Revue des revues
• « La dynastie des Gandhi » va-t-elle revenir au pouvoir en Inde ? C’est une probabilité considérée comme sérieuse par la journaliste indienne Ritu Sarin dans Asiaweek du 22 septembre 1995 sous le titre « Breaking the silence ».
En Asie du Sud, les filles ou épouses des responsables assassinés sont naturellement appelées à prendre la relève de leur parent défunt. Ainsi en fut-il de Benazir Bhutto au Pakistan, de la bégum Khaleda Zia et du chef de l’opposition Sheikh Hassina au Bangladesh. On a retrouvé la même situation au Sri Lanka ou aux Philippines. Après l’assassinat de Rajiv Gandhi, le 21 mai 1991, Sonia Gandhi a immédiatement été sollicitée pour prendre la direction du Parti du Congrès, mais elle refusa énergiquement. Trois raisons ont justifié son attitude : Sonia n’est pas indienne, mais italienne, n’ayant pour ambition que d’être l’épouse modèle de Rajiv Gandhi qu’elle avait connu pendant leurs études à Cambridge. Au début des années 1980, quand sa belle-mère Indira Gandhi, fille de Jawaharlal Nehru, avait forcé son fils Rajiv à entrer dans l’arène politique, Sonia avait supplié son mari de rester pilote de la compagnie Indian Airlines. Le meurtre d’Indira Gandhi, en octobre 1984, puis celui de son mari ne pouvaient que renforcer sa répulsion du jeu politique.
Après quatre ans de mustisme, elle est sortie de sa réserve, le 24 août 1995, dans la ville septentrionale d’Amethi, bastion traditionnel du clan Nehru Gandhi, flanquée de sa fille Priyanka, âgée de 23 ans. Sur le ton de la veuve éplorée, dans un hindi parfait, Sonia critiqua la lenteur de la procédure judiciaire dans l’enquête sur l’assassinat de son mari, attaque voilée contre le Premier ministre Narasimha Rao. Ses insinuations devinrent un peu plus évidentes quand elle déclara à la foule qui scandait « Sonia, sauve le pays » que les principes des Premiers ministres que furent son mari, et avant lui sa mère et son grand-père, étaient remis en question. Son allusion aux « divisions qui nous entourent » fut clairement comprise comme relative à celles qui secouent le Congrès.
Sonia Gandhi, 48 ans, par son comportement durant cette intervention et durant son voyage à Amethi, est apparue comme entrant en politique dans la perspective des élections générales de 1996. Elle semble la seule personnalité capable de faire cesser les dissensions suicidaires qui agitent le Congrès. Toutefois, Sonia, l’étrangère, chargée de préserver l’œuvre de sa belle-famille, est-elle prête à s’engager personnellement ? Rien n’est moins sûr. Il est fort possible qu’elle prépare en fait l’arrivée de l’un de ses enfants pour reprendre le flambeau dynastique. Les élections de 1996 pourraient être l’occasion de l’entrée en politique de son fils Rahul qui, à 25 ans, remplit maintenant les conditions pour se présenter aux élections législatives. En mère, elle appréhende d’offrir un de ses enfants en victime potentielle de la furie politique de son pays d’adoption. Par ailleurs, dans le cercle restreint de son entourage, certains, comme Mohamad Yunus, associé aux Gandhi pendant une trentaine d’années, l’encouragent à rester en dehors des luttes politiques, arguant qu’en continuant ses œuvres caritatives et sociales, le peuple la considérera comme une devi (déesse) ; mais son problème est que peu de politiciens la laissent dans sa réclusion et cherchent à utiliser son nom pour leurs ambitions personnelles.
Les biographes de la famille ont souvent raconté comment la jeune Italienne, après avoir épousé Rajiv, s’était immédiatement adaptée à la vie indienne, restant avec son mari hors de la vie publique d’Indira Gandhi. Sa modestie, en comparaison de son ambitieuse belle-sœur Maneka, en fit rapidement la préférée du chef de file de la dynastie. Après le décès accidentel, en juin 1980, de Sanjay, Indira força son fils aîné à reprendre le flambeau familial et il devint, en 1981, l’élu d’Amethi pour dix ans. Sonia, contre son gré, après avoir menacé de rentrer dans son pays, fut contrainte de prendre la place de sa belle-sœur dans les réceptions organisées par sa belle-mère, tandis que Maneka, furieuse, quittait le clan des Gandhi. C’est Sonia qui eut le triste privilège de conduire Indira expirante à l’hôpital. En n’accompagnant pas son mari dans sa dernière campagne électorale, elle a échappé à une tragédie semblable à celle de Jacqueline Kennedy.
Enfermée dans un silence de sphinx, elle créa la Fondation Rajiv Gandhi qui devint rapidement la plus importante ONG du pays pour l’assistance aux femmes et enfants en détresse. Par des discours et des écrits, elle continua de porter le flambeau de la dynastie en entretenant le souvenir de l’œuvre de Nehru, Indira et Rajiv. Bien que son fils Rahul soit l’aîné, les avis concordent pour dire que sa fille Priyanka est plus sensible aux subtilités de la politique, selon une remarque de Rajiv lui-même en 1988. Rahul étant parti étudier l’économie à Harvard, les médias ont porté plus facilement leur attention sur Priyanka, restée auprès de sa mère tout en suivant des études de psychologie, et engagée dans toutes les actions pour entretenir le souvenir de son père.
