Vaincre sans tuer, du silex aux armes non létales
Couramment employée, l’expression armes « non létales » n’est pas heureuse. Sans doute nous vient-elle de l’américain lethal, plus général que notre létal qui n’a d’acception que médicale. Il est vrai que mortel, dans son ambiguïté, ne conviendrait qu’à demi. Comprenons donc qu’il s’agit d’armes qui ne tuent point. W.J. Perry, secrétaire à la Défense, en donne, dans une directive de juillet 1994 que l’auteur a le bon goût de citer intégralement, une définition précise et modeste : armes conçues pour « frapper d’incapacité (incapacitate) le personnel et le matériel, tout en réduisant au minimum les pertes humaines et les dommages collatéraux aux biens et à l’environnement ».
Henri Conze, ancien délégué général à l’armement, dit dans sa préface que Bernard Lavarini lance un débat. Il nous semble que, pour l’auteur, le débat est clos : les ANL (pour nous en tenir à ce sigle discret) sont le moyen que le monde développé, qui a horreur de la mort, attendait. Zéro mort chez soi, idéal coûteusement poursuivi, se doublera du zéro mort chez l’autre, et à peu de frais. Ligotés dans la « camisole de force » des armes neutralisantes, les fous furieux, qu’ils soient gouvernants, soldats, émeutiers, terroristes ou délinquants, seront condamnés à l’impuissance s’ils agissent, et donc dissuadés de passer à l’acte. Les martyrs dont aujourd’hui on exalte le sacrifice seront demain ridiculisés. Une révolution militaire s’annonce : le dogme de la destruction nécessaire des forces ennemies est périmé.
L’auteur détaille — trop sommairement, penseront les lecteurs avides — les caractéristiques de ces armes étranges. Contre le personnel, elles s’apparentent à des procédés clownesques : elles aveuglent, abasourdissent, perturbent le comportement, emmêlent ou empêtrent, endorment. Appliquées aux infrastructures, elles bloquent sources d’énergie et moyens de transport, elles infectent l’informatique. S’attaquant aux systèmes d’armes, elles prolongent et perfectionnent une guerre électronique qui nous est déjà familière. Dans toutes ces techniques, les États-Unis sont à l’avant-garde ; ils y ont été poussés dès le début de la décennie par le sanglant fiasco somalien, les émeutes de Los Angeles et le dénouement tragique du siège des davidiens de Wacco au Texas.
Bernard Lavarini parle de changement de civilisation. Soit ! Cependant, il le situe, non sans audace, dans la suite des mutations majeures qui, au cours de 4 ou 5 millions d’années, ont produit le sapiens puis conduit celui-ci des sociétés agraires (naissance de la guerre) à celles de l’industrie (apogée mécaniste de la guerre). Un homme nouveau apparaît, fruit de la « civilisation du savoir ». C’est faire preuve de beaucoup d’optimisme, non point sur les moyens dont l’homme dispose, mais sur le redressement moral qui lui permettrait de s’y soumettre. Pierre Chaunu pose la question : comment « extirper la violence » sans « extirper la vie » ? L’auteur rappelle cette contradiction fondamentale, il ne la résout pas. Pour l’heure, seules les nations développées ont à la fois le désir et la possibilité de produire des ANL. Elles dissuaderont, nous dit-on, les attardés de la violence tueuse. On peut pourtant douter de l’efficacité dissuasive d’armes dont le propre est de ne causer aux victimes aucun dommage irréversible.
M. Perry est plus circonspect : « De nombreuses situations, écrit-il, requièrent (toujours) la présence de forces létales surpassant celles de l’adversaire ». Le secrétaire à la Défense, porté par son sujet à un humour macabre, tient aussi à prévenir ses concitoyens contre leurs illusions vitalistes : « Il est important que le public comprenne bien que, de la même façon que les armes létales n’atteignent pas une parfaite létalité, on ne peut pas assurer que les armes non létales seront toujours capables d’éviter les morts et les dégâts involontaires ». ♦