Tous azimuts
Après le long périple qu’a mené M. Régis Debray, des combats révolutionnaires d’Amérique latine – où il a voulu, comme l’a dit alors André Malraux, mettre en accord ses actes avec ses paroles – jusqu’à l’Élysée où il fut conseiller du président de la République, il a voulu prendre part aux débats actuels sur la défense et sur la politique que la France doit mener à cet égard. Il le fait avec la même vigueur abrupte et le même style passionné et volontiers provocant qui attirent l’attention à chacune de ses œuvres et le font considérer comme un véritable écrivain.
Le titre de son nouveau livre, en tout cas, est bien choisi. M. Régis Debray, en effet, veut tirer les conséquences qui résultent des formidables changements intervenus à l’Est, et c’est l’un de ses mérites d’être parmi les premiers à vouloir le faire. Il se réfère donc à la célèbre formule dont le général Ailleret avait usé pour définir la doctrine française de dissuasion nucléaire : une formule destinée à montrer que pour pouvoir dissuader tout agresseur de s’en prendre aux intérêts vitaux de la France, il faut pouvoir le frapper là où il se trouve, et qui correspond à celle employée par le général de Gaulle quand il évoqua cette doctrine dès novembre 1959 et précisa qu’il faudrait pouvoir frapper « où que ce soit sur la Terre », tout en recourant lui-même à la formule « tous azimuts » très souvent dans ses entretiens. Suivant M. Régis Debray, il est temps de s’en souvenir au moment où l’on peut s’interroger sur l’avenir du conflit Est-Ouest, et où la France doit pourtant garder l’indépendance et l’efficacité de son système de défense, en tout état de cause et quelles que soient les perspectives de crise et de conflit.
C’est justement sur cette indépendance et sur la nécessité de pouvoir résister aux pressions qui s’exerceraient sur le libre choix de la France que l’auteur insiste, et met en cause à cet égard l’entrave que peut constituer la Communauté atlantique, non l’Alliance elle-même. Le ministre de la Défense, M. Jean-Pierre Chevènement, dans un article du Monde, lui a répondu que la France gardait, vis-à-vis de tous, la totale disposition de ses forces et des conditions de leur emploi. Il avait évidemment raison de le rappeler. Mais M. Régis Debray n’a pas tort d’évoquer le poids qu’une certaine manière de vivre et de pratiquer la Communauté atlantique exerce sur ceux qui en sont membres.
Ce qui sous-entend la thèse de son livre, en réalité, c’est la conception suivant laquelle les réalités nationales ont survécu au règne des idéologies – de celles, en particulier, dérivées du marxisme – et ont contribué à les ébranler, puis à renverser les régimes qui s’en inspiraient, ces réalités n’ayant disparu d’aucune des préoccupations des États, à l’Ouest comme à l’Est. Sur l’Ouest, il écrit : « Il n’y a pas plus d’incertitudes allemandes que de défaillances américaines. L’Amérique cherche avec beaucoup de sûreté à protéger l’Amérique le mieux possible, et la République fédérale [RFA], avec une grande insistance, cherche à recomposer pacifiquement un espace germanique traditionnel ». Et sur l’Est : « Plus l’Est européen se libéralise, plus il se nationalise, et plus se démocratiseront les pays socialistes, plus se disloquera la communauté socialiste ».
Mais ce n’est pas pour en tirer, à tout prix, des conclusions euphoriques, et M. Régis Debray, entrevoyant la possibilité d’une « très classique et sauvage guerre de religions nationale » appelle les dirigeants occidentaux « à regarder une mappemonde ainsi que leur propre passé », et ceux de France à penser à ce que doit être à l’avenir une défense nationale. ♦