Occupée à défendre la mémoire de son mari, Sonia Gandhi fut très contrariée, après la destruction de la mosquée d’Ayodhya, de lire une déclaration du Congrès rappelant que c’est sous la tenure de Rajiv que le communalisme fanatique du parti d’opposition Bharatiya Janata Party fut autorisé à se répandre. Une autre cause d’irritation fut le refus du parti de condamner les critiques de Rajiv contenues dans l’autobiographie de l’ancien chef d’État Venkataram Mes années de présidence. Sonia fut aussi excédée par l’enquête sur le meurtre de son mari, persuadée qu’il fut victime d’une vaste conspiration dans laquelle les séparatistes tamouls du Sri Lanka ne furent que l’instrument. Lorsque Arjun Singh, un fidèle de la famille, démissionna du gouvernement en décembre 1994, il prétexta l’apathie de l’enquête pour raison principale de sa décision. Singh fut ensuite, avec l’ancien Chief Minister de l’Uttar Pradesh, Narain Dutt Tewari, à l’origine de la défection, le 19 mai 1995, de 74 parlementaires du Congrès. À partir de là, Sonia fut ouvertement pressée de déclarer une guerre ouverte contre Rao ou, au contraire, de se désolidariser des rebelles du parti. Bien qu’ayant refusé de prendre parti, elle devint un enjeu important de la vie politique indienne.
Maintenant, les avis divergent sur l’avenir. Pour certains, Rao, maintenant âgé de 74 ans, n’a plus, avant les élections de 1996, que l’option de s’attirer les bonnes grâces de la veuve de Gandhi. Pour d’autres, Sonia ayant échoué dans sa tentative de conserver l’unité du parti, son influence au sein du mouvement a été profondément atteinte. Par ailleurs, Rao, en menaçant de révéler les dessous du scandale de l’affaire Bofors, très préjudiciable pour la mémoire de Rajiv Gandhi, a un motif de pression sur sa famille. Par contre, il sait que si un membre du clan des Gandhi ne se présente pas aux élections dans l’Uttar Pradesh, cet État risque fort d’être perdu pour son parti. En fait, les deux tendances sont convaincues qu’elles ont besoin l’une de l’autre. De son côté, Sonia appréhende l’arrivée d’un gouvernement qui ne soit pas issu du Congrès et, avec des sentiments contradictoires, s’aperçoit que Rao pourrait être son seul choix.
En conclusion, Ritu Sarin estime que, pour conserver sa position de bonne fée du Congrès, Sonia va devoir agiter sa baguette magique ou renoncer à la couronne. Pour les fidèles de la dynastie, elle n’a plus d’autre choix que de sortir de sa réserve pour le bénéfice de sa famille et du parti. Faute de signes d’un regain de popularité en faveur du Congrès, l’approche des élections pourrait lui forcer la main. Bien que détestant la politique, l’Italienne pourrait se trouver obligée à faire campagne dans les circonscriptions menacées pour sauver le parti et, surtout, l’héritage du clan des Nehru-Gandhi.
• « La reprise des essais nucléaires » et les réactions qu’elle a suscitées ont fait l’objet de nombreux comptes rendus et commentaires dans les médias. En dehors des tribunes où partisans et opposants ont pu avancer leurs arguments, les organes de presse nous ont, dans leur majorité, plutôt invité à suivre le grand jeu scout des zodiacs de Greenpeace cherchant à entrer dans la zone interdite. La petite phrase du président de la République sur les arrière-pensées de certains pays a plus été commentée pour son style ou ses éventuelles conséquences diplomatiques que sur le fond. C’est pourquoi le grand article de Michel Gurfinkiel, « Le tam-tam du Pacifique », publié dans Le spectacle du monde de septembre 1995, constitue une excellente analyse des réactions de la région Asie-Pacifique à l’annonce de la reprise des essais.
Après avoir rappelé les trois arguments des adversaires étrangers : le comportement « colonial » de la France, le danger inhérent de telles expérimentations, la responsabilité de Paris envers la communauté internationale, l’auteur, cartes à l’appui, démontre l’extrême faiblesse de ces arguments. L’intérêt principal de l’article ne repose pas sur cet argumentaire, mais dans l’analyse des comportements des différents pays. Pour l’auteur, il est clair que si une campagne d’opinion fondée sur des éléments aussi spécieux rencontre un tel succès, c’est qu’elle renvoie en fait à des idées ou à des passions plus profondes mais plus ou moins inavouables. Par leur opposition aux derniers essais de Mururoa, certains pays ont surtout « instrumentalisé » leurs angoisses ou leurs ambitions.
Michel Gurfinkel distingue, dans le Pacifique Sud, deux syndromes et une ambition. Un « syndrome d’angoisse géographique » particulièrement intense pèse sur la quinzaine de micro-États insulaires souffrant d’isolement, d’une trop forte densité de population, de conflits interethniques, d’économies stagnantes, de catastrophes naturelles régulières, angoissés par la détérioration de la couche d’ozone et la montée du niveau des eaux des océans. Les cinq puissances nucléaires officielles étant riveraines du Pacifique et quatre pays dits du « seuil nucléaire » se situant dans la même région, on ne s’étonnera pas que les États du Pacifique Sud aient cherché à imposer, dès 1985 par le traité de Rarotonga, une dénucléarisation totale de leur région.
