Défense à travers la presse
Ce qui frappe à la lecture de la presse en ce mois d’octobre 1985, c’est (à deux exceptions près) la convergence des commentaires sur les trois faits qui ont retenu l’attention : la fin de l’arraisonnement de l’Achille Lauro ; la visite à Paris de M. Gorbatchev, Secrétaire général du Parti communiste soviétique ; les tirs nucléaires français à Mururoa (Polynésie française). Le fait mérite d’être retenu car il exprime à n’en pas douter une durable cohésion de toutes les parties de l’opinion sur des sujets d’importance.
L’interception du Boeing égyptien amenant en Tunisie les pirates du navire italien, si elle entraîne parfois des objections juridiques, n’est l’objet d’aucune condamnation morale ou politique. Philippe Marcovici, journaliste, dans Le Quotidien de Paris du 12 octobre 1985, applaudit sans réserve :
« Reagan a fait justice et s’il est un reproche, un seul, que l’on puisse lui faire en cette occasion, c’est de ne pas être allé jusqu’au bout de son raisonnement… Car enfin, il serait peut-être temps d’affronter la réalité. Le terrorisme a ceci de particulier que depuis des décennies il choisit ses cibles parmi les innocents… Il serait donc malvenu de s’étonner et surtout de s’indigner parce qu’enfin l’ordre a été donné de châtier des coupables, fut-ce au prix d’une entorse aux sacro-saintes règles du droit international… Le terrorisme international s’est de lui-même mis hors-la-loi, à lui d’en subir toutes les conséquences. »
Cependant, et c’est la première exception, Pierre Marthelot, chercheur et écrivain, dans La Croix du 17 octobre 1985, n’entend pas en rester à une vue aussi carrée des choses. Après s’être indigné qu’on puisse organiser des croisières dans une région déchirée comme le Proche-Orient, il en vient au fond du problème :
« Oui sont ces terroristes ? Des Palestiniens en mal de patrie perdue ; mais encore ? Des réfugiés parqués dans des camps où ceux de la deuxième ou troisième génération sont nés et, de plus, ont été témoins des pires choses : massacres et bombardements aveugles, faisant vivre cette population dans la hantise de sa propre destruction. C’est ainsi que se fabriquent les terroristes d’aujourd’hui et de demain. Le jour où on ne les appellera plus terroristes mais combattants, où les adversaires d’aujourd’hui se traiteront avec respect, eh bien ! On ne sera pas loin de la recherche d’un compromis. »
Dans l’immédiat, Max Clos, directeur de la rédaction du Figaro, considère qu’on ne peut céder au chantage terroriste, un cancer contre lequel les pays occidentaux n’ont pas su se prémunir ensemble. Il ne s’agit pas, à ses yeux, d’un problème d’école et il s’en explique dans Le Figaro du 9 octobre 1985 :
« Les pays occidentaux n’ont jamais compris que leur survie commune devant un ennemi commun passait par des décisions communes. Face à un danger qui les concerne tous, ils ont toujours agi en ordre dispersé… Là où devrait exister un filet serré de contrôle et de surveillance, les tueurs passent sans aucun problème d’un pays à l’autre, trouvant partout des structures d’accueil. Depuis dix ans, on nous parle d’un espace judiciaire et d’un espace policier européens. Qu’en est-il en réalité ? Rien n’a dépassé le stade des parlotes ».
En ce qui concerne maintenant la visite en France de M. Gorbatchev et les propositions qu’il a faites à cette occasion, le titre le plus approprié est sans doute celui de Libération, du 4 octobre 1985, désignant l’Union soviétique comme la superpuissance de la paix. Mais dans son éditorial, Gérard Dupuy, journaliste, a tôt fait d’abandonner l’ironie, notamment lorsqu’il en vient à traiter des offres de M. Gorbatchev d’engager avec la France des négociations sur sa force de dissuasion :
« Le maître du Kremlin sait fort bien que cela n’a aucun sens : que reste-t-il de la dissuasion du faible au fort quand elle devient celle du beaucoup plus faible à l’à peine moins fort ? Si le chantage aux Pershing a largement échoué, l’URSS n’a pas renoncé à investir à intérêts composés dans les réflexes pacifistes des opinions occidentales. Il ne sera pas simple pour les responsables français d’expliquer que l’offre de Gorbatchev de discuter en tête-à-tête des armements atomiques est une vulgaire ruse de guerre. Mitterrand rencontre là, très vite, les limites inhérentes à toute ouverture à l’Est. »
Pas simple assurément puisque, et c’est notre seconde exception. Yves Moreau, ancien chef du service étranger, s’étonne, dans L’Humanité du 5 octobre 1985, du refus français :
« Les armements nucléaires français existent. Il est d’ailleurs bon que nul ne l’ignore. Mais comment expliquer les réticences de François Mitterrand vis-à-vis d’une approche soviétique nouvelle à cet égard ? Quand il était question, en 1982-1983, de prendre en considération à Genève le fait que la France et la Grande-Bretagne ont des armes nucléaires, le président de la République faisait valoir qu’on ne pouvait en parler dans une négociation à laquelle la France ne participait pas.
