Défense à travers la presse
Dans nos démocraties occidentales où les élections sont le fruit de l’opinion, il importe que celle-ci soit parfaitement informée. Or, nulle opinion, si avertie qu’on la suppose, ne peut échapper au soupçon de céder à des influences. Il est possible de la capter de mille et une manières, mais l’une des plus insidieuses est, de nos jours, la désinformation. Dans son roman Le Montage (1982, Juliard), Vladimir Volkof en illustre parfaitement les mécanismes. C’est pour rendre vaines de telles manœuvres que fut créé l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) avec pour objet d’informer exactement les responsables économiques, politiques, syndicaux et ceux de la presse. Cette tâche de formation n’avait cependant pas d’autre garantie que l’honnêteté intellectuelle des anciens auditeurs ou la perspicacité de leur esprit critique.
Interloqué par la manière dont trop souvent les médias faisaient circuler l’information, un journaliste de Radio-France, Daniel Trinquet, a mis sur pied un Institut d’études de la désinformation (18 avenue des Champs-Élysées, 75008 Paris), sorte de guetteur au créneau du rempart. Dans La Presse Française du 24 juin 1988, il justifie ainsi son initiative : « Ce qui me semble essentiel, c’est de comprendre que nous n’avons pas seulement à faire face à la désinformation active, le fait de donner une information dont on sait qu’elle est fausse mais qu’elle va dans le sens d’une certaine idéologie. Le plus grave peut-être, en tout cas le plus sournois, c’est la désinformation passive, le fait de ne pas donner une information dont on sait qu’elle est vraie mais dont on sait aussi que, si elle était portée à la connaissance du public, elle pourrait modifier son comportement ».
Et voici Hérille fort embarrassé : comment souhaiter le succès à notre confrère sans du même coup condamner son Institut ? De toute manière, cet intermède n’est pas si éloigné des questions de défense qu’il n’y paraît. Les problèmes militaires ne sont-ils pas, par nature, les plus propices à la désinformation ?
Les périodes électorales, si favorables à la désinformation, ne sont guère propices à l’examen des questions stratégiques. Le mois de juin n’a pas été dépourvu d’intérêt en ce domaine puisqu’il y aura successivement eu la réunion de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), celle de l’Otan et le Sommet de Toronto. Or, la plupart de nos confrères, trop absorbés par ailleurs, se sont abstenus de commentaires appropriés.
Conscients qu’à Washington sont de plus en plus nombreux ceux qui établissent un lien entre le coût du contingent militaire américain en Europe et le déficit budgétaire, l’UEO n’a pu s’empêcher d’examiner la question, ainsi que le rapporte Daniel Mitrani dans La Croix du 24 juin 1988 :
« La diminution de la présence militaire américaine en Europe est-elle souhaitable ? Non. Est-elle probable ? Oui. Les Européens ont-ils les moyens d’infléchir l’évolution ? Oui. Ainsi pourrait-on résumer les conclusions d’un rapport sur la coopération transatlantique, approuvé le 9 juin 1988 par l’Assemblée de l’UEO. La diminution n’est pas souhaitable. Quelles que soient les espérances qu’on peut placer dans les négociations sur le désarmement, il n’y aura, pour plusieurs décennies encore, aucun équilibre possible dans un tête-à-tête entre l’Europe occidentale et les pays du Pacte de Varsovie. Le contrepoids de l’Alliance atlantique doit être concrétisé par une présence physique de troupes et d’armes américaines… Mais un intérêt prioritaire se heurte toujours à d’autres intérêts prioritaires. Et c’est ce qui rend probable la diminution de la présence militaire américaine en Europe. Les États-Unis sont pris à la gorge par le déficit budgétaire et par celui de la balance des paiements : que le prochain président s’appelle Bush ou Dukakis, il devra opérer des réductions sérieuses… Que ce soit en 1989 ou un peu plus tard, le gouvernement américain devra arbitrer entre les tenants du maintien intégral en Europe et les partisans d’un certain dégagement. C’est là qu’apparaissent la troisième question et la troisième réponse : les Européens ont les moyens de limiter les dégâts ; car ni l’ampleur ni le calendrier d’un éventuel resserrement ne sont encore déterminés. Il y a débat entre les Américains, et la survie de l’Europe étant en jeu, il n’y aurait aucune ingérence abusive si les Européens intervenaient dans ce débat ».