En outre, un « syndrome d’angoisse pacifique » caractérise la Nouvelle-Zélande et, jusqu’à un certain point, les pays latino-américains qui, dès les années 1960, avaient conclu un pacte de dénucléarisation régionale. En Australie, c’est l’ambition, plus que l’angoisse, qui est la clé de l’attitude actuelle envers la France. Ce pays entend être au XXIe siècle la seule puissance régionale en Océanie, avec une Nouvelle-Zélande qu’elle considère comme son appendice naturel. Le seul obstacle à la « grande Australie », c’est la France, installée au cœur même du dispositif. Pour les Australiens, tant qu’ils procéderont à leurs essais, les Français voudront conserver leur souveraineté sur les trois territoires d’outre-mer. S’ils y mettent fin, ils peuvent être tentés de se retirer. Il est à noter l’ambiguïté du gouvernement de Canberra qui a plutôt suivi son opinion publique que dirigé la campagne. L’auteur avance l’hypothèse que, disposant de gisements d’uranium et d’un potentiel nucléaire embryonnaire hérité de l’Empire britannique, Canberra n’exclut pas de bâtir au XXIe siècle sa propre force de dissuasion, face à la Chine et aux autres grands pays asiatiques. Les mêmes ambiguïtés marquent l’attitude du Japon qui, tout en s’étant placé à la tête du mouvement de protestation contre les essais français, vise en fait les essais chinois et justifie par avance la création d’une force de dissuasion nationale. Suit ensuite un historique sur les soupçons pesant sur les Japonais dans ce domaine.
L’article se termine par l’analyse des motivations des attitudes prises par les différents pays européens et les États-Unis.
Jacques de Goldfiem
• « L’isolationnisme américain ». En tête de son numéro de juillet-août 1995, la revue américaine Foreign Affairs publie un article de l’historien Arthur Schlesinger (1) sur l’isolationnisme aux États-Unis.
Pour Arthur Schlesinger, l’isolationnisme est un concept ambigu. Les Américains ont toujours entretenu des relations avec le reste du monde. Washington et Jefferson ont mis en garde leurs concitoyens contre le danger des alliances, mais pour eux, était une menace toute domination de l’Europe par une seule puissance. Wilson a parlé en termes d’interdépendance. L’engagement de troupes américaines hors du territoire a toujours été un obstacle à son rêve d’un ordre mondial. Roosevelt s’est heurté à un isolationnisme renforcé par la crise de 1929, que n’a pas affaibli la guerre en Europe. Un débat sauvage a coupé l’Amérique en deux et a été clos par Pearl Harbor, sans supprimer la tendance.
En 1943-1945, Roosevelt a engagé les États-Unis dans de grandes organisations internationales, le plus souvent à l’initiative des Américains. L’existence de l’ONU pose le problème de l’article X de la Constitution : l’Onu peut-elle faire combattre des troupes américaines ? L’UN Participation Act de 1945 avait résolu le problème, mais Truman n’y a pas fait référence pour la guerre de Corée et ses successeurs ont cru qu’ils pouvaient entrer en guerre à leur guise. La guerre froide a empêché l’isolationnisme, mais c’est à Staline que les Américains le doivent. L’effondrement de l’Union Soviétique l’a fait renaître sous la forme du multilatéralisme.
Pour Arthur Schlesinger, l’Administration Clinton a pour idée fondamentale que les États-Unis ne peuvent à eux seuls résoudre les difficultés du monde. Il leur faut mener des actions collectives en mettant sur pied des institutions internationales. La directive présidentielle no 25, les interventions encore plus restrictives de Newt Gingritch et de Bob Dole vont dans le même sens : les États-Unis ne peuvent plus jouer de rôle majeur dans la sécurité collective du monde. Le Parti républicain a rejeté le fondement de la politique étrangère américaine des cinquante dernières années. L’opinion publique s’oppose à toute participation financière ou militaire dans le souci de régler d’abord les problèmes internes. Les gens ont perdu confiance dans l’ONU.
Arthur Schlesinger voit un obstacle majeur dans la lutte entre le président et le Congrès. Les forces armées sont constituées de professionnels volontaires pour des missions pouvant comporter le combat et la mort ; mais, en cas de pertes, l’opinion publique exige le retrait des unités engagées. Cet état d’esprit n’est pas spécifiquement américain et les terroristes connaissent cette vulnérabilité des démocraties. Faut-il pour autant renoncer à la vision wilsonienne de la sécurité collective ? On ne peut construire un nouvel ordre mondial sans le payer avec du sang et pas seulement avec des paroles et de l’argent. On peut faire revivre l’article 43, demander aux militaires américains s’ils sont volontaires pour des missions ONU, ou mettre sur pied une armée de l’Organisation recrutée chez des idéalistes, des aventuriers, des mercenaires et pouvant servir de force de déploiement rapide aux ordres du Conseil de sécurité. Suivre le seul intérêt national est peut-être plus sûr dans un monde anarchique, mais on renonce alors à un rêve magnifique.
• « Les États-Unis et l’Extrême-Orient ». Dans le même numéro de Foreign Affairs, on trouve deux opinions américaines sur la sécurité en Extrême-Orient.