Pourquoi tant de réserve aujourd’hui qu’un dialogue direct à ce sujet nous est offert ? N’est-ce pas renvoyer au tête-à-tête américano-soviétique tout débat sur l’équilibre des forces en Europe ? »
Peut-on supposer qu’ayant lu attentivement les commentaires de ses confrères, Yves Moreau se sera laissé convaincre ? C’est ainsi que dans Le Matin du 5 octobre 1985 Alexandre Adler, historien et journaliste, fournissait une réponse à la question posée :
« Qu’on ne s’y trompe pas : le mécanisme par lequel notre pays se verrait contraint de négocier le nombre et la qualité de ses armes nucléaires introduirait la France dans un piège fatal dès lors que l’URSS continuerait à développer d’autres armes, notamment conventionnelles, auxquelles précisément notre armement a pour fonction de répondre. Derrière la fausse fenêtre des SS-20. On voudrait enfermer la stratégie française dans un carcan d’autolimitations fatales et assimiler nos armes stratégiques, qui sont l’ultima ratio, à des forces nucléaires intermédiaires de l’Alliance atlantique même si la négociation franco-soviétique demeurait bilatérale. »
Ce plan pouvait-il être accepté par la France ? Bien évidemment non et la presse est pratiquement unanime à ce sujet. Notre force de dissuasion ne se marchande pas, même si le président Mitterrand n’a pas écarté d’emblée la possibilité d’échanges de vues. Cependant Jacques Amalric, chef du service étranger, dans Le Monde du 5 octobre 1985, se demande si M. Gorbatchev ne poursuivait pas en la circonstance un objectif plus lointain qu’immédiat :
« Comment le non de M. Mitterrand a-t-il été reçu par M. Gorbatchev ? Il y eut quelque déception du côté soviétique, mais on ne s’attendait manifestement pas à autre chose. M. Gorbatchev a d’ailleurs pris soin, tout au cours des conversations, de bien préciser qu’il ne recherchait pas un plafonnement de la force française. Le secrétaire général sait parfaitement que la France est en train de multiplier les têtes nucléaires et qu’il est hors de question d’entraver cette phase de modernisation de la force de dissuasion. Mais M. Gorbatchev donne l’impression de toujours jouer trois coups à l’avance ; il peut très bien songer déjà à se placer dans la perspective d’un nouvel effort de modernisation. »
Dans Le Figaro, du 4 octobre 1985, Serge Maffert, chef du service de politique étrangère, considère que la visite à Paris du numéro Un soviétique lui a fourni l’occasion d’une offensive générale : envers les États-Unis avec la proposition de réduire de 50 % les armements nucléaires stratégiques, envers la France ainsi qu’on vient de le voir :
« Il s’agit là, incontestablement, d’une présentation habile, en partie inédite, qui a mis d’emblée Paris dans l’embarras, mais qui sera repoussée par les gouvernements intéressés… La demande renouvelée et insistante faite à la France de négocier sur sa force de dissuasion a toujours été repoussée avec fermeté par Paris… Cela étant dit, il se confirme de manière tout à fait claire que M. Gorbatchev a lancé une offensive diplomatique d’une immense portée. Elle en est seulement à ses débuts. »
Qu’il en soit ainsi n’est pas pour détourner la France de poursuivre son effort. Du reste, les expériences nucléaires continuent en Polynésie comme prévu en dépit des pressions qui peuvent s’exercer pour qu’il leur soit mis fin. Et nos confrères ne disconviennent pas du bon droit de la France en la matière. En cela ils se conforment à l’opinion générale qui reste fort sereine ainsi que l’observe l’éditorialiste du Monde du 26 octobre 1985 :
« Les remous causés par la destruction du Rainbow Warrior, tout comme l’indignation des pacifistes et des écologistes devant la politique nucléaire de la France, n’ont rien changé à l’affaire. Les Français peuvent penser ce qu’ils veulent de la bavure de la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) à Auckland, ils n’en sont pas moins favorables en majorité à la poursuite de cette politique, y compris donc des expériences nucléaires comme le montrent la plupart des sondages. »
Et, dans La Croix du 25 octobre 1985, Pierre Servant, chargé des questions de défense, prend soin d’exposer à ses lecteurs la cohérence de ce qu’il appelle la chaîne stratégique française :
« La détermination affichée de la France à poursuivre ses expérimentations à quelques semaines du sommet soviéto-américain de Genève, provoque la colère des pays du Pacifique Sud, spécialement de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie… La possession par la France du centre de Mururoa est une pièce essentielle de son dispositif de mise au point de l’arme nucléaire. La dissuasion nucléaire, sa crédibilité technologique, passent par Mururoa, mais aussi par les autres départements et territoires d’outre-mer, n’ont cessé de répéter les ministres de la Défense de droite ou de gauche. »
Pour terminer, signalons qu’à l’occasion du 40e anniversaire du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), Le Monde a publié le 6 octobre 1985 un cahier spécial sur le consensus nucléaire, passant en revue les principales données d’une aventure scientifique et militaire qui a permis à la France de s’affirmer de manière indépendante sur la scène internationale. ♦