Les débats
Intervention de M. Sillard après l’exposé de M. Danzin
Je voudrais rappeler qu’Eurêka n’est en aucun cas antinomique de la Commission de Bruxelles et sa mise en œuvre ne constitue en rien une agression contre elle, au contraire. Il serait préférable de le considérer comme un prolongement de la Commission car, s’il existe bien des programmes de recherche, Eurêka est avant tout un programme industriel dont l’objectif est d’aller jusqu’au marché ; pour le réaliser l’argent public n’est pas tout, c’est un catalyseur.
L’objectif fondamental est de susciter un nouvel état d’esprit entre les industriels afin qu’ils s’unissent même si l’argent public fait défaut. Cela sous-tend toute la démarche d’Eurêka.
Est-ce que, notamment en France, Eurêka bénéficie de crédits qui autrement seraient affectés ailleurs ? Partiellement oui, mais il faut bien voir qu’on ne touche pas du tout aux grands programmes, et dans la mesure où on déroute certains financements, on le fait sans nuire aux organismes qui ensuite tirent parti du poids considérable d’Eurêka. Dans la plupart des pays, sauf en Suède et en Suisse, les règles d’aide sont comparables à ce qui existe en France.
Lorsqu’on parle des critères pour le choix des projets, admettons qu’il n’y ait pas de bons critères, mais je ne sais pas si à la Commission il en existe vraiment ! Le fonctionnement d’Eurêka se fait par une sorte d’auto-élimination, car on propose aux industriels de s’engager beaucoup, de sorte que des projets qui, à tort ou à raison, peuvent paraître quelque peu marginaux, voire farfelus, sont éliminés par les industriels eux-mêmes. Ce système exclut donc toute procédure contraignante de la part des pouvoirs publics.
Par rapport à la Commission, Eurêka entend se situer en aval et certains projets élaborés dans le cadre d’Esprit ont été repris par Eurêka d’une manière tout à fait logique parce que s’approchant beaucoup plus près du marché et pouvant aller jusqu’à la compétition, ce que ne peut pas faire la Commission.
Sur l’aspect des conséquences stratégiques, je ne sens pas les risques de cartel. Eurêka ne me semble pas l’objet d’une telle menace. On constate au contraire qu’il y a de plus en plus d’industriels impliqués. Il a été question de projets structurants ; il est vrai qu’une telle démarche a été esquissée, soit par les industriels eux-mêmes, soit aussi par les gouvernements, mais l’objectif est de permettre la génération de nouveaux projets et je ne vois pas les inconvénients de cette démarche.
Enfin, comment se situer par rapport au Japon et aux États-Unis ? Le programme « frontières humaines » est très préliminaire, il va être présenté à Toronto et il a absorbé cinquante millions de francs : il se compare plutôt à ce que fait la Commission, et une fois encore Eurêka est en aval de tout cela. En ce qui concerne l’IDS, il n’y a bien évidemment aucun lien avec cette initiative du président Reagan, entièrement conduite et financée par le gouvernement américain, alors qu’Eurêka est décentralisé et mis en œuvre par des multitudes d’industriels. On ne peut nier cependant que les retombées technologiques d’Eurêka ne soient pas une des façons pour l’Europe de réagir afin de ne pas se retrouver dans dix ans complètement dépassée à ce point de vue. Quant à comparer les budgets, les rapports entre Eurêka et l’IDS ne sont aucunement ridicules, ils se situent de 1 à 2, mais ce n’est pas un rapport 10 alors que nous avons opéré dans le domaine spatial selon des rapports 10 ou 20 entre les États-Unis et l’Europe : avec Eurêka, on ne se situe donc pas si mal que cela.
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• Quelle est l’attitude de la Grande-Bretagne à l’égard du programme Eurêka : le détériore-t-elle et dans ce cas, pourquoi ? Accessoirement, quel est aussi le comportement allemand ?
Contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, la Grande-Bretagne, loin de détériorer l’entreprise, est notre meilleure partenaire. Après avoir fort mal considéré cette initiative, elle a changé de cap à l’automne 1985 et est devenue très rapidement un farouche partisan de ce programme. Pourquoi ? Je pense qu’Eurêka l’a séduite parce qu’il n’y a pas de fonds international et que la démarche des projets est assez libérale. À l’inverse, les Allemands ont plus de mal à accepter cette approche et sont plus intéressés par des projets ayant une connotation « recherche » plus forte.
