Gendarmerie - La Gendarmerie et le défi de la périurbanisation
Exprimant l’extension ininterrompue des villes, le mouvement de périurbanisation constitue l’une des données de base de la géographie humaine de la France en cette fin de siècle. Cette imbrication des territoires ruraux et des zones urbanisées se traduit par la croissance considérable de la population des communes proches des principales agglomérations. Dans ces zones hybrides, mi-rurales mi-urbaines, s’est développé un habitat de type résidentiel, qu’il s’agisse de pavillons individuels ou de logements collectifs, la majeure partie des habitants devant, en effet, se déplacer quotidiennement dans l’agglomération voisine pour leur activité professionnelle. Cette dilution de la substance urbaine, qui aboutit à estomper la frontière physique et sociologique entre ville et campagne, n’est pas sans conséquences pour la sécurité et l’organisation du système policier français.
En effet, et contrairement au postulat erroné d’un renforcement de la présence de la gendarmerie dans les villes, stigmatisé par ceux qui, pour de sombres mobiles idéologiques ou corporatistes — et nonobstant son caractère viscéralement républicain et légaliste — agitent sempiternellement sa dimension militaire comme une menace virtuelle aux droits fondamentaux de la personne, cette urbanisation des espaces ruraux situés à la périphérie des grandes agglomérations a conduit à une augmentation importante de la population habitant dans la « zone exclusive gendarmerie » (ZEG), c’est-à-dire dans les communes relevant intégralement de cette institution pour la sécurité publique. Ce phénomène devrait également s’accentuer nettement dans les prochaines années, une étude réalisée récemment par l’Insee estimant ainsi, entre 1990 et 2015, à près de 7,6 millions de personnes le transfert de populations des centres-villes vers les zones périurbaines placées sous la responsabilité de la gendarmerie (1). Pour prendre un raccourci saisissant, ce n’est donc pas la gendarmerie qui envahit le milieu urbain, mais la ville qui, se répandant progressivement dans les territoires ruraux et donc en dehors du périmètre de la police d’État, devient, au moins dans ses prolongements périurbains, l’un des champs d’action privilégiés du gendarme.
Pour autant, ces évolutions démographiques et sociales paraissent nécessiter une adaptation des modes d’action traditionnels de la gendarmerie. Sans remettre en cause les principes de proximité, de continuité et de polyvalence qui sont le fondement même de son action, la périurbanisation apparaît comme un véritable défi pour la gendarmerie d’aujourd’hui : d’une part, parce que sa finalité même — assurer le maintien de l’ordre et l’exécution des lois — lui impose un effort d’adaptation de son organisation territoriale et fonctionnelle afin de remplir le plus efficacement et rationnellement possible ses missions de service public de police et de défense ; d’autre part, parce que son intérêt institutionnel suppose un effort d’intégration des mutations de la société française, de manière que cette force atypique puisse continuer à donner la preuve, sur le terrain, du bien-fondé de son existence, en évitant que, par immobilisme et inertie, elle n’évolue en marge des attentes et des besoins de la population comme de ses propres personnels. Phénomène aussi nécessaire qu’inéluctable, la périurbanisation de la gendarmerie est devenue une réalité : à l’heure actuelle, près de 60 % des effectifs de la gendarmerie départementale servent ainsi dans ce type de zones, qui varient du lotissement à la cité HLM, des villas paisibles au quartier « chaud ». À maints égards, concernant le caractère fondamentalement rural de la gendarmerie, il ne s’agit donc pas d’une remise en cause préjudiciable, mais d’une adaptation progressive destinée à assimiler les profondes évolutions de la ruralité.
Afin d’amorcer une démarche prospective sur l’action de la gendarmerie dans les zones périurbaines, une commission a été constituée le 9 avril 1996, avec pour mandat de recenser les difficultés rencontrées dans ce type de zones et de proposer toute adaptation ou amélioration dans l’organisation et l’emploi des unités, l’équipement, la formation et la gestion des personnels. Composée de neuf membres (cinq officiers : un commandant de légion, deux commandants de groupement et deux commandants de compagnie ; quatre sous-officiers : deux commandants de brigade, un commandant de PSIG et un commandant de brigade de recherches), cette commission a remis son rapport à M. Bernard Prévost, directeur général de la gendarmerie, le 25 octobre dernier. Il s’agit d’un document particulièrement pertinent, au regard à la fois de la méthodologie employée et des propositions formulées.
