Intervention du Cemaa à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 6 avril 1975. Sans doute certaines des questions évoquées ici ont-elle connu depuis de nouveaux développements – c'est le cas du fameux « marché du siècle » (la compétition entre 4 avions dont le Mirage F-1 en remplacement du F-104 pour 4 pays de l'Otan) – mais cela n'enlève rien à la pertinence générale des propos.
Entretien avec le Chef d'état-major de l'Armée de l'air (Cemaa)
Emploi des forces
Rayon d’action des avions de transport et système de bases sont les fondements de l’intervention à l’extérieur, particulièrement pour le soutien de nos territoires d’outre-mer. Or, le premier est court (« Transall » : 2.500 km) et le second se réduit dangereusement (indépendance des Comores, révision des accords avec de nombreux pays d’Afrique) alors que les menaces s’accroissent dans certains territoires (Djibouti). Quelle politique envisagez-vous de conseiller au Gouvernement dans ce domaine dans le contexte budgétaire actuel ?
Il s’agit d’un sujet d’actualité dont il a été question au plus haut niveau récemment, et pour lequel je voudrais faire une mise au point. Le rayon d’action du « Transall » est effectivement de 2.500 km, mais dans le cas présent c’est la distance franchissable, soit le double du rayon d’action, qu’il faut considérer. C’est déjà mieux, mais vous verrez que ce n’est pas assez.
Pour ce qui est du soutien de nos territoires d’outre-mer, l’action aérienne est capitale. Pourquoi ? Parce que ce sont les moyens aériens qui peuvent amener, dans des délais suffisamment courts, les renforts nécessaires. Notre présence outre-mer est aujourd’hui numériquement de faible importance ; elle peut encore diminuer, et il est évident que la notion de renfort est essentielle. Les moyens aériens permettent d’amener ces renforts dans des délais très brefs, délais que l’on peut compter en heures, alors que si l’on achemine des renforts par les moyens navals, ces délais se comptent en jours, voire en semaines. Voilà où se situe le problème.
Aujourd’hui, nous avons, pour l’essentiel, comme moyen d’intervention, notre flotte de « Transall » dont la distance franchissable est insuffisante puisqu’elle nous permet d’aller à Dakar d’une seule étape mais ne nous permet absolument pas d’aller à N’Djamena, à Djibouti, aux Antilles, etc.
L’utilisation des quelques DC 8 de l’armée de l’air ou d’avions des compagnies aériennes réquisitionnés ne résout pas le problème car ces avions, tout en possédant une allonge et une charge marchande élevées, ne permettent pas l’emport des matériels de guerre tels que les véhicules et les armes qu’il serait nécessaire de transporter outre-mer.
En conséquence, nous avons besoin d’un cargo à long rayon d’action. L’achat d’un certain nombre de C. 141 américains, qui répondaient tout à fait au problème, avait été envisagé en 1967. Après avoir été bien près de se faire cet achat n’a pas eu lieu. À l’heure actuelle, dans les « plans à long terme », l’acquisition d’un certain nombre de transports à long rayon d’action est envisagée. Elle est prévue vers la fin de la décennie, faute de pouvoir les placer plus tôt pour des raisons financières, et je ne sais pas du tout si ces transports à long rayon d’action seront commandés.
Devant les insuffisances d’aujourd’hui et devant le très hypothétique transport à long rayon d’action pour 1980 ou au-delà, que peut-on conseiller au Gouvernement, puisque c’est la question qui m’est posée ?
Je pense que ce qu’il faut — et c’est ce que j’ai dit d’ailleurs — c’est avoir une politique des escales et des survols. Si nous n’avons pas cette politique, il est totalement illusoire de vouloir soutenir nos territoires d’outre-mer. Aujourd’hui, si nous voulons transporter à Djibouti un important volume de matériel, nous avons la solution de passer par Dakar, N’Djamena et Djibouti, ou nous avons la solution d’escales qui nous sont régulièrement ouvertes en Afrique du Nord. Si celles-ci nous sont fermées et si nous n’avons plus l’escale de Dakar, nous ne pourrons plus aller à Djibouti. Une politique des escales et des survols est donc indispensable. Cette politique ne doit pas se limiter à des accords avec un seul pays, mais doit viser à diversifier les itinéraires. Ce n’est pas tout à fait le cas à l’heure actuelle.
