Stratégies navales du présent
Que nos lecteurs se rassurent, ce livre de l’amiral Pierre Lacoste, que tous les Français connaissent maintenant, ne vise d’aucune façon au sensationnel. Il n’apporte pas en effet la moindre révélation, ni même allusion à l’affaire que l’on sait, sinon peut-être cette phrase glissée dans son avant-propos : « il est des circonstances où le devoir de conscience, l’emportant sur tous les autres, conduit à prendre des décisions irrévocables ».
Le propos de l’amiral se limite donc bien à celui annoncé par le titre, c’est-à-dire à l’analyse approfondie des Stratégies navales du présent, et il constitue ainsi la réédition, complétée et actualisée, de son précédent ouvrage, intitulé Stratégie navale, guerre ou dissuasion ? et paru en 1981 aux Éditions Nathan, que nous avions alors commenté dans la livraison de juin 1981 de notre revue. Si l’auteur s’est résolu à cette mise à jour, c’est parce que, explique-t-il, ayant constaté que « le pays a manifesté depuis quelques années une plus grande attention et une plus grande compréhension en ce qui concerne les affaires de la mer », il a souhaité « apporter aux lecteurs une information suffisamment claire et complète pour comprendre à quoi sert leur Marine, quels sont ses moyens et comment vivent et combattent les hommes qui la servent ». Disons tout de suite que le livre atteint parfaitement cet objectif.
Dans sa 1re partie, intitulée « Puissance navale » (nous aurions préféré l’adjectif « maritime » pour des raisons que nous avons souvent exposées), l’amiral Lacoste rappelle les données fondamentales de la stratégie navale et les leçons qu’on a pu tirer de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, dans une 2e partie, il analyse les « deux grandes novations » survenues depuis, à savoir la double révolution nucléaire (celle de la bombe et celle de la propulsion) et le développement d’une nouvelle puissance navale, l’URSS. Enfin, la 3e partie décrit « le cadre et les conditions des affrontements » dans « les 4 dimensions de la guerre navale » : la surface (espace où les transports sont économiques, la circulation libre et où le désert de la haute mer demeure immense), le monde sous-marin (domaine obscur, impénétrable aux ondes électromagnétiques, monde du silence et aussi celui des ondes acoustiques à la conquête aussi difficile que l’espace), l’espace aérien (les oiseaux de mer ont toujours fasciné les marins) et enfin l’espace au-delà de l’atmosphère (espace totalement libre des contraintes de la géographie, idéal pour l’observation et le renseignement et où les satellites ont révolutionné l’art de la navigation). Quant aux conditions des affrontements, elles sont caractérisées essentiellement pour l’auteur par la constatation que « la guerre sur mer est une guerre de mouvement ».
Un chapitre analyse alors de façon excellente « la place et le rôle des hommes » dans les affrontements de la guerre navale. Ainsi : « la notion d’équipage, faite des solidarités et des complémentarités des hommes qui le constituent, n’est nulle part aussi achevée qu’à bord d’un navire ». Ou encore : « un navire de guerre est une cité, une usine, une machine de combat ». Il décrit, toujours de façon très vivante et avec une formulation bien choisie, le comportement des marins au combat et le rôle du commandant : « nulle part sans doute ne se concrétise mieux que dans la marine l’identification d’une unité à un homme ». Ajoutons que c’est probablement là que l’amiral Lacoste a puisé l’éthique et la déontologie dont il a fait très discrètement mention dans son avant-propos. Aussi, conclut-il, « le personnel représente pour une marine sa plus authentique richesse ».
La 4e et la 5e partie de l’ouvrage, de caractère plus technique, sont remarquablement présentées et illustrées. Elles décrivent d’abord, les « combattants de la haute mer », c’est-à-dire croiseurs, frégates et corvettes, sous-marins, porte-avions et aviation embarquée, avions de patrouille maritime. Elles expliquent ensuite les principales « formes de combat », c’est-à-dire en fait les tactiques des combats sur la mer et au-dessus de la mer, de la guerre sous-marine et de la lutte contre les sous-marins, des forces de la mer à l’assaut de la terre et enfin des opérations côtières. Enfin, un chapitre traite excellemment de la « conduite des opérations navales », en particulier au niveau du théâtre d’opérations maritimes, où le rôle du chef responsable consiste essentiellement à assister les forces en opérations par le renseignement, les télécommunications, la logistique, et à leur éviter les interférences par le « contrôle des espaces maritimes », ne faisant ainsi acte d’autorité qu’en cas d’urgence ou de besoin, c’est nous qui le disons. En fait, il s’agit à ce niveau d’exercer ce que les Anglo-Saxons désignent par le sigle C3I, et qu’on peut traduire par : commander, contrôler, communiquer et informer.