La première est un article de Joseph S. Nye Jr, Assistant Secretary of Defense pour la sécurité internationale, qui milite pour une forte participation américaine à la sécurité de cette région. Pour lui, on ne peut séparer politique et économie. Le succès des pays asiatiques est dû à la présence américaine dans la région la plus dynamique du monde, mais l’instabilité se produit dans les périodes d’ascension ou de déclin des grandes puissances. La Chine est en cours de transformation, l’URSS peut repartir, le Japon évolue.
Joseph Nye compare l’Extrême-Orient à l’Europe. Dans les deux régions, les États-Unis ont gardé leurs alliances, mais en Asie il n’y a pas d’institutions multilatérales et ceux-ci constituent la seule puissance mondiale de la région. Un retrait américain n’est pas envisageable en raison de son importance économique. Mettre fin aux alliances serait coûteux et déstabilisant. La création d’institutions régionales demande du temps ; une alliance genre Otan serait considérée comme dirigée contre la Chine ou la Russie. La cinquième solution qu’a choisie Clinton est le maintien du « leadership » américain.
Pour Joseph Nye, cette stratégie consiste à renforcer les alliances actuelles afin de leur donner de nouvelles bases sans ennemi désigné, à maintenir la présence militaire américaine pour protéger les intérêts des États-Unis jusqu’au golfe Persique, à développer des institutions régionales complémentaires. Certes, des alliances sans ennemi n’ont pas de sens, mais peuvent être rebâties. Le Japon peut évoluer vers plus d’indépendance ; toutefois, il a récemment réaffirmé son choix d’une alliance avec les États-Unis tout en prenant plus de responsabilités. Le coût du maintien des forces américaines est cohérent avec le budget militaire conforme à la Bottom-up Review. La réduction du déficit commercial avec le Japon est un problème interne aux États-Unis et l’on doit continuer à faire ouvrir le marché nippon. La présence militaire des Américains est une aide à leur présence économique. Avec la Chine, le dialogue est engagé. Il ne s’agit pas de perpétuer la guerre froide, mais de répondre aux réalités du moment, en obtenant l’accord des deux partis américains sur cette stratégie.
Chalmers Johnson et E.B. Keehn, spécialistes des affaires japonaises, critiquent le rapport du département de la Défense signé par Joseph Nye. Pour eux, rien n’a changé en Extrême-Orient, la politique américaine consistant à indéfiniment geler les relations entre pays du Pacifique. Les États asiatiques ont perdu confiance dans les Américains depuis l’affaire de Somalie. Le Japon ne peut plus être le pivot du système et la fin du protectorat créera les conditions lui permettant de jouer un rôle d’équilibre dans la région et dans le monde. Une alliance ne peut survivre sans les menaces de la guerre froide qui en sont l’origine. Existe-t-il encore des intérêts communs ? Il coûte moins cher au Japon de financer la présence américaine que d’assurer lui-même sa défense. Le protectorat sur le Japon ne favorise pas l’instauration d’une démocratie libérale. Ce pays ne peut devenir « un pays ordinaire » : il n’est pas capable de contrôler ses militaires !
Pour nos deux auteurs, les États-Unis auraient dû intéresser les hommes politiques japonais aux affaires extérieures et intégrer le Japon dans un système international. Il faut annuler ou réviser le traité de sécurité américano-japonais. Les pays du Sud-Est asiatique sont prêts à oublier l’histoire et à voir le Japon montrer plus d’autorité dans la région. Il faut s’adapter progressivement à cette nouvelle situation. La seule action importante des Américains pour enrichir l’Asie a été l’ouverture du marché américain aux exportations de haute qualité à faible prix. La politique actuelle ne peut être poursuivie indéfiniment ; les marchés asiatiques ne s’ouvriront pas plus grand parce que la 7e flotte est présente. Le Pentagone cherche à maintenir son budget et son action : ce n’est pas ce qui doit déterminer la stratégie américaine. Ce rapport signé Nye est la réponse du gouvernement Clinton aux échecs de sa politique commerciale menée par des gens qui ne connaissent rien au Japon. Ce dernier peut faire pression sur le Pentagone, non par les bases militaires, mais en raison de sa dépendance à l’égard d’importantes technologies que détiennent les Japonais. Ce rapport est un constat de banqueroute. Le danger serait d’être une impuissance armée.
• « Nouvelles idées sur l’arme nucléaire ». Le numéro d’automne de la revue britannique Survival, organe de l’Institut international d’études stratégiques (IISS) de Londres, contient deux articles sur une nouvelle manière de mener une politique d’armements nucléaires. Michael J. Mazarr, du Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, propose une solution originale : des arsenaux dits « virtuels », en citant en exemple la Suède qui a enterré un réacteur.
Pour Michael Mazarr, les puissances majeures ont considérablement réduit leurs arsenaux nucléaires après la guerre froide. Paul Nitze veut renoncer à toute dissuasion nucléaire, pensant qu’il est inacceptable de faire reposer la paix du monde sur la menace de destruction d’un grand nombre de non-combattants. Fred Ikle craint un retour d’une opposition entre États-Unis et URSS et recommande une politique de non-emploi en premier des armes nucléaires et leur mise en réserve. Robert Manning, par peur de la prolifération, propose de ne garder que 100 à 200 de ces armes, le reste étant démonté et en réserve. Le général Charles Horner de l’US Air Force déclare qu’elles sont périmées. Pourtant l’arsenal nucléaire américain a freiné la prolifération chez les adversaires comme chez les amis. On a aussi proposé un « état d’alerte zéro » pour prévenir tout emploi accidentel.