J’ajoute que même si nous avions un transport à long rayon d’action, le problème des survols continuerait à se poser pour un certain nombre de territoires, Djibouti par exemple. Les difficultés demeureraient, mais elles seraient évidemment moindres puisqu’il ne s’agirait plus d’escales.
La mise en application du plan « Clément Marot », en 1973, a donné lieu à de nombreuses polémiques, notamment autour de l’accident de Nantes. Que peut-on dire de cette expérience de 1973, des conclusions de l’enquête et des améliorations éventuelles qu’il avait été décidé d’apporter à ce plan ? Certains pensent que les difficultés ne viennent pas tant d’imperfections de ce dispositif que du fait qu’en période normale les circulations aériennes civiles et militaires sont traitées différemment et séparément. S’il en était ainsi, une plus grande osmose permanente des deux systèmes serait souhaitable. Ne peut-on craindre que l’accident de 1973 ne rende cette osmose encore plus difficile ?
C’est une question tout à fait d’actualité. Je voudrais d’abord revenir très brièvement sur le plan « Clément Marot » de 1973. Du fait de l’accident de Nantes, un certain nombre de personnes pensent que ce plan n’a aucune valeur ; or, il a été mis en application pendant plus de trois semaines et a permis d’écouler un trafic important qui a atteint, avant l’accident, 1.500 vols par jour. Il est ensuite remonté difficilement — pour les raisons que vous savez — à 700 vols, puis s’est stabilisé à 1.000 vols par jour. Le plan « Clément Marot » a permis d’écouler le trafic saisonnier, mais il n’aurait pas permis d’écouler celui de l’été ; il n’en était pas question. Dans la situation où nous étions en 1973, on pouvait assurer grosso modo environ 50 % du trafic civil maximal, c’est-à-dire celui d’été.
Cela, il faut le souligner, est une performance : performance difficile à réaliser et pesant sur l’activité aérienne de l’armée de l’air qui a dû être réduite de plus de 30 %. Le plan « Clément Marot » est donc, pour nous, une lourde servitude. Nous ne sommes pas du tout désireux de voir ce genre d’opération se renouveler mais nous y sommes prêts.
Vous me demandez si ce plan a évolué. Je répondrai : bien sûr, et ce depuis le début, mais la grande évolution du plan « Clément Marot » date en fait de 1968. Elle est allée dans le sens d’une plus grande sécurité des vols évidemment ; par ailleurs, suivant les directives du Gouvernement, l’accent était mis tour à tour sur une plus grande capacité de contrôle ou sur la similitude avec le système utilisé tous les jours par la circulation aérienne civile. Capacité de contrôle et similitude sont, dans une certaine mesure, contradictoires, et c’est pourquoi priorité doit être donnée à l’une ou à l’autre. En 1968 le principe de la similitude était jugé essentiel : il a été appliqué et le débit a été extrêmement faible. Après 1968, le Gouvernement a demandé que l’on veille au contraire à augmenter la capacité de contrôle, et celle-ci en 1973 a atteint un niveau important, comme je vous l’ai montré, mais les règles de circulation étaient assez différentes de ce qui se pratique tous les jours. Il apparaît difficile, à l’expérience, d’imposer aux usagers des règles différentes de celles qu’ils pratiquent habituellement. Le nombre d’infractions commises par les pilotes lors de l’exécution du plan « Clément Marot » en témoigne. C’est pourquoi nous revenons aujourd’hui à la similitude, quitte à freiner le débit du système.
Tout cela a-t-il des conséquences sur la gestion de l’espace aérien ? Le Gouvernement aurait été très désireux — et ceci à plusieurs reprises — d’avoir un système de gestion ou, plus exactement, un système de contrôle unique afin de parer à toute difficulté en cas de grève.
