Défense à travers la presse
Pour étonnant que cela puisse paraître, les Livres blancs sur la défense rendus publics successivement par l’UDF (Union pour la démocratie française) et le RPR (Rassemblement pour la République) n’ont pas provoqué de véritable débat. Les journaux se sont contentés d’en rapporter les grandes lignes sans même les assortir de la moindre analyse comparative.
Seul Le Quotidien de Paris du 14 juin 1985, s’est plu à mettre en valeur la déclaration de l’ancien président Giscard d’Estaing selon qui « l’envahissement du territoire de l’Allemagne fédérale [RFA] mettrait gravement en cause la sécurité ultime de la France ». Giscard franchit le Rhin, a aussitôt titré notre confrère qui considère que la protection nucléaire française doit s’étendre à la RFA. C’est oublier que M. Giscard d’Estaing avait tenu à préciser qu’il n’y avait pas de recours automatique à la dissuasion nucléaire. Mais le journaliste Philippe Marcovici a le sang vif et il ne craint pas de conclure : « Un jour il faudra bien se décider à choisir entre l’Europe et la Nation avec toutes les incertitudes et les dangers inhérents à l’un ou l’autre choix ».
Y aurait-il vraiment une telle alternative ? Et ne serait-ce pas déroger à l’incertitude de la dissuasion que de trancher a priori ? La question soulevée par notre confrère est d’autant plus intéressante qu’elle a eu sa réponse lors des manœuvres combinées franco-allemandes à Münsingen. M. Charles Hernu – en tant que ministre de la Défense – n’a-t-il pas saisi l’occasion pour déclarer que les « intérêts de sécurité (des 2 pays) étaient communs » ? Une phrase que Jacques Isnard, dans Le Monde du 22 juin 1985, a saisie au vol :
« M. Hernu a une nouvelle approche, plus à même de séduire l’Allemagne. Dès le temps de paix, et a fortiori en période de tension internationale ou de guerre, la France partage avec son allié d’outre-Rhin des intérêts de sécurité, une sécurité commune qui impose à sa propre armée de n’être plus une simple réserve statique de l’Otan, sans pour autant tenir en permanence un créneau où elle serait intégrée à la frontière germano-tchécoslovaque. Ce que M. Wörner traduit immédiatement, avec raison, par le fait que la France n’utilise plus l’Allemagne fédérale comme un glacis derrière lequel elle s’abriterait des premiers coups de la bataille en Europe. Le symbole de cette rénovation doctrinale est le nouvel outil militaire que représente la Force d’action rapide (FAR)… Comme les nuances de vocabulaire sont importantes dans la pédagogie militaire, il convient de noter que les intérêts de sécurité ne sont pas les intérêts vitaux, même s’ils peuvent les inclure. S’ils venaient à être attaqué, les intérêts vitaux de la France, laissés à l’appréciation du chef de l’État, seraient protégés par la riposte nucléaire. Ce qui veut dire que la France n’affiche pas a priori son intention de mettre sa force nucléaire à la disposition de l’Allemagne, qu’il n’y a donc pas automaticité de la dissuasion, mais que tout demeure ouvert dans cette nouvelle relation de la France à la sécurité européenne. »
Un autre sujet qui s’inscrit dans l’actualité, sans toutefois être encore exactement cerné par les commentateurs, est celui de l’IDS (Initiative de défense stratégique) américaine. À la réunion des ministres de l’Alliance Atlantique à Lisbonne, les États-Unis n’ont pu obtenir le soutien qu’ils souhaitaient à ce propos. Sans doute parce que « la ligne développée par Washington comporte trop d’incertitudes pour ne pas indisposer peu à peu les différents alliés », ainsi que l’écrit Alexandre Adler dans Le Matin du 8 juin 1985. Il souligne aussi combien la Grande-Bretagne redoute un drainage des cerveaux à son détriment, sans compter l’éventuelle péremption des forces nucléaires françaises et anglaises. En revanche l’Allemagne fédérale n’a pas de telles réticences, mais, ainsi que le note Le Quotidien de Paris du 27 juin 1985, « les revirements du chancelier Kohl sur l’IDS comme sur Eurêka (programme européen de compétitivité technologique) resteront un modèle de diplomatie louvoyante. »
Parce que les 2 programmes concernent les technologies de pointe, parce que l’Espace leur est promis, la presse n’hésite pas à associer ou comparer l’IDS et le projet Eurêka. L’entente qui s’est réalisée au sujet de ce dernier entre Paris et Bonn s’est étendue à nos autres partenaires lors du Sommet de Milan (juin 1985). Le Monde du 25 juin 1985 a consacré son supplément économique à Eurêka :
« Là où les Américains développent grâce aux efforts militaires et les Japonais grâce à une planification à long terme sous l’égide du MITI [Ministry of International Trade and Industry], les Européens sont quelque peu démunis… L’IDS et Eurêka ne sauraient être concurrents. La première est essentiellement un programme de recherche tandis que le second vise plutôt une phase de développement. Le constat fait en France et partagé par ses partenaires est que le Vieux continent consacre des efforts de recherche de même ampleur que les États-Unis, mais qu’ils débouchent trop peu sur une phase industrielle. Le problème n’est pas à l’amont mais en aval, dans le lien entre science et industrie… Plutôt donc qu’une recherche fondamentale sur les technologies diffusantes, il s’agit de définir des projets précis, finalisés… Dès lors que l’IDS porte sur la recherche, voire quelques produits militaires et qu’Eurêka vise à déboucher rapidement sur des produits précis, les deux ne sont guère concurrents. »
Le Parti communiste, dans son bulletin Correspondance Armée-Nation du mois de juillet 1985 s’insurge contre cette complémentarité que certains souhaitent entre les deux programmes et critique vivement l’IDS comme un choix stratégique redoutable. Au-delà d’une rhétorique peu convaincante, force est d’admettre que certains arguments ne manquent pas de pertinence.