Michael Mazarr constate que, pour les sceptiques, on ne pouvait pas faire confiance à Moscou quant au contrôle des armements nucléaires. Certains pensent que ces derniers ont joué leur rôle dissuasif. Pour d’autres, la paix a eu bien d’autres causes et ils ont été inutiles. Il est impossible de trancher dans ce genre de discussion. Un désarmement doit répondre à quatre critères : la sécurité des États-Unis doit garder son niveau élevé ; on doit considérer un risque de conflit nucléaire ; on doit se protéger contre tout chantage nucléaire ; on doit assurer la sécurité des Alliés. Le statu quo ne permet aucun progrès dans le contrôle des armements. Une dissuasion minimale ne peut être qu’une étape. Un désarmement total ne satisfait à aucune des quatre conditions. Il reste la solution des « arsenaux virtuels », où il existe un temps entre un stade donné de technologie et la réalisation d’un arsenal nucléaire ou un délai de remise en fonction d’armes démontées et dont les éléments sont stockés séparément, mais sous contrôle national. Dans une période de transition, il serait maintenu un niveau très faible de missiles opérationnels. Une clause du traité de non-prolifération permettrait un retour à une force limitée après un préavis ou un retrait pur et simple du TNP. Un système de ce genre a été proposé pour l’Inde et le Pakistan, la dissuasion reposant non sur des armes prêtes à l’emploi, mais sur une capacité d’en construire rapidement.
Pour Michael Mazarr, ce système rencontre quelques difficultés. Tous les pays nucléaires ne réagiront pas de la même manière et il faudra surmonter quelques résistances. Il sera nécessaire de mettre sur pied des inspections efficaces qui coûteront cher. Elles pourraient être confiées à l’AIEA. En période de crise, on pourrait voir un pays réarmer plus vite que son adversaire. En période transitoire, on verra les pays nucléaires garder leurs armes les moins vulnérables et maintenir une certaine marge leur donnant un avantage. Les « arsenaux virtuels » constitués d’armes démontées devront pouvoir survivre à une attaque nucléaire. Différents moyens sont évoqués, par exemple laisser en place les missiles, mais en stockant à part les têtes nucléaires, ce qui présente une difficulté pour les sous-marins. Autour des lieux de stockage, seraient disposés des moyens de défense antimissiles dérivant des systèmes de défense de théâtre. Des représailles nucléaires pourraient répondre à des attaques biologiques. Ce système des « arsenaux virtuels » nécessite de profondes études pour mesurer leur impact sur la politique internationale.
Le deuxième article a pour auteurs David Gompert, Kenneth Watman et Dean Wilkening. Nous nous contenterons d’en donner la conclusion. Pour eux, il serait au-dessus des possibilités financières des États-Unis de se reposer uniquement sur des moyens défensifs à haute efficacité et sur des frappes classiques antiforces préemptives pour se protéger contre des menaces de destruction massive. Le recours à des représailles purement classiques pourrait aboutir à un échec de la dissuasion. Il semble donc prudent de garder des moyens nucléaires pour dissuader d’éventuelles attaques de destruction massive, mais il ne faudrait pas y avoir recours pour de simples menaces classiques. Les États-Unis devraient alors proclamer qu’ils pourraient utiliser des armes nucléaires dans le seul cas où le territoire américain, les forces américaines, leurs amis et alliés, les intérêts américains importants seraient attaqués en premier par des armes de destruction massive, la « dissuasion classique » étant utilisée pour empêcher toute attaque par moyens classiques. Il n’est pas sage de menacer quiconque de l’emploi en premier de l’arme nucléaire.
Georges Outrey
• Le n° 8/1995 de Europäische Sicherheit traite en priorité de problèmes en rapport avec la CEI. Pour le Pr W. Kaltefleiter (2), « Le nouveau défi », c’est un néo-impérialisme russe. Bien sûr, tout le monde souhaite que Moscou aille vers la démocratie et l’économie de marché, mais vœux et espoirs ne sauraient constituer une ligne directrice en politique étrangère. Les chances de voir s’instaurer là-bas une vraie démocratie paraissent minces. Marquées par leur formation et leurs habitudes sous le régime précédent, les élites russes, Eltsine et ses conseillers compris, en ignorent l’essence, comme le prouvent la Constitution que celui-ci a rédigée, ses manipulations pour la faire adopter, son gouvernement par ukases présidentiels, souvent inconstitutionnels.
En dépit de sa retenue du début, la Russie reste un empire colonial qui maintient sous sa coupe plus de cent ethnies ayant toutes, peu ou prou, des velléités d’autonomie conformes à l’esprit de la Charte de l’Onu. La guerre en Tchétchènie focalise l’attention des médias occidentaux, mais elle ne forme que « la partie émergée d’un iceberg ». Lors de l’implosion de l’URSS et de la création de la CEI, seules les plus importantes minorités ont obtenu quelques satisfactions. L’empire « tsaristo-russe » a certes rétréci, mais il subsiste et la Russie entend le maintenir par la contrainte. Pourtant, l’Eurasie russe ne connaîtra de paix durable qu’une fois celui-ci démembré.