Le système unique peut être soit du type italien, c’est-à-dire entre les mains des militaires, soit du type américain, c’est-à-dire entre les mains des civils.
Aujourd’hui on ne s’oriente guère vers le système unique car celui-ci suppose :
— ou bien que l’on donne des moyens importants aux militaires, et je vous dirai tout de suite que les militaires ne sont pas du tout désireux de se voir confier cette responsabilité car ils ont d’autres tâches ;
— ou bien que du côté civil on obtienne du personnel le respect d’un certain nombre de règles civiques, et je ne crois pas qu’aujourd’hui l’ambiance permette d’atteindre ce résultat.
Mais je crois que finalement pour nous, en France, le système de contrôle unique constitue un faux problème. Du fait que nous ne pouvons imaginer de posséder les moyens de suppléer totalement à une défaillance du contrôle civil, seule demeure la question de la cohabitation des circulations aériennes civile et militaire, laquelle pose un problème de gestion de l’espace, et non de son contrôle.
Le ciel de France est sillonné de voies aériennes placées sous contrôle civil, et ces voies aériennes sont, par endroits, gênées par ce qu’on appelle des zones de travail de l’armée de l’air. Ces zones sont de toute façon indispensables, certaines se confondent même avec les zones d’approche d’un certain nombre de nos terrains, et le problème qui se pose est de les rendre si possible perméables. Une bonne coopération entre les deux contrôles permet d’y parvenir ; nous avons fait dans ce domaine des progrès considérables au cours des deux dernières années. Nous sommes engagés depuis un certain temps déjà dans la voie de la gestion commune de l’espace aérien, puisqu’il existe au niveau régional des comités de gestion mixtes qui fonctionnent fort bien.
Récemment le délégué à l’espace, l’aviation civile et l’armée de l’air ont proposé conjointement un texte qui tend à confier au délégué, et à son directoire civil et militaire, la gestion de l’espace aérien en France. Je pense que là est la solution. Bien sûr cela ne répond pas à l’objectif : que fera-t-on en temps de grève ? Mais il s’agit alors d’un problème de moyens, que nous n’avons pas.
L’armée de l’air envisage-t-elle de se doter d’un système d’information du commandement et d’aide à la décision analogue au Sygic ? Quel est le point des réalisations informatiques dans l’armée de l’air ?
Je répondrai d’abord à la deuxième partie de la question : les réalisations informatiques dans l’armée de l’air.
L’armée de l’air mène une politique active dans le domaine de l’informatique qui touche à la gestion bien sûr, à la mise en œuvre des systèmes d’arme, aux transmissions, et enfin à l’aide au commandement.
Un centre de traitement de l’information, qui est actuellement à Paris et sera déplacé prochainement à Brétigny, traite de tous les problèmes de gestion du personnel. Il dispose, en particulier, d’un fichier portant sur 250.000 personnes, officiers, sous-officiers, hommes du rang, d’active et de réserve. Ce fichier est accessible dès maintenant à certaines directions de l’administration centrale, et le sera demain aux grands commandements, grâce à des consoles permettant un dialogue direct. Un deuxième fichier concernant les tableaux d’effectifs permet, par rapprochement entre les deux fichiers, les comparaisons et l’établissement de situations. La solde est également traitée dans ce centre.
La gestion des matériels est faite dans un centre de traitement de l’information qui est situé à Châteaudun. Elle porte sur près de 400.000 articles. Le système permet de suivre la situation des matériels, de déterminer les quantités de chaque matériel à commander annuellement, d’établir le programme des réparations et d’ordonner les mises en place sur les bases en fonction des besoins. Le système est en outre destiné à améliorer la situation technique des matériels car il établit les statistiques des défaillances et permet ainsi d’apporter les remèdes souhaitables.
L’informatique est aussi utilisée au niveau opérationnel. De nombreux systèmes font appel à elle. Le plus connu est le STRIDA, système de traitement et de représentation des informations de défense aérienne, qui réalise une automatisation des fonctions de la défense aérienne et dont 8 stations sur 10 sont aujourd’hui équipées. Un centre de programmation a été créé à Mont-de-Marsan ; il est chargé de faire évoluer les programmes opérationnels existants, notamment ceux touchant au STRIDA, et de participer à l’élaboration des programmes opérationnels nouveaux.