La dernière partie de l’ouvrage se veut prospective, puisqu’elle s’intitule : « Stratégies navales de demain ». Elle examine d’abord les perspectives techniques et tactiques, qui peuvent se résumer par « plus fort, plus vite, plus loin, plus sûrement ». Avec l’autorité que confèrent à l’auteur les fonctions qu’il vient d’exercer, elle répond ainsi à la question souvent posée de savoir si les sous-marins nucléaires lance-missiles stratégiques (SNLE), demeureront indétectables et invulnérables à des attaques préventives : « on peut affirmer que, compte tenu de leur mission et de leur déploiement, il n’existe aucun moyen actuel ou prévisible qui soit en mesure de les menacer efficacement, sauf peut-être les sous-marins nucléaires chasseurs ». Nous aurions souhaité qu’à ce propos l’amiral souligne les limitations congénitales des satellites, puisqu’on entend parfois dire, avec d’autant plus d’assurance qu’on ignore tout des problèmes de la lutte anti-sous-marine, que les satellites vont révolutionner la détection des sous-marins. Mais il remarque excellemment qu’« à l’opposé de l’Espace, l’océan est un milieu si complexe, si hétérogène, si changeant qu’il offrira toujours d’immenses possibilités aux sous-marins qui cherchent à s’y cacher » ; cette constatation n’entraînant d’aucune façon que les applications spatiales et la guerre électronique ne joueront pas un rôle majeur dans l’évolution de la stratégie opérationnelle, bien au contraire, comme l’observe très justement l’auteur. Il conclut sur ce sujet que le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) sera « le nouveau roi de la mer » et que par ailleurs la dissymétrie attaque-protection se creusera en raison de la supériorité des armes offensives.
C’est donc de stratégie opérationnelle, c’est-à-dire celle qui se situe au niveau de la tactique supérieure et du théâtre d’opérations dont nous a entretenu ainsi l’auteur, avec le talent pédagogique que nous lui connaissons et le sens de la formulation bien frappée dont nous avons donné quelques exemples. Ajoutons que son ouvrage est enrichi de très nombreux hors textes, excellemment présentés, tels que tableaux, schémas, résumés de problèmes ou d’événements récents, qui réunissent ainsi une documentation de 1er ordre, dont on peut regretter cependant qu’elle ne soit pas répertoriée.
Mais, à la fin de son ouvrage, l’amiral Lacoste aborde la stratégie maritime d’ensemble. Il pose le problème très actuel des priorités à attribuer à l’affrontement direct des « forces organisées » ou au contraire au maniement de « la violence retenue ». Il souligne que « les espaces océaniques se trouvent être, en raison de leur caractère international, un des lieux d’élection des stratégies indirectes, de la manœuvre des crises et de la violence contrôlée ». Il en arrive ainsi au dosage à attribuer à l’action et à la dissuasion pour avoir « une marine de guerre utile et efficace », c’est-à-dire à la politique navale, au sujet de laquelle l’amiral Leenhardt, Chef d’état-major de la marine, a fait l’honneur de confier ses idées particulièrement averties à notre revue, en septembre 1985. « La Marine française au service de la paix », telle pourrait être la conclusion finale de l’ouvrage de l’amiral Lacoste et nous partageons entièrement ce point de vue. Il conclut d’ailleurs lui-même : « Forts de leurs traditions, ouverts aux interrogations du monde contemporain, fidèles au service de leur pays, les marins ont un rôle capital à jouer pour contribuer à préserver les équilibres de la paix ».
Voici donc un livre très enrichissant à beaucoup de points de vue. Nous attendons maintenant de l’amiral Lacoste qu’il nous fasse part de son incomparable expérience, en traitant de deux sujets sur lesquels il n’a pu manquer de réfléchir. Le 1er serait le maniement des crises, ou s’il préfère les stratégies indirectes, dont il dit, et nous nous permettons d’y voir peut-être une autre allusion, qu’elles « exigent sang-froid et détermination, lucidité et obéissance ». Pour le 2nd, il s’agit tout simplement du renseignement, pas dans ses aspects anecdotiques ou sensationnels mais dans sa philosophie, et en réponse à cette affirmation provocante que nous avons souvent formulée, à la suite de notre expérience personnelle : « le renseignement ne sert à rien, parce que le pouvoir politique a toujours une idée préconçue sur la conjoncture, et qu’il écarte alors avec dédain tous les renseignements qui ne la confortent pas ». Nous voulons parler bien entendu du renseignement du niveau stratégique, puisque, au niveau technologique, nous ne savons que trop les bénéfices qu’en tirent ceux qui nous font face à l’Est. Quant au renseignement du niveau tactique, c’est-à-dire l’information sur l’adversaire au contact, il reste absolument indispensable puisqu’il est à la base de la stratégie opérationnelle, comme l’amiral Lacoste nous l’a si brillamment démontré dans son ouvrage.