D’une combinaison d’absence de culture démocratique avec la dynamique caractéristique d’un régime colonial fondé sur la violence, découlent les éléments fondamentaux de la politique étrangère russe. Comme la tradition bien établie des dictatures est de chercher dans l’expansionnisme la solution aux difficultés internes, « l’étranger proche » est bien conscient de la menace qui pèse sur lui, d’autant plus que la plupart de ces États abritent de fortes minorités russes susceptibles de jouer le rôle de « 5e colonne », comme Hitler s’était servi des Sudètes.
Rien donc de surprenant à ce que la Russie, comme l’URSS jadis, n’applique les traités qu’autant qu’ils l’arrangent, sans hésiter à privilégier des « intérêts de sécurité » allégués sur le respect de sa signature. L’allongement récent de la durée du service militaire, décision aberrante économiquement, marque bien où va sa priorité. Que cette mesure ait été prise pour apaiser les oppositions nationaliste et communiste n’a rien de rassurant : il y a surenchère pour des buts expansionnistes.
Les réalités sont toujours à prendre au sérieux ; le pire n’est jamais certain, mais il faut toujours être prêt à y faire face ; s’il n’arrive pas, on en est quitte pour quelques dépenses inutiles mais, s’il se produit, l’avoir négligé serait autrement désastreux. Les forces armées russes actuelles sont hors d’état d’attaquer l’Alliance mais, avec l’aide éventuelle de « 5es colonnes », elles font peser une menace latente sur les États non russes de la CEI comme sur les ex-membres du Pacte de Varsovie tant qu’ils ne seront pas inclus dans une organisation nouvelle de sécurité européenne. Pour la mettre sur pied, l’Alliance devra faire preuve d’imagination, car les uns font déjà partie du cercle culturel, de tradition catholique ou protestante, de l’Europe occidentale, et d’autres non (3).
Politiquement, Baltes, Polonais, Tchèques, Slovaques ont vocation à devenir dès que possible membres de l’Alliance (ainsi que Croates et Slovènes, en dépit de la guerre en ex-Yougoslavie), même si l’Otan n’est pas en mesure de leur assurer aujourd’hui la protection militaire totale dont jouissait l’Europe occidentale vers la fin de la guerre froide, protection qui ne s’est mise en place que progressivement. Cependant, nul n’a songé en 1956 à différer la participation de la RFA. Même partielle, cette protection n’est pas sans valeur militaire puisque l’Otan aurait la possibilité de monter en puissance durant la période de préalerte, ce qui rend le risque d’une politique expansionniste inadmissible pour la Russie : c’est le propre de la dissuasion. Reconnaître l’appartenance des pays d’Europe centrale et orientale (Peco) au cercle européen, outre son importance symbolique, deviendra d’ailleurs un vrai renfort une fois que ces pays auront remis de l’ordre dans leurs économies avec l’aide de l’Union européenne, dont ils seront devenus membres.
Relique du butin soviétique de 1945, l’enclave russe de Königsberg Kaliningrad n’a aucune raison de survivre à la fin du colonialisme soviétique. Une administration conjointe par les voisins, Suède comprise, pourrait représenter une solution transitoire. Ultérieurement, la question de frontières internes entre membres de l’Union européenne devrait perdre de son importance.
Plus délicats sont le cas des membres européens non russes de la CEI, ceux de la Roumanie, de la Bulgarie et de l’Albanie. Excepté la Roumanie, ils appartiennent à d’autres cultures ; leur entrée dans l’Otan, communauté de valeurs avant d’être alliance militaire, est difficile à envisager, d’autant plus que survivent en Biélorussie et en Ukraine de fortes tendances internes à la réunification avec Moscou ; rien n’interdit pourtant d’imaginer d’autres formes de coopération. Quant à la Moldavie, en dépit du peuplement majoritairement russe en Transnistrie, elle pourrait se réunifier avec Bucarest et entrer avec elle dans l’Otan. En ce qui concerne les membres asiatiques de la CEI, en majorité musulmans, et les régions allogènes de Russie, on ne pourra définir pour eux un concept d’organisation qu’en fonction des structures à naître du démembrement de l’empire russe. Dans une telle structure, l’islam sera certainement un facteur important.
« Les commémorations de 1995 n’ont concerné que des exploits et des horreurs passés. C’est fondamental pour la culture politique d’un pays, mais la politique doit, elle, s’orienter en fonction des faits d’actualité. Or, ceux-ci exigent qu’on prenne aujourd’hui des précautions contre un néo-impérialisme russe d’après-demain. »
• « Tournant en Russie vers la contre-révolution ? » demande F. Schneider. Après chaque révolution, resurgissent des hommes et des idées du régime défunt. Le putsch de 1991 et l’assaut donné à la Maison blanche en 1993 ont entaché de violence et de sang la naissance de la démocratie russe, présage des bombes et des chars sur Grozny. L’onde de choc de l’écroulement du colosse communiste a libéré des forces encore loin d’être maîtrisées.
Premier chef d’État russe à avoir été élu par le peuple, Eltsine a atteint son premier but : mettre fin à la domination du parti communiste ; cela lui donne sa place dans l’histoire. Son second objectif est d’assurer cet acquis en bâtissant sous sa direction une Fédération russe forte, reconnue comme une grande puissance. La dispersion brutale de la douma en octobre 1993, la promulgation de la Constitution, les élections de décembre 1993 ont montré que, pour lui, construire son propre pouvoir comptait davantage qu’instaurer la démocratie. La faiblesse des forces démocratiques dans le pays, l’apparition des ultra-nationalistes, la résurgence des communistes y ont d’ailleurs contribué.
