En laissant se développer la critique systématique de l'institution militaire, craignons, dit l'ancien commandant de la 1re Armée française, de donner raison à la prédiction pessimiste d'Ardant du Picq quant à la difficulté pour un peuple démocratique et évolué de trouver des soldats assurant sa défense avant que l'ennemi n'ait imposé son joug ou ne menace de façon évidente le territoire – alors qu'il est trop tard.
Armée et démocratie
Le colonel Ardant du Picq, qu’Hemingway tenait pour le premier penseur militaire français des cent cinquante dernières années, prévoyait il y a plus d’un siècle que les sociétés démocratiques avancées auraient le plus grand mal à recruter des soldats, l’état militaire étant, par les règles d’obéissance au chef, d’instantanéité dans l’exécution des ordres, de soumission à l’intérêt collectif qu’il implique, difficilement compatible avec l’exercice des droits de l’individu et le recours à la critique qui sont les privilèges des régimes de liberté.
Le heurt entre l’esprit militaire et les tendances les plus radicales de la Démocratie s’est produit en France à maintes reprises pendant la période qui s’écoula entre le règne de Louis-Philippe et la première guerre mondiale. Cette tension, plus ou moins latente, traduisait, il faut le souligner, un changement profond dans les rapports entre l’Armée et ce qu’on est convenu d’appeler « la gauche ». Pendant la Révolution et l’Empire, le militarisme et l’esprit jacobin allaient de pair. Le changement commença sous la monarchie de Juillet et se poursuivit sous le règne de Napoléon III ; il s’amplifia avec la Commune. La naissance d’un internationalisme ouvrier, l’influence grandissante de l’idéalisme pacifiste sur un certain nombre d’intellectuels rejetèrent l’Armée vers l’ordre et la tradition. Le fait que beaucoup d’hommes restés fidèles, par habitude familiale ou par idéal, à l’ancien régime cherchèrent dans l’Armée à la fois une activité conforme à leur éthique et un refuge, renforça cette orientation.
La prédiction d’Ardant du Picq cessa cependant de se révéler exacte lorsque après les secousses de l’affaire Dreyfus, la montée des périls rapprocha les Français les uns des autres. Un courant naquit alors parmi les intellectuels de tendance socialiste qui s’opposa à l’internationalisme, et qu’inspirait un patriotisme à la Péguy, à la fois mystique et charnel. Du côté des officiers, quelques années plus tôt, Lyautey avait exalté le rôle social du chef militaire. Ainsi, de part et d’autre, les bords du fossé s’aplanissaient. Une autre raison contribuait alors à maintenir la cohésion de notre armée : c’était la prédominance considérable des paysans dans ses rangs. Encore marquée par la tradition, respectant souvent les officiers comme elle respectait la noblesse terrienne auprès de laquelle elle vivait, la paysannerie française n’était guère ouverte à cet esprit démocratique avancé, nous dirions aujourd’hui progressiste, qui pénétrait les citadins. Enfin la blessure du traité de Francfort était toujours saignante et les Français, sans Metz, Colmar et Strasbourg, se sentaient veufs. Ce sentiment d’aliénation était, dans l’ensemble de la Nation, plus fort que toutes les tendances centrifuges. Il avait rallié au régime, au moins de facto, les orléanistes comme les légitimistes, lesquels se rappelaient que c’était la monarchie qui avait donné l’Alsace à la France ; il l’emportait dans la classe ouvrière sur la solidarité avec les socialistes étrangers.
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