement consentie entre les ethnies et les religions permettra la vie en paix. Pour l’instant, les adversaires, « frères-ennemis », se trouvent dans une situation de blocage et il est certain que, au Tchad du moins, notre action a dissuadé le perturbateur de pousser plus loin sa progression. Aurions-nous pu éviter dans ce dernier pays cette sorte de situation de « pat » (aux échecs, situation où l’un des adversaires ne veut plus jouer sans mettre son roi en échec, ce qui lui est interdit. La partie est alors nulle) en intervenant plus tôt, début août par exemple en prévenant la chute de Faya-Largeau le 11 août 1983. Une action aérienne du type de celle que nous avions menée en 1978 en Mauritanie où nos Jaguar avaient disloqué les colonnes du POLISARIO, ne manquait pas de partisans aussi bien dans les instances gouvernementales que dans les états-majors. Alors que le sort de la place n’était pas encore scellé, nos Jaguar auraient pu, à coup sûr, prendre à partie les colonnes de véhicules et de blindés que les photos de satellites américains montraient parfaitement et sur lesquelles les AWACS basés au Soudan ne demandaient qu’à nous guider.
Le président de la République y a opposé un triple refus (cf. son interview au Monde, 26 août 1983) : primo, « non à une guerre préventive » ; secundo, « non à une guerre automatique » et tertio, « non à la participation à une guerre civile ». Il est vrai qu’une action aérienne à Faya-Largeau à 1 000 km de N’Djamena, même si elle était possible épisodiquement, était difficile sinon impossible à soutenir de façon durable en l’absence d’une logistique dont la mise en place n’avait pas encore commencé.
Il ne nous appartient pas de dire si la pesée des risques militaires s’alourdissait ou non de celle de difficultés prévisibles sur le plan intérieur. D’ailleurs la prudence n’était-elle pas de rigueur lorsqu’on sait qu’aujourd’hui encore il y a en Libye une colonie de plusieurs milliers de Français dont la situation d’otages de fait pourrait inspirer quelque inquiétude surtout lorsqu’on se souvient du sac il y a quelques années de l’ambassade de France à Tripoli ?
En guise de conclusion disons que les militaires ne doivent pas oublier cette vérité profonde que l’un des leurs, Karl von Clausewitz, énonça dans une formule célèbre sur laquelle, hélas, beaucoup d’entre eux furent – et font encore – trop souvent contresens ; nous l’éviterons pour notre part en disant que la « force » n’est que l’un des moyens de la politique et qu’elle doit en rester la servante, aux côtés de la diplomatie.
Sans doute y a-t-il un temps pour l’usage de la force et un autre pour la négociation. L’avenir est souvent seul à permettre, à la lumière des résultats, de juger la valeur exacte des choix et des décisions correspondantes, et de mesurer à leur juste prix les avantages et les inconvénients de la rapidité dans la décision et l’action. ♦