L’efficacité d’une telle démarche supposerait que les choses soient plus claires au sein de l’Alliance. Or, celle-ci est quelque peu en porte à faux depuis que Washington et Moscou ont entrepris de négocier entre eux les réductions d’armements, et depuis que M. Gorbatchev a lancé une offensive de charme auprès des Occidentaux. Dans ces conditions, estime l’éditorialiste du Monde du 12 juin 1988, l’avenir est incertain :
« L’Alliance vit une période d’attentisme, se laissant porter par le rythme des négociations soviéto-américaines. Elle attend surtout que les États-Unis et l’URSS parviennent à s’entendre sur la réduction de 50 % des arsenaux nucléaires stratégiques ainsi que sur l’élimination des armes chimiques. Elle attend encore que le Kremlin et ses alliés fassent, à Vienne, les gestes nécessaires en matière de droits de l’homme pour que la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) puisse clore ses travaux et que débute la nouvelle conférence sur la réduction des armes conventionnelles ; sans se rendre compte qu’elle risque d’être prise de vitesse par l’une de ces initiatives dont M. Gorbatchev a le secret et dont le but pourrait bien être d’encourager les divisions entre Occidentaux et de découpler les opinions publiques ouest-européennes de leurs gouvernements ».
La diplomatie soviétique sait se montrer fort habile, en douter serait se rendre coupable de négligence. Notre confrère Pierre Bocev, reprenant des révélations du Washington Post, a mené sa propre enquête sur une manœuvre des émissaires soviétiques ayant préparé la rencontre Reagan-Gorbatchev. Il nous en livre les arcanes dans Le Figaro du 22 juin 1988. L’affaire porte sur la préparation des négociations sur les armes conventionnelles :
« Ces pourparlers n’ont même pas commencé. Les vingt-trois pays directement concernés, ceux de l’Otan et du Pacte de Varsovie, débattent depuis février 1987 à Vienne du mandat de la future conférence multilatérale, c’est-à-dire son objet et son but. L’un des points de désaccord, peut-être le seul majeur qui subsiste, concerne ce que les experts appellent les armes à double capacité : des obusiers classiques qui peuvent être chargés d’ogives atomiques, ou encore des avions capables d’emporter des bombes à la fois conventionnelles et nucléaires. L’URSS et ses alliés veulent qu’on en parle ; l’Otan refuse de crainte que par ce biais les Soviétiques ne cherchent à éliminer les missiles de courte portée : ces engins tirant à moins de 500 kilomètres dont la disparition permettrait au Kremlin de réaliser son vieux rêve, la dénucléarisation totale du continent européen. C’est sur ce point litigieux que les Soviétiques se manifestent à Genève en avril. Contournons la question, proposent-ils en substance, et précisons dans le fameux mandat que la négociation portera simplement sur les armes conventionnelles qui ont des capacités additionnelles. De toute évidence, la différence est seulement sémantique, le terme de capacité additionnelle ne faisant que remplacer celui de double capacité. Autrement dit, l’Occident l’aurait emporté dans la forme, mais le Kremlin sur le fond… En définitive il semble, selon une source européenne haut placée, que les Américains ont failli se laisser entraîner un peu loin par leurs interlocuteurs soviétiques, mais que rien ne s’est passé en réalité. Des considérations de politique intérieure n’ont peut-être pas été étrangères à cette tentation. Rien ne permet d’écarter totalement l’idée que la présidence Reagan ait pu voir dans le compromis soviétique le moyen d’engranger dans ses derniers mois un nouveau succès de politique étrangère ; succès d’autant plus précieux que la conclusion d’un Traité sur la réduction des armements stratégiques (START) sur la réduction de moitié des arsenaux stratégiques des superpuissances apparaît de plus en plus improbable avant l’élection de novembre ».
On voit combien la sécurité ne dépend pas seulement des négociations sur un quelconque désarmement, mais avant tout, en diplomatie comme en stratégie, sur la vigilance de tous les instants.♦