Contre-révolution signifie d’ordinaire retour vers l’ancien régime. Ici, la vieille nomenklatura n’a été ni détruite, ni chassée. À la différence de l’Allemagne d’après 1945, il n’y a eu à Moscou ni analyse sérieuse du passé et de tout ce qui, de Lénine à Gorbatchev, a conduit à l’échec final, ni sanctions pour les crimes commis. Principaux responsables de la déconfiture de l’économie soviétique, le complexe militaro-industriel et la collectivisation de l’agriculture n’ont pas été remis en cause. Pourtant, dans la crise économique actuelle, leur attitude porte plus de responsabilités que la thérapie de choc des « réformateurs ». Encore que leur autorité et leur discipline aient sérieusement diminué sous Gorbatchev, les « organes de force » (armée, polices, bureaucratie) hérités du système soviétique ont su déjouer les tentatives de réforme draconienne. La lutte pour le pouvoir et pour le partage des dépouilles du parti se poursuit sous forme de conflit entre le législatif et l’exécutif à propos des réformes économiques, du budget… le tout dans un climat de nationalisme exacerbé.
Depuis l’été 1994, les courants antidémocratiques et antiréformistes tiennent le haut du pavé. Soi-disant « centriste », la « nouvelle nomenklatura » utilise des trafics de toutes sortes pour étendre son pouvoir. Avec mépris, le peuple la traite de « nomenklatura capitaliste », de « nomenklatura démocratique ». Ces forces, tantôt courtisent Eltsine, tantôt exercent des pressions sur lui. Les « anciens nouveaux » appareils n’ont plus à redouter une « réforme venant d’en haut », mais plutôt les tendances centrifuges des régions et les appétits effrénés des entrepreneurs et financiers. Les scandales, comme la chute du rouble en octobre 1994, fournissent au conseil de sécurité de plus en plus d’occasions d’intervenir directement dans l’économie.
Sans arrêt, Eltsine renforce son administration présidentielle en accumulant toujours de nouveaux comités ou états-majors de conseillers qui se chamaillent et dont la bureaucratie prolifère, hors de tout contrôle parlementaire. Ayant de justesse échappé à une censure par la douma, Eltsine — dans l’espoir d’élargir sa base politique — a éliminé du gouvernement tous les réformateurs, à l’exception de Tchoubaï, et confié deux portefeuilles cruciaux, l’Agriculture et la Justice, l’un à un agrarien, émanation du lobby des directeurs de kolkhose, l’autre à un communiste non repenti. La position de Premier ministre de Tchernomyrdine s’en trouve fragilisée.
On ignore encore si Eltsine compte se représenter à la prochaine élection présidentielle, mais ses conseillers voudraient en reculer la date, et l’opposition l’avancer. Autour du président, « faucons » et « colombes » tirent à hue et à dia. C’est dans cette ambiance que, mal informé, celui-ci a décidé, hors de tout contrôle parlementaire ou constitutionnel, de mettre au pas la Tchétchénie. Au mépris de la Constitution qu’il avait lui-même rédigée et qui reconnaît les droits de l’homme, il espérait une victoire rapide qui redorerait son blason et bloquerait les velléités d’indépendance couvant au sein de la Fédération russe. Perpétré à l’instigation de quelques conseillers, militaires et policiers, ce coup de force, loin de masquer la faiblesse de l’État, l’a fait ressortir, ainsi que l’incompétence de ceux-ci. On a pu s’apercevoir aussi des changements survenus en Russie depuis la perestroïka : des médias russes n’ont pas caché les horreurs de cette guerre ; des généraux ont protesté ; des commandants d’unité ont refusé d’exécuter des ordres ; des responsables de région ou de république, éclairés par le sort de Grozny, réclament de Moscou un pouvoir de codécision pour les affaires qui les concernent.
Tout cela a créé en Russie une instabilité politique et économique nouvelle : Gaïdar, qui préside actuellement le groupe démocrate « Choix de la Russie » de la douma, avait refusé de soutenir Eltsine et averti qu’une victoire militaire à Grozny ne résoudrait pas le problème tchétchène mais qu’elle conduirait à un régime autoritaire en Russie. « L’écrasement brutal de la Tchétchénie pourrait effectivement encourager en Russie les tendances à l’autoritarisme. Toutefois, dans un pays gigantesque, aux structures de force entamées, où respect de l’autorité et discipline disparaissent, où régions et citoyens prennent conscience d’eux-mêmes, rétablir durablement une dictature ne sera pas facile. Ce qui est bien fini en Russie, par contre, c’est cette révolution démocratique dont A. Zakharov avait donné le coup d’envoi et fixé l’objectif en exigeant un changement radical du pouvoir et l’autodétermination des peuples opprimés, en regardant vers l’Ouest. »
• Journaliste ukrainien, O. Strekal n’a guère confiance dans l’armée de son pays, « Un défenseur douteux ? » Bien que le gouvernement ait été plus vite et plus fort pour la mise sur pied de ses forces armées que pour la création urgente de structures politiques et sociales, le résultat laisse à désirer. Il s’était fixé deux objectifs : établir un strict contrôle politique sur l’armée, de nature à décourager toute idée de putsch, et créer des forces armées nationales capables de protéger la neutralité proclamée du pays et l’intégrité de son territoire. Seul le premier a été atteint : le parti communiste a été chassé des unités, les commissaires politiques ont été supprimés et le haut commandement respecte le primat de la politique. Le second paraît par contre hors de ses moyens : la seule menace extérieure ne peut provenir que de la Russie dont les forces sont sans commune mesure avec les siennes.