Enfin, pour situer le « divers » — et vous verrez que le divers est important — je noterai qu’un certain nombre de grands commandements de l’armée de l’air utilisent l’informatique : le commandement des écoles par exemple pour ses problèmes de gestion, ou le commandement des transmissions. Ce dernier utilise aujourd’hui le traitement de l’information pour gérer les réseaux de transmissions afin de prendre instantanément les mesures propres à assurer le routage des messages, en cas de défaillance de certains circuits ou de destruction d’une station. Il s’agit donc déjà d’aide au commandement.
Nous avons au 2e bureau de l’armée de l’air — et j’arrive petit à petit à l’aide au commandement — un fichier portant sur l’ordre de bataille des pays étrangers. Ce fichier, qui vient d’être constitué, est accessible au centre opérationnel de l’armée de l’air, et le sera demain à la FATAC et aux autres grands commandements. Ainsi, grâce à ce fichier « ordre de bataille », grâce à la gestion automatisée des réseaux de transmissions, nous avons déjà un certain nombre de moyens informatiques qui viennent aider le commandement dans ses décisions.
Nous irons plus loin dans ce domaine. Nous sommes en train de mettre sur pied des systèmes d’information automatisée pour gérer les centres d’opérations des grands commandements. La FATAC étudie actuellement le problème de l’automatisation de son centre d’opérations, et cela n’est pas facile. Aujourd’hui on peut tout faire avec l’informatique : il s’agit donc avant tout de fixer les objectifs essentiels afin de ne pas faire un monstre. Je pense qu’il est extrêmement important de faire une analyse précise des questions que le commandement peut se poser dans telle ou telle situation avant de mettre sur pied un système de ce genre. Cela est d’autant plus difficile pour l’armée de l’air — et pour les armées en général — que nous nous situons en aval des études « Sygic » faites au niveau de l’état-major des armées. Il faut donc que les systèmes soient compatibles. Je dois vous dire que pour le moment, en ce qui concerne l’aide à la décision, ce qui me paraît le plus important c’est un excellent fichier « ordre de bataille ».
Quelles sont les conséquences de l’accroissement du coût des carburants pour l’entraînement des équipages de l’armée de l’air, notamment au plan de la sécurité ?
Cette question est très préoccupante. Le budget « carburants » de l’armée de l’air a en effet été insuffisant en 1974 pour faire face aux objectifs dont je vais vous parler, et l’année 1975 a démarré avec un budget « carburants » encore plus insuffisant.
Aujourd’hui, les pilotes des pays de l’Alliance font en moyenne 18 heures de vol par mois sur avion de combat. Les Américains faisaient 25 heures et viennent de réduire à 22 heures. L’armée de l’air française, depuis 3 ou 4 ans, est limitée à 15 heures par mois et par pilote sur avion de combat : c’est dire que nous sommes déjà en dessous de la moyenne des pays qui ont des aviations comparables à la nôtre. Je pense — en tout cas c’est le résultat d’une expérience de plusieurs années — que 15 heures c’est un minimum avec lequel nous pouvons vivre. Par contre, descendre en dessous de 15 heures par mois, c’est-à-dire 180 heures par an, nous conduit à avoir des pilotes insuffisamment entraînés pour faire face à leurs missions et surtout pour assurer un bon niveau de sécurité des vols. C’est pourquoi le combat que je mène est d’essayer d’obtenir chaque année les carburants nécessaires pour effectuer 15 heures par pilote et par mois sur avion de combat. Pendant l’année 1974 nous avons eu un abattement de l’ordre de 5 % sur les six derniers mois, et j’ai considéré que l’on pouvait vivre ainsi pendant six mois. Mais on ne peut pas prolonger un abattement de ce genre pendant un an ou deux ans sans courir le risque d’une augmentation importante du nombre des accidents. C’est tellement vrai que bien que le budget de l’année 1975 soit placé sous le signe d’une insuffisance encore plus marquée — ainsi que je l’ai dit — nous avons reçu de notre ministre l’autorisation de démarrer au même rythme qu’en 1974.