Il convient de souligner que la Grande-Bretagne a pris la présidence d’Eurêka en 1986 et c’est elle qui a mis en place les procédures actuelles qui sont très britanniques : décentralisées, souples. De plus les Anglais sont manifestement intéressés par la recherche dans les industries de pointe car ils en ont besoin, un peu comme l’Espagne d’ailleurs.
Il existe en Europe un besoin de réconcilier l’opinion publique et la haute technologie, et Eurêka, en permettant de mettre sur le marché des produits proches de la vie des gens, les incite à considérer que la technologie leur est favorable.
• L’IDS est un programme militaire susceptible d’avoir de nombreuses retombées civiles, tandis qu’Eurêka est un programme civil et il serait souhaitable qu’il ait des retombées militaires. Avant que le président de la République lance ce programme, il était apparu que les Européens, face à l’IDS, présentaient des défaillances dommageables en six domaines, comme ceux des gros ordinateurs, des composants, des lasers de puissance, des nouveaux matériaux, etc. Or, quand Eurêka a été mis en œuvre, les premiers projets déposés concernaient précisément ces six domaines. Il a donc un lien objectif avec ces manques technologiques du secteur stratégique.
Au milieu de 1985 on ne savait pas quel succès aurait Eurêka ; or il est apparu que les industriels n’attendaient que cela : le fait que les États leur donnent le coup de pouce leur permettant de se rapprocher ; peut-être que cette voie permettra à l’Europe d’échapper au butoir de la constitution politique, Eurêka devenant l’amorce d’une réelle unification européenne, sans qu’il y ait compétition avec les organismes communautaires ?
Il est de fait que les avis qui sont recueillis, tant dans les milieux industriels qu’auprès des instances publiques, font apparaître que les industriels sont parfaitement prêts et rodés dans les initiatives individuelles, mais en France, par rapport à nos partenaires étrangers, il semble que nous prenions quelque retard, notamment en ce qui concerne les mesures d’harmonisation et au titre de notre action de prévention et de sécurité telle qu’elle a été développée au plan national depuis plus de vingt ans. Nous devons maintenant prendre une taille européenne et amener nos partenaires à harmoniser leurs mesures de sécurité. Ce n’est pas simple, mais il faut tout de même se prémunir au titre des intérêts particuliers : en France nous paraissons attendre 1992 pour démarrer alors que les Allemands ont déjà pris des dispositions.
Il est fort possible qu’en France on se préoccupe moins de certaines mesures d’harmonisation qu’il va falloir adopter, et dans le domaine particulier de la sécurité je crois que nous allons prendre une initiative de manière à sensibiliser nos partenaires sur la question, et peut-être allons-nous créer un groupe de réflexion pour voir s’il est possible d’introduire cette notion dans les projets de haute technologie d’Eurêka.
Il est vrai que nous avons moins que les Allemands l’habitude des obstacles constitués par des normes et des conditions d’homologation. Ils ont en ce domaine une tradition de plus d’un siècle et ces normes constituent une protection pour le public, mais aussi pour les constructeurs vis-à-vis de la concurrence étrangère. Nous avons moins bien su effectuer cela en France, mais si je prends les domaines nouveaux, existent des réunions extrêmement actives entre électroniciens et informaticiens pour parvenir à des normalisations européennes avant les normalisations internationales, et les plus grands concurrents européens travaillent ensemble pour aboutir à leur fixation. On ne pouvait pas imaginer cela dans les années où a surgi la querelle PAL-SECAM, par exemple. Des ratés comme celui-là ne peuvent plus se reproduire aujourd’hui.
• J’ai une crainte pour l’avenir : comment allez-vous suivre ce nombre exponentiel de projets ? C’est un problème qui se pose dans les administrations de la recherche : on est tellement occupé par le traitement des dossiers qui arrivent qu’on n’a guère le temps de lire les rapports. Or, j’ai l’impression que dans le cas d’Eurêka, s’il n’y a pas beaucoup de rapports, l’absence de connaissance du financement public est inquiétante. Même en admettant que dans des projets industriels il y ait un assez large secret couvrant les développements techniques, on a tout de même l’impression que ces projets vivent leur vie autonome et qu’on en perd quelque peu la trace. C’est en tout cas le sentiment du public. En revanche, la Commission publie beaucoup de documents sur ses programmes, organise périodiquement des conférences publiques, de sorte qu’il est possible d’obtenir bien des informations sur les travaux.
