Afrique - Le Sénégal résiste dans la tourmente
Le Sénégal est l’un des rares pays du continent africain à avoir une remarquable réputation internationale. Modèle de démocratie, il a instauré très tôt le pluripartisme puis le pluripartisme intégral, ainsi que la liberté de la presse. Modèle de stabilité, il n’a jamais subi de coup d’État et son régime peut se prévaloir d’une notable continuité depuis l’indépendance.
Pourtant, depuis la fin des années 1980, le Sénégal traverse une des périodes les plus difficiles de son histoire, marquée par un enchaînement et une accumulation inquiétante de crises internes et externes. C’est dans ce contexte d’une fragilité et d’une instabilité accrues qu’est intervenu le choc de la dévaluation de 50 % du franc CFA le 11 janvier 1994, une mesure contre laquelle le Sénégal a toujours milité, mais à laquelle en fin de compte il s’est révélé être dans l’impossibilité de s’opposer.
Économiquement, il est à noter qu’il est l’un des tout premiers pays francophones de la région à s’engager, dès 1979, sur la voie de l’ajustement structurel. Depuis cette date, de nombreuses réformes de désétatisation et de libéralisation de l’économie ont été lancées avec un appui important du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et des bailleurs de fonds bilatéraux, aux premiers rangs desquels s’est toujours trouvée la France. Fort de son excellente réputation internationale et de sa bonne volonté réformatrice, le Sénégal est devenu dans les années 1980 l’un des pays du continent ayant reçu le plus d’aide internationale par habitant. Il a obtenu en moyenne, entre 1986 et 1990, quelque 600 millions de dollars par an de financements extérieurs, ce qui ne représente pas moins de 15 % du PIB. En outre, il a bénéficié depuis 1988 de nombreuses annulations de dettes consenties par la France, les États-Unis, l’Arabie Saoudite et la Suisse. Cela n’a pas empêché les bailleurs de fonds de considérer qu’après une quinzaine d’années de politique d’ajustement, le bilan économique du gouvernement était loin d’être satisfaisant.
En premier lieu, il est clair que la baisse des cours mondiaux de matières premières a fait stagner les productions d’arachide et de coton, et considérablement appauvri les campagnes. L’agriculture représentait environ 20 % du PIB dans la période 1960-1966 ; elle n’en représente plus que 11 % aujourd’hui. Or, la population rurale doit passer de 2,2 M de personnes en 1960 à 5,28 M en l’an 2000, et elle constitue depuis toujours la base politique et électorale privilégiée du régime, notamment grâce au rôle joué par les confréries, interlocuteurs et partenaires du pouvoir dans les campagnes.
En deuxième lieu, on constate que l’économie sénégalaise a globalement été victime des effets de la surévaluation du franc CFA qui a non seulement anéanti la compétitivité à l’exportation des produits locaux, mais a également démesurément accru les importations de substitution (par exemple le riz en provenance d’Asie) et amplifié la fraude sur les importations.
Troisième facteur : le poids d’une Fonction publique de quelque 65 000 personnes, dont la masse salariale s’est élevée en 1993 à 130 milliards de francs CFA, soit environ 60 % du budget de l’État. Les bailleurs de fonds ont démontré qu’un fonctionnaire sénégalais bénéficie en moyenne d’un salaire supérieur de 50 % à celui d’un fonctionnaire occidental par rapport au revenu par habitant.
Enfin, il apparaît que l’accumulation des crises politiques a perturbé le bon déroulement du processus d’ajustement : événements politiques intérieurs de 1988 (élections, émeutes urbaines, état d’urgence…), crise majeure entre le Sénégal et la Mauritanie en 1989, aggravation de la situation en Casamance depuis 1990, échec et dissolution de la Confédération sénégambienne, puis de nouvelles contraintes et tensions résultant de l’échéance électorale de 1993.
De fait, depuis 1992, le Sénégal n’avait plus d’accord en vigueur avec le FMI et ses relations avec les bailleurs de fonds se sont alors rapidement dégradées. Le FMI et la Banque mondiale ont considérablement réduit leurs crédits, entraînant avec eux la réticence d’autres bailleurs de fonds bilatéraux. La France seule continuait à jouer les pompiers. Elle accordait par exemple, à la fin de 1992, quelques mois avant les élections, une aide financière exceptionnelle de 100 M de francs. Après les élections de 1993, le Gouvernement sénégalais, sous la pression des bailleurs, et soucieux d’éviter une dévaluation qui pourtant paraissait alors de plus en plus inévitable, adoptait un plan d’austérité, dont une des mesures principales consistait à réduire de 15 % les salaires dans la Fonction publique. Ces efforts n’ont malgré tout pas réussi à faire sortir le Sénégal de l’impasse économique dans laquelle il se trouvait. Il demeurait urgent de céder sur le principe d’une dévaluation pour réussir une réconciliation rapide avec les bailleurs de fonds. Après le 11 janvier 1994, les négociations avec le FMI ont pu reprendre dans des conditions favorables et une lettre d’intention a été signée dès le 25 janvier. Cet accord stand-by devait être approuvé fin février à Washington par le conseil d’administration du Fonds et doit être transformé en facilité d’ajustement structurel renforcé (FASR) au deuxième trimestre 1994. Il a ouvert la voie aux autres bailleurs : la Banque mondiale, le Fonds européen de développement, la Banque africaine de développement et la France en particulier ont aussitôt rétabli le flux de leurs crédits. Au total, pour l’année 1994, le Sénégal devrait recevoir plus de 1,5 milliard de francs d’aide financière et bénéficier de 1,8 Md de francs d’annulation de dette. Ajoutons à cela que les experts estiment que les exportations devraient doubler en valeur pour atteindre en 1994, 400 Md de francs CFA (4,4 Md de francs français).
