Revue des revues
• En exposant le concept de la défense civile non violente (Défense Nationale, octobre 1984). nous avions souligné les difficultés d’une telle défense face à un adversaire de type dictatorial. La résistance polonaise nous donne l’occasion, dans une certaine mesure, de comparer la pratique à la théorie. Dans une certaine mesure, car, comme le note Jacques Sémelin dans le numéro d’hiver d’Alternatives non violentes (ANV, Craintilleux, 42210 Montrond), la résistance des Polonais s’élabore de façon pragmatiste, « sans référence aux catégories conceptuelles de la non-violence ».
Il y a de grandes différences entre la résistance civile contre un occupant – or la Pologne peut être considérée comme occupée par ses propres forces de sécurité – et « la défense non violente qui vise à empêcher l’occupation grâce à la valeur dissuasive de sa préparation ». La résistance polonaise met cependant en œuvre des formes d’action qui relèvent du concept de défense non violente : « la non-coopération de masse – grève, boycott, désobéissance civile – le refus de la violence comme mode d’action, le développement de grèves de la faim… d’innombrables manifestations symboliques… la soif d’une prise de parole diversifiée dans cette foisonnante presse clandestine, le souci de la transparence et de la démocratie, la recherche de l’organisation et de la discipline consentie, l’appel à la responsabilité ; et puis ce sens de l’humour, si caractéristique de celui qui, en proie à l’oppression, préfère tourner son adversaire en dérision plutôt que de le haïr ». Ces formes d’action non violentes ont-elles quelques chances de réussite face à la répression d’un pouvoir totalitaire ? Dans quelle mesure influent-elles sur les relations entre l’Est et l’Ouest ? Comment les Occidentaux peuvent-ils aider ce mouvement ? À ces questions et à quelques autres, Alternatives non violentes a demandé la réponse à des Polonais engagés dans la lutte : Lech Walesa, des conseillers et représentants de Solidarnosc et du KOR, des universitaires réfugiés à l’Ouest ou restés en Pologne. Ces réponses nous semblent présenter un grand intérêt.
La tradition polonaise est plutôt celle de l’insurrection armée, notent Krzysztof Pomian et Sewerin Blumsztajn, et si les Polonais ont été amenés à adopter des méthodes non violentes, cela tient à la fois à l’influence de l’Église et du Pape, au souvenir des hécatombes de 1944 et au désir d’éviter une intervention soviétique (1). Il y a dans la conscience polonaise un instinct biologique de survie, en même temps qu’une opposition formelle à la révolution violente pour changer les rapports sociaux : la révolution d’Octobre a mauvaise presse en Pologne, on lui attribue une partie des malheurs de la nation. L’expérience des manifestations de 1956, 1970 et 1976 a convaincu les dirigeants ouvriers de l’inefficacité des mouvements violents, alors que les grèves avec occupation d’usines, répandues spontanément dans tout le pays, ont contraint le pouvoir à reculer : c’est ce que montre le sociologue W. Modzelewski, confirmant la déclaration de Lech Walesa dans son discours d’Oslo : « la leçon que j’ai tirée de ces expériences a été que nous ne pouvons nous opposer efficacement à la violence que lorsque nous n’en faisons pas usage nous-même » (11 décembre 1983). Cette efficacité de la non-violence, démontrée pendant les 16 mois qui ont suivi les accords de Gdansk, est moins évidente depuis le coup de force du 13 décembre 1981. Blumsztajn lui attribue cependant le fait que « la Pologne continue d’être le pays de l’Est le plus libre du bloc soviétique » ; selon lui, le mouvement est si massif qu’il contraint le pouvoir à limiter, voire abaisser la répression ; les nouveaux syndicats officiels sont de vrais syndicats, à savoir qu’ils défendent effectivement les intérêts des ouvriers ; 700 publications clandestines diffusent des informations libres et contribuent à l’éducation des esprits et à la création d’une « culture indépendante » ; la presse gouvernementale polémique avec ces publications, ce qui est une façon de reconnaître l’existence d’une opposition. Pomian est moins optimiste, il estime que la résistance se maintient, mais sans efficacité ; en historien, il observe que les dictatures ne cèdent que lorsqu’elles sont affaiblies par une défaite extérieure (Argentine, Grèce, Portugal ; l’Espagne constitue une exception) ; la crise économique pourrait peut-être « s’aggraver au point de jouer le rôle d’une défaite militaire » et d’obliger le pouvoir à rechercher un compromis avec l’opposition ; « ceci dans la double hypothèse qu’il n’aurait pas tenté d’utiliser la crise économique pour renforcer la répression, et que l’URSS se serait résignée à donner son aval à une évolution de la Pologne vers un système institutionnel pluraliste ; deux éventualités qui aujourd’hui paraissent très peu probables ».
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