Dans un premier temps, en effet, la commission s’est efforcée de définir précisément ce que recouvre cette notion de « brigade périurbaine », c’est-à-dire une « unité agissant en zone périurbaine, en zone exclusive gendarmerie ou en zone mixte (circonscription dont certaines communes sont placées sous le régime de la police d’État), qui exerce une pleine compétence sur des espaces urbanisés, souvent contigus ou proches des centres urbains, et qui subissent d’importants transferts de populations ou d’activités (centre commercial, zone industrielle), lesquels transforment un paysage autrefois rural en agglomération ». À partir de ce type générique (brigades « A »), il est possible de définir deux autres formes de brigades périurbaines : celles dans lesquelles l’évolution urbaine revêt un aspect particulier dû à des problèmes de contact avec une population plus difficile d’origine hétérogène, à une plus grande insécurité des interventions et à une augmentation des faits de violence, ces unités se caractérisant également par une insuffisance chronique de leurs effectifs par rapport au volume de la population et à l’état de la délinquance (brigades « B ») ; celles qui sont confrontées à une forte fréquentation touristique drainant des populations urbaines à risque (brigades « C »). Ainsi, les 494 brigades répondant à la définition retenue se répartissent de la manière suivante : 206 brigades de type « A » (42 %), 177 de type « B » (36 %) et 111 de type « C » (22 %).
Au-delà du recueil des informations et données statistiques, les membres de la commission ont établi, parallèlement à diverses consultations de personnalités qualifiées et visites d’unités, un questionnaire d’enquête adressé aux brigades recensées. Grâce à l’exploitation des 350 questionnaires renseignés, les principales difficultés auxquelles est confronté ce type d’unité ont pu être mises en évidence, notamment les relations difficiles avec la population, la persistance de services externes grevant le potentiel opérationnel de l’unité (comme les transfèrements judiciaires), la faiblesse des effectifs, la trop rapide rotation des personnels, l’insuffisance de préparation des gendarmes sortant de l’école de formation initiale, les problèmes du logement à l’extérieur de la caserne de certains personnels (quant à la sécurité et la disponibilité) et l’inadaptation de la configuration des locaux de service (en particulier afin de préserver la confidentialité des échanges et des actes d’enquête).
Parmi les 34 propositions formulées par la commission, il est possible de retenir, plus particulièrement, les éléments suivants : faire preuve d’une plus grande souplesse dans la gestion des effectifs (avec la montée en puissance de la notion de « secteur »), de manière à permettre de renforcer les brigades les plus chargées (ce qui passe notamment par un redéploiement d’effectifs en provenance des unités situées en zone de police d’État) ; recentrer l’action des brigades périurbaines sur les missions de sécurité publique ; développer une meilleure prévention de la délinquance (notamment juvénile), grâce à l’action des formateurs relais antidrogue (2) et la création de brigades de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) (3) ; définir pour les personnels des mesures d’incitation à servir dans les brigades périurbaines (comme l’attribution d’une bonification indiciaire ou d’une prime) ; mettre en place des stages de formation spécifique aux problèmes du monde périurbain ; renforcer la sécurité des personnels (par la suppression du logement hors caserne, la formation aux techniques de défense rapprochée, l’augmentation du nombre de chiens de défense, l’attribution de bâtons de protection, de gilets pare-balles, d’armes non « létales », de véhicules aménagés et renforcés…) ; améliorer l’accueil du public et développer des actions de communication destinées à rendre compte de cette intervention croissante du gendarme dans le monde périurbain.
Afin de prolonger ses investigations, la commission a fait sienne, en guise de conclusion, l’idée exprimée récemment de création, auprès du directeur général, d’un observatoire d’études et de recherches sur la gendarmerie (4), tant il est vrai que ces propositions doivent être complétées et prolongées par d’autres réflexions et enquêtes sur le terrain, mais aussi discutées et expérimentées dans différentes unités périurbaines. Dans le même ordre d’idées, le développement de cette démarche prospective suppose une mobilisation de l’ensemble des acteurs qui, au sein et à la périphérie de l’institution, peuvent contribuer à la définition des réformes d’ensemble susceptibles, en associant tradition et modernité, de faire entrer résolument l’organisation et l’action de la gendarmerie dans le XXIe siècle. ♦
(1) À l’heure actuelle, environ 27 millions de personnes résident sur les 95 % du territoire national.
(2) « La gendarmerie et la lutte contre les stupéfiants », Défense Nationale, janvier 1997.
(3) Au cours de l’année 1997, une dizaine de brigades de prévention de la délinquance juvénile doivent être constituées dans les zones urbaines les plus difficiles.
(4) François Dieu : « Les recherches sur la gendarmerie : un état des lieux » ; Revue d’études et d’informations de la gendarmerie, n° 181, 2e trimestre 1996.