Ce rythme de 1974, moyennant des aménagements, en particulier une diminution des consommations horaires grâce à une modification de quelques profils de missions, peut nous permettre de vivre encore pendant l’année 1975. J’insiste sur le fait que nous démarrons à ce rythme sans avoir la couverture de crédits nécessaires et qu’il y aura donc une heure de vérité concernant les carburants, pour les armées en général et pour l’armée de l’air en particulier. Elle se situera vraisemblablement vers le mois de septembre.
Ce que je voudrais dire, pour terminer sur cette question, c’est que la consommation en carburant des armées ne représente que 1,5 % de la consommation en carburant du pays ; c’est donc peu de chose. La consommation en « carburant auto » ne représente que 0,8 % de la consommation du pays ; par contre, la consommation en « carburant réacteur » représente 40 % de celle du pays.
Voilà pour les questions d’emploi, très diverses comme vous l’avez vu. Je suis prêt à répondre maintenant aux questions d’équipement aéronautique.
Équipement
L’armée de l’air a fait, semble-t-il, du programme ACF, son cheval de bataille des années 1980-1990. Pourquoi un avion de défense aérienne, avec des capacités de pénétration, et non l’inverse ? Pourquoi un biréacteur lourd et cher qui ne s’inscrit pas dans la ligne des « Mirage », si prisés à l’exportation, au moment même où le YF 16 monoréacteur américain s’annonce comme un redoutable concurrent sur les marchés mondiaux ?
Le choix récent de l’U.S. Air Force en faveur du chasseur YF 16 renforce la position du Mirage M. 53 dans la compétition franco-américaine pour le remplacement des F. 104 européens. Il s’agit de la consécration d’une formule monoréacteur et à géométrie fixe pour répondre aux missions dévolues à l’OTAN.
Dans ces conditions, on peut s’interroger sur le futur des projets déjà en cours, ou envisagés, qu’il s’agisse par exemple des projets MRCA ou Super-Mirage dans le cadre européen, sans parler du YF 17 aux États-Unis.
Dans le cas du Super-Mirage, quelles sont les performances supplémentaires visées pour justifier les formules techniques envisagées : commandes électriques, double réacteur…, formules qui, aujourd’hui, ne servent pas particulièrement les solutions du genre YF 17.
Je voudrais d’abord dire que le choix du YF 16 n’est pas le choix du monomoteur contre le bimoteur ni celui de la géométrie fixe contre la géométrie variable. Le choix du YF 16 s’inscrit dans la politique de l’armée de l’air américaine qui dispose de bien d’autres avions que le YF 16. Je ne parle pas des « Phantom » qu’elle possède par centaines, voire par milliers, mais des F. 15 dont elle peut se permettre d’acquérir 800 exemplaires. Or le F. 15 est quand même un appareil qui possède d’autres aptitudes que le F. 16 pour exécuter un certain nombre de missions (j’y reviendrai tout à l’heure). On peut, lorsqu’on dispose de 800 F. 15, s’offrir le luxe d’un F. 16. Je remarquerai que le choix américain comporte quelques inconnues : l’armée de l’air américaine n’a pas précisé le volume de sa commande, elle a simplement, pour le moment, choisi le F. 16 afin de voir s’il répondait à un certain nombre de ses préoccupations.
Cela dit, je vais faire une petite mise au point technique. Il faut bien être conscient que des deux avions, F. 16 et F. 17, c’est le F. 16 qui est, techniquement et technologiquement, le plus avancé. Autrement dit, ce n’est pas l’avion le plus simple, le plus léger, le meilleur marché qui a été choisi, mais l’avion le plus révolutionnaire, celui qui précisément possède des commandes électriques et fait appel le plus largement à des matériaux composites nouveaux.