Il convient en effet de donner une structure plus forte au suivi des projets au plan international. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une différence de nature entre l’approche communautaire et Eurêka. Dans ce dernier cas, la propriété des résultats est aux industriels et on ne peut pas faire état des résultats acquis de la même façon. Toutefois, il y a un suivi des fonds publics en ce sens que l’utilisation des deniers est surveillée grâce à des conventions. Par contre, ce qui manque, c’est un réel examen régulier, chaque année, permettant de s’assurer que le projet reste un véritable projet international. En effet, chaque pays accordant son financement, il pourrait y avoir par ce biais une résurgence de la politique industrielle nationale, d’où un risque de voir le projet éclater ou dévier contrairement aux objectifs d’Eurêka. Le danger existe et nous devons étudier des méthodes de compte rendu suffisantes pour s’assurer que le projet reste conforme aux directives initiales. C’est une des difficultés d’Eurêka que de trouver le juste compromis entre l’initiative industrielle et un certain suivi.
Le risque est alors de soumettre l’initiative privée au pouvoir du fonctionnaire qui a les défauts que nous lui connaissons, car il considère qu’il est de son devoir d’intervenir pour le bien des finances publiques.
• Un projet Eurêka concerne la recherche jusqu’au marché, ce qui signifie que les industriels voient la queue de la trajectoire, donc le marché. Alors comment faire pour qu’ils respectent leurs engagements de recherche, et quelle est la limite entre cette dernière et le développement ?
On juge un projet dans sa totalité, on vérifie qu’il s’agit effectivement d’un projet qui, sans aller peut-être jusqu’au marché, a pour effet de produire un prototype ou un service. On s’assure qu’il n’est pas le fruit d’une mise en œuvre de données déjà existantes et qu’il lui faut inévitablement une base de recherche. Cette analyse est faite systématiquement et elle peut justifier que certains projets ne soient pas retenus. De toute manière l’industriel ne peut pas ne pas mener la recherche qui est nécessaire, compte tenu des objectifs qui lui sont fixés.
La réponse à la question posée est claire quand il s’agit d’un enchaînement sur des recherches très compétitives qui ont été conduites par la Commission des communautés européennes et qui ont produit des résultats tels qu’on peut espérer un développement industriel ouvrant un marché nouveau. Avant Eurêka, il n’y avait pas de relais financier, d’où l’importance de cette complémentarité entre ce qui se passe à la Communauté qui travaillerait en amont et ce qui peut être repris par Eurêka avec une référence garantissant qu’on se trouve bien dans une position d’originalité et qu’on pourra accéder à la phase de développement.
• Cette procédure est-elle compatible avec les accords du GATT et quelle est l’attitude des pays extérieurs à Eurêka et celle des États-Unis ?
Il n’y a aucune contradiction avec les accords du GATT, étant donné qu’il ne s’agit en aucun cas d’aide ou de soutien à la fabrication de produits mais d’une aide au développement. Il y a certainement eu quelque inquiétude de la part des Japonais et des Américains, mais jamais il ne nous a été dit que nous nous engagions dans un processus non conforme aux accords internationaux. La réaction la plus négative que nous ayons enregistrée a été celle de la Commission, la DG 4 chargée du respect de la concurrence, qui a cru devoir nous mettre en garde contre des opérations enfreignant la législation.
Les seules manifestations de pays extérieurs à Eurêka que le secrétariat ait enregistrées sont des marques d’intérêt. Certains pays de l’Est, le Canada et des États d’Amérique latine se font expliquer dans le détail les règles de participation des entreprises au programme. Quant à la Commission, elle reste effectivement très attentive, mais comme elle est membre d’Eurêka dans toutes ses instances, et depuis le début, elle est au courant de tout et la loi communautaire est respectée.
Eurêka sera jugée aux produits que ses projets auront permis de mettre sur le marché et cela est proche. Soulignons pour finir que nous sommes très sollicités par des pays comme l’Argentine, mais aucune concrétisation n’apparaît possible pour l’instant ; il faudra probablement se rendre dans les pays d’Amérique du Sud afin de les aider à bâtir ensemble un projet Eurêka propre, car ils sont séduits par ce genre d’initiative.