Il reste que si la dévaluation et les mesures de soutien qu’elle a entraînées vont sans aucun doute favoriser les paysans sénégalais, la situation économique nouvelle vient frapper de plein fouet les populations urbaines les plus défavorisées et en particulier les jeunes. La population urbaine représentait 32 % des 3,2 M d’habitants de 1960 ; elle atteignait 38 % des 7,5 M d’habitants de 1991 ; elle représentera 45 % des 9,6 M d’habitants de l’an 2000. Elle sera donc passée d’environ 1 M d’habitants en 1960 à 4,32 M d’habitants en l’an 2000, et dans un contexte économique de plus en plus difficile. Sur ce dernier total, on peut compter environ 4 M de jeunes de moins de 30 ans, confrontés à un système éducatif en crise profonde et à un taux de chômage nettement supérieur à celui de la nation qui atteint 23 % de la population active.
Une seule donnée suffit à situer la gravité du problème : depuis 1988, 15 000 à 20 000 salariés ont perdu leur emploi. Les plus optimistes estiment qu’une amélioration de la situation économique pourrait entraîner la création d’un maximum de 20 000 emplois par an. Or, on estime de 100 000 à 125 000 le nombre de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. En 1988, lors de la crise politique consécutive aux élections, puis en 1989 lors de la crise qui avait éclaté entre le Sénégal et la Mauritanie, ce sont ces nouvelles générations urbaines désœuvrées, sans espoir, livrées à elles-mêmes, qui se sont répandues dans les grandes villes, provoquant des émeutes d’une violence considérable. En février 1994, quand les oppositions ont voulu repasser à l’offensive à l’occasion de la dévaluation et des hausses des prix qui ont suivi, ce sont les mêmes jeunes qu’on a retrouvés dans les rues, toujours avec les mêmes violences.
L’absence d’alternance malgré l’existence de règles démocratiques du jeu politique, l’ampleur des effets sociaux de la crise, le cycle provocation-répression dans lequel le Sénégal se retrouve engagé créent une situation instable et tendue qui constitue pour le régime un immense défi, sans doute le plus sérieux depuis l’indépendance du pays.
Champion de la stabilité, précurseur dans la démocratisation, militant actif en faveur de l’intégration régionale, jouissant d’un rayonnement international rare sur le continent africain, le Sénégal n’en est pas moins handicapé à l’extérieur par la gravité de la rébellion en Casamance et de mauvaises relations avec la plupart de ses voisins. Avec la Mauritanie, depuis la crise de 1989, le Sénégal a du mal à rétablir des relations normales et sereines malgré l’enjeu considérable que représente pour les deux pays la mise en valeur du fleuve Sénégal. Avec la Guinée-Bissau, après une tension grave due au différend sur la frontière maritime et aux soutiens que les rebelles casamançais ont pu trouver dans ce pays, les efforts de normalisation se poursuivent tant bien que mal (des accords de coopération ont été conclus en septembre 1993). Avec le régime guinéen, les relations politiques ne sont pas des plus cordiales. Avec la Gambie, à cause de la Casamance et de la contrebande et depuis la dissolution de la Confédération en 1989, la tension est permanente. Au Liberia enfin, où les Sénégalais avaient engagé 1 600 hommes dans la force baptisée ECOMOG (Brigade de surveillance du cessez-le-feu de la Cédéao), ce qui représentait environ le dixième des effectifs de ses forces armées, le Sénégal n’a pu maîtriser les effets de son intervention et a retiré ses troupes en janvier 1993.
Jusqu’à présent, le Sénégal et son régime dirigé par le président Abdou Diouf, homme de sang-froid et de modération, ont résisté sur trois fronts à une crise économique et sociale sans précédent, à une série de crises régionales, enfin à une situation politique intérieure de plus en plus difficile à affronter. Face à une telle situation, le « modèle sénégalais » est devenu d’une grande fragilité, ce qui est sans conteste dangereux et dommageable pour tous les pays de la région, surtout à l’heure où le défi démocratique devient de plus en plus difficile à relever. Il reste cependant que peu de pays et de régimes, en Afrique en particulier, auraient pu résister ainsi à une telle avalanche de difficultés, ce qui doit sans doute signifier que ce « modèle sénégalais » n’est pas si mauvais et que la stabilité du pays, mise à bien rude épreuve, n’est pas, en fin de compte, factice. ♦