Je dois dire, d’autre part, que les Américains disposent d’une gamme de moteurs que nous n’avons pas, puisque la France aujourd’hui n’a qu’un seul moteur pour avion de combat : le M.53. Autrement dit, les Américains peuvent se permettre de choisir des formules qui nous sont aujourd’hui totalement fermées. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons rien faire : nous avons des solutions très satisfaisantes, mais elles ne vont pas dans la voie du F. 16. C’est d’ailleurs le cas du concurrent du F. 16, le F. 17, pour lequel la formule bimoteur a été retenue afin d’obtenir un rapport poussée/poids élevé. En outre — et c’est une opinion toute personnelle — je crois qu’il y a dans ce choix un peu de machiavélisme de la part de l’U.S. Air Force. Le F. 16 est tellement à l’opposé du F. 15 qu’il ne peut pas être son concurrent ; or l’armée de l’air américaine tient surtout à mener au bout son programme de F. 15 car elle estime qu’elle tient en lui le meilleur avion qu’elle ait jamais eu. Tout cela pour vous montrer que finalement le choix du F. 16 n’a rien à voir avec la querelle du bimoteur et du monomoteur.
Pourquoi avons-nous choisi un bimoteur — je crois que c’est la question que l’on se pose — et finalement pourquoi veut-on faire l’ACF ? C’est ce que je vais tenter de vous expliquer. Nous avons besoin, au-delà du F. 1 et des « Mirage », d’un avion qui réponde, si possible, aux missions d’interception, aux missions de chasse — il y a une différence — et aux missions de pénétration.
Lorsque nous avons fait le Mirage III E, nous avons cherché à remplir ces trois missions avec le même type d’avion. Nous sommes même allés plus loin, puisque nous avons cherché à remplir ces trois missions avec le même système d’arme. Nous nous sommes rapidement aperçus que nous étions allés aux limites d’utilisation de la machine et surtout du pilote : nous avons aujourd’hui des difficultés à entraîner un pilote sur Mirage III E, pour le rendre capable d’effectuer toutes ces missions. Aussi, pour l’ACF, sommes-nous partis de la notion d’un avion polyvalent au stade industriel seulement, c’est-à-dire un avion ayant les mêmes moteurs, le même fuselage (à quelques variantes prés), la même voilure, le même empennage et donnant naissance à plusieurs versions suivant les systèmes d’arme dont on l’équipera. Ces versions sont destinées à l’interception et la chasse d’un côté, à la pénétration et la reconnaissance de l’autre.
Les problèmes de la mission d’interception étaient les plus difficiles à résoudre au départ. C’étaient aussi ceux qu’il convenait de régler d’abord, parce qu’à partir des performances brillantes d’un intercepteur et d’un chasseur on peut, en faisant « engraisser » l’appareil, obtenir un bon avion de pénétration, alors que l’inverse n’est pas vrai. On a donc, au départ, examiné quelles seraient les performances possibles, en 1980, d’un avion bâti autour du moteur M.53, puisque c’est le seul moteur dont nous disposons. L’essentiel de ces performances était, pour l’interception, le plafond : 20.000 mètres — la portée du radar : 100 km (tout cela afin d’intercepter les avions les plus modernes en service aujourd’hui). L’aptitude au combat aérien nécessitait d’autre part un rapport poussée/poids élevé. Aussi bien pour obtenir ce rapport poussée/poids que pour loger un radar capable d’une portée de 100 km, nous nous sommes trouvés dans l’obligation de faire un avion bimoteur.
À partir de là, nous avons examiné les performances qui en résultaient pour la version « pénétration », laquelle s’est faite en alourdissant l’avion en équipements, en armements, en pétrole et en mettant un deuxième homme dont la présence est indispensable pour la pénétration (et pourrait même le devenir pour l’interception). On a pu constater que ces performances étaient tout à fait satisfaisantes, notamment le rayon d’action à basse altitude, supérieur de 100 km à ce qui était souhaité.