L’armée ukrainienne, dont l’effectif se montait jusqu’à la fin de 1993 à 700 000 hommes, vit dans des conditions précaires : faute de budget adéquat, recherche et acquisition d’armes modernes sont interrompues ; le matériel est très mal entretenu, en partie par manque de pièces (5 % seulement des avions de combat seraient opérationnels) ; l’entraînement est insuffisant (pas de manœuvres à cause de la pauvreté en carburants). Le moral est très bas : la grande majorité des cadres est d’ethnie russe et la plupart n’ont prêté serment à l’Ukraine que « pour la gamelle » (d’ailleurs médiocre). L’ukrainisation accélérée a achevé de les déboussoler : l’ukrainien, mal connu de beaucoup, est devenu la seule langue de commandement ; les traditions de l’armée rouge, dans lesquelles ils ont été formés, sont abolies ; on ne se réfère plus qu’aux exploits des armées cosaques d’antan et des « rebelles ukrainiens » de la Seconde Guerre mondiale. Des milliers d’appelés désertent chaque année ; bien davantage encore se soustraient au recrutement sous prétexte (allégué par 60 % de ces derniers) que « l’armée ne respecte pas les droits de l’homme ».
Les fluctuations de la politique étrangère de l’Ukraine ne sont pas non plus sans conséquences sur le moral des forces : après avoir proclamé sa neutralité et sa renonciation à l’arme nucléaire, elle a prétendu garder la totalité de la flotte de la mer Noire, puis tenté de la monnayer contre l’apurement de ses dettes énergétiques envers la Russie, refusé de restituer sans contrepartie les têtes nucléaires entreposées chez elle qui devaient être désarmées en Russie, s’attirant une méfiance compréhensible de la part de Moscou et l’irritation des Américains (elle faisait en outre des difficultés pour adhérer au TNP). Le nouveau gouvernement investi en 1994 a renoncé à une politique sans issue de confrontation avec la Russie et tente avec celle-ci une coopération militaire qui devrait entraîner une redéfinition du concept d’ensemble des forces armées.
Ces tribulations ont développé chez les militaires le sentiment de l’inutilité de leur service ; cela risque d’aboutir à la désintégration d’une institution qui se sait incapable d’assurer la protection du pays et qui pourrait rapidement devenir incontrôlée et dangereuse pour la vie sociale courante de la nation. « Aujourd’hui déjà, ces forces armées se rendent de plus en plus indépendantes de l’État pour ce qui est de leurs activités économiques et sociales. Une très grande partie de leur patrimoine a été vendue à des personnes privées ou à des firmes, sans que le produit arrive dans les caisses de l’État ».
• Attaché de l’air à Paris, le colonel breveté W. Ludwigs admire « Le concept français de renseignement depuis l’espace ». Même si le chancelier n’a pas encore concrétisé son intention (de novembre 1994) de signer en mars 1995 une « convention franco-allemande de coopération pour l’observation de la Terre », cela se fera tôt ou tard. L’Allemagne a en effet intérêt à voir de plus près comment la France imagine le renseignement spatial : dans les bouleversements de l’Europe depuis 1990, l’Allemagne a vu ses responsabilités grandir et nul ne lui conteste le besoin de capacités nationales de commandement pour pouvoir mettre des forces à la disposition de l’ONU. Le processus d’unification européenne exigera de plus en plus que, à côté d’autres domaines, les conceptions de politique de sécurité soient définies en commun dans les deux États qui se veulent le moteur de l’Union européenne.
Exploitant le rapport du député Arthur Paecht de janvier 1995, il détaille l’état actuel d’avancement des programmes spatiaux français, les coopérations déjà obtenues ou souhaitées et les projets envisagés. Deux de ces derniers lui semblent en concurrence mais ne pourront, sauf à bénéficier de financements extérieurs importants, être menés de front : celui de satellites d’écoutes électromagnétiques et celui d’un système (au moins deux satellites) d’alerte précoce. Le premier risque de ne pas trouver de partenaires car le renseignement reste un domaine sensible du point de vue national, mais la France est résolue à le mener, même seule, en étalant au besoin les autres programmes. Il serait très regrettable qu’un manque de moyens financiers retarde la réalisation du second, car, d’un point de vue européen, la mise en place d’un système d’alerte qui lui soit propre est de toute première importance. ♦
Jean Rives-Niessel
(1) Ne pas confondre Arthur Schlesinger avec James Schlesinger.
(2) Directeur de l’Institut de politique de sécurité à l’université de Kiel.
(3) L’Alliance a toujours su jusqu’ici trouver les solutions différenciées souhaitables ; ainsi coexistent en son sein : des États militairement intégrés ayant sur leur sol des contingents alliés (RFA) ; d’autres, intégrés, mais sans implantation alliée (Danemark, Norvège) ; des membres participants, tout en refusant l’intégration (France).