Mais, en ce mois de juin 1985, l’attention des éditorialistes a surtout été absorbée par le terrorisme international : 2 détournements aériens au Proche-Orient avant celui, plus dramatique du Boeing de la TWA le 14 juin 1985 (Trans World Airline) ; l’explosion d’un appareil d’Air India le 23 juin 1985 ; les attentats commis à l’aéroport de Francfort (19 juin) et de Rome etc. Nous ne sommes plus en présence de ces « rêveurs de l’absolu » dont parlait Marx à propos de Ravachol. Comme l’explique Max Clos dans Le Figaro du 25 juin 1985 :
« Le cancer terroriste, qui avait été pratiquement éradiqué en Allemagne, au Japon, en Italie, renaît. Il dispose d’argent, d’armes, de complicités et de jeunes hommes fanatisés prêts à immoler des milliers de vies humaines, d’autant plus dangereux qu’ils ont fait par avance le sacrifice de leur propre vie. Ils bénéficient d’un réseau international de soutien qui assure la logistique. Où se trouve la clé du terrorisme ? C’est d’une guerre qu’il s’agit. Non déclarée mais tout aussi dangereuse que l’autre. »
Dangereuse car il n’y a pas que des vies humaines mises en péril : ce qui est en cause, c’est le consensus juris sans lequel s’effritent les sociétés, celles du moins qui ne sont pas fondées sur le totalitarisme. C’est un peu ce qu’écrit Max Gallo dans Le Matin du 1er juillet 1985 :
« Ce détournement marque une étape de plus dans la régression des principes qui devraient fonder les rapports entre États. Presque tout est inédit, en effet, dans cette prise d’otages. La collaboration entre les pirates et les autorités officielles d’un État : Nabih Berri n’est-il pas un ministre libanais ? Par ailleurs, l’intervention de la Syrie, efficace, ne saurait faire oublier le fait que Damas s’est servi de la carte terroriste pour montrer aux États-Unis qu’elle était, dans la région, l’intermédiaire obligée. Ainsi se sont révélées des collaborations entre États et terroristes… La survie d’une civilisation, d’une Nation ne dépend pas seulement des boucliers, fussent-ils spatiaux, dont elle se dote, mais de la conviction que certaines valeurs méritent qu’on s’y sacrifie. »
Pour sa part Gérard Dupuy, dans Libération du 19 juin 1985, saisit l’occasion pour mesurer les limites de la puissance. Un thème largement traité, si j’ai bonne mémoire, par Henry Kissinger dans son 1er ouvrage paru aux abords des années 1950. Gérard Dupuy n’y fait pas référence, mais son propos en découle :
« L’empire américain, la plus redoutable puissance de la Terre, est pris au collet. Dure leçon : les futurs maîtres de la guerre des étoiles se font tailler des croupières par des artisans de la guerre. Les moyens de riposte américains sont gigantesques mais disproportionnés… La mésaventure de Reagan va plus loin : se vouloir une puissance universelle, c’est aussi prendre le risque d’être universellement menacé, fragile dans chacun de ses maillons les plus faibles. Plus solennellement Washington affirmera son bon droit de superpuissance démocratique et plus cruels apparaîtront les trous dans son manteau. »
Aucun de nos confrères ne s’interroge cependant sur le point de savoir si les grandes démocraties occidentales n’ont pas inconsciemment favorisé l’apparition de tels mouvements terroristes. En refusant de s’associer au plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en novembre 1947, la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas plongé le Proche-Orient dans la situation actuelle ? Les insurrections latino-américaines ne sont pas du goût des États-Unis, mais ceux-ci n’ont pas bronché lors de l’effondrement de l’empire iranien. On pourrait multiplier les exemples, notamment avec l’impavidité occidentale face aux excès de certains mouvements de libération dans le Tiers-Monde. Que signifie l’état de droit si on se contente simplement de bien ajuster son nœud de cravate ? Le vertige de la terreur n’est-il pas le fruit du laxisme ? Lord Balfour, ancien Premier ministre du Royaume-Uni, a eu de fortes réflexions sur la vanité de la puissance lorsqu’elle n’est pas étayée par l’observation raisonnable du monde. C’est pourquoi l’éditorialiste du Monde, le 20 juin 1985 a quelque raison de conclure :
« Il reste que, après avoir condamné moralement le terrorisme et avoir juré de lui mener une guerre impitoyable, le président Reagan se voit contraint de composer d’une certaine manière avec lui. L’affaire laissera assurément un goût amer. » ♦