Voilà comment a été conçu l’avion de combat futur. Ce n’est donc pas du tout à la légère que nous avons pris un brillant chasseur pour en faire un avion de pénétration. Dès le départ il y a eu la volonté de concevoir, autour de la même cellule et des mêmes moteurs, un avion capable de répondre à deux missions très différentes en apparence. Nous serons amenés à reparler de l’avion de combat futur puisque l’on m’a posé sur lui d’autres questions, mais je pense que je vous ai dit l’essentiel sur la genèse de ce programme. On a parlé de cheval de bataille de l’armée de l’air et l’expression est très bonne : l’avion de combat futur reste aujourd’hui le principal problème du plan à long terme (PLT) de l’armée de l’air. Il est évident que cette opération, qui en est aujourd’hui à la réalisation du deuxième prototype, est ambitieuse et qu’elle ne pourra être poursuivie que si le PLT reste à peu près celui prévu jusqu’ici, ce qui n’est pas prouvé.
L’armée de l’air a-t-elle véritablement le choix de ses avions de combat, compte tenu de la situation de monopole de fait de certains constructeurs ?
Je dois d’abord dire que le Mirage III est né au moment où il n’y avait pas de monopole. Il est né au moment où la SNIAS (qui ne s’appelait pas ainsi à l’époque) faisait encore des avions de combat et où, en compagnie de Breguet et d’autres concurrents bien connus, elle s’intéressait au programme des intercepteurs légers.
Le Mirage III s’imposa alors par sa qualité et par le réalisme de sa conception face à des projets qui ne pouvaient que difficilement conduire à des avions opérationnels. Il est important de s’en souvenir, de même qu’il est important de souligner que cet avion a été le fruit d’une coopération entre le constructeur, les services techniques de l’État et l’état-major de l’armée de l’air. Cette coopération, traditionnelle en France, s’est toujours révélée fructueuse et constitue l’une des raisons du succès de nos programmes.
Dans le cas du Mirage III, le résultat s’est révélé particulièrement brillant, au point que l’armée de l’air avait songé, il y a quelques années, à prolonger la carrière exceptionnelle de cet avion en l’équipant d’un moteur nouveau, le 09 K 50. Elle prévoyait de continuer à se doter de cet avion et, à partir de 1976, d’introduire en unité un nouvel avion qui n’était pas loin, à l’époque, d’être ce qu’on appelle aujourd’hui l’avion de combat futur.
C’est là, effectivement, que les choses ne se sont pas passées comme le souhaitait l’armée de l’air, bien qu’à l’époque le monopole n’existât pas encore. Le F. 1 fut imposé à l’armée de l’air. Celle-ci n’en voulait pas, non pas parce qu’elle avait des doutes sur la réussite de cette machine, mais parce qu’au point de vue opérationnel, cet avion ne présentait pas, par rapport au Mirage III, un progrès suffisant pour justifier les dépenses considérables qu’entraîne l’acquisition d’un nouveau type d’appareil, sans compter les problèmes de maintenance et de ravitaillement dont elle s’accompagne. Il y eut alors influence du constructeur sur les choix de l’armée de l’air.
Cette affaire a été d’autant plus grave que l’armée de l’air, pensant faire du Mirage III son avion de combat majeur jusqu’en 1976, avait, de son côté, lancé avec les Britanniques le programme de l’avion qui allait devenir le Jaguar, et qui était destiné à répondre à tous les problèmes d’appui tactique. L’acquisition simultanée du F. 1 et du Jaguar a grevé énormément le budget de l’armée de l’air, ce qui explique les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui. Heureusement les deux avions sont réussis, mais je préférerais ne pas avoir de F. 1 et être à la veille de voir déboucher un avion de combat futur.
Dassault ayant racheté Breguet, la situation de monopole va-t-elle nous gêner à l’avenir ? Nous entretenons avec le constructeur et les services techniques de l’État un dialogue permanent qui nous permet de savoir où nous allons, et dans lequel le constructeur joue parfaitement le jeu. D’ailleurs, l’avion de combat futur correspond à une fiche-programme de l’armée de l’air. Je ne me préoccupe donc pas tellement de cette situation de monopole aujourd’hui, et je dois dire, après tout ce que je viens d’expliquer, que la Société Dassault-Breguet est une maison qui fait d’excellents avions. C’est en définitive surtout cela qui compte.
À l’horizon « 1986 », on peut prendre en compte deux considérations :
— La première corniste à rechercher l’appareil le mieux adapté à notre Défense Nationale, compte tenu de notre géographie, de notre niveau de richesse, de notre « budget Défense Nationale » à cette époque, de notre réseau d’alliances prévisibles, de l’évolution de nos voisins, etc.
— La seconde consiste à rechercher l’appareil susceptible du plus grand succès possible sur le marché mondial des armements. Cette recherche s’appuie surtout sur un pronostic à propos de la concurrence, notamment américaine (prix et performances à cette époque) afin de déterminer le meilleur créneau.
Ces deux soucis ne conduisant pas forcément à la même définition d’appareils quelle préoccupation doit, à votre avis, dans ce cas particulier, être prioritaire ?
De tout temps, l’armée de l’air — et son chef d’état-major le premier — a eu le souci de disposer des meilleurs matériels possible pour faire face à ses missions. Elle a toujours cherché à coopérer avec les services techniques de l’État et avec les constructeurs afin que l’on s’engage dans des programmes qui répondent au mieux à ses besoins.
Le constructeur du Mirage F. 1 a pris l’initiative d’équiper cet avion d’un moteur M.53 en vue de le proposer à l’exportation. Il l’a fait en puisant dans ses fonds propres, ne recevant de l’État qu’une aide remboursable, non prélevée d’ailleurs sur le budget de l’armée de l’air. Immédiatement cette initiative a fait naître le genre de questions que vous posez.
Les deux considérations que vous évoquez ne sont pas nécessairement antinomiques.
Qui aurait pensé, au début des années 1950, qu’un avion aussi performant que le Mirage III, un avion bisonique à une époque où il n’en existait pas encore, autrement dit un avion révolutionnaire, cher, compliqué, difficile à mettre en œuvre et peut-être à piloter, allait devenir un avion dont l’exportation ne poserait aucun problème ? Personne. Je pense qu’aujourd’hui il faut que nous nous mettions dans la même situation vis-à-vis d’avions comme le F. 15, F. 14, l’ACF, le F. 16, le F. 17… tous ces avions nouveaux. Je suis tout prêt à parier que les pays qui se sont équipés de « Mirage III » et ceux qui se sont équipés de « Phantom » (qui est encore plus cher et plus sophistiqué) remplaceront leurs avions par des appareils très évolués. Ils n’iront pas chercher le chasseur du pauvre, tels que les Américains l’avaient conçu avec le F.5.
Autrement dit, en poursuivant des programmes répondant parfaitement aux problèmes de l’armée de l’air, nous allons en même temps dans la bonne voie pour l’exportation future. Je suis tout à fait persuadé que telle ou telle version de l’avion de combat futur aura ses chances à l’exportation. La situation est un peu compliquée actuellement du fait de l’existence du F. 1 M.53, car en définitive ce matériel se présente à un moment où il peut avoir des chances. Dès lors que des clients étrangers achèteraient cet appareil il y aurait des retombées sur l’armée de l’air qui se verrait sans doute obligée d’en acheter un nombre assez important. Cela grèverait nos budgets de telle façon qu’à mon avis le sort de l’avion de combat futur serait compromis. Je crois, pour répondre à la question, que la meilleure politique d’exportation découle des programmes spécifiques de l’armée de l’air.
Quel est le point des études et réalisations relatives à un armement aérien classique évolué : canon à grande cadence de tir — bombes guidées par laser — télévision — roquettes — missiles air-sol — projectiles antipersonnel ?
C’est une question qui m’amènerait à entrer dans de nombreux détails. J’éviterai de le faire. Je dois vous dire que nous avons peu d’armement aérien classique nouveau. Pourquoi ? Parce que l’on a bâti l’armée de l’air, comme les deux autres armées d’ailleurs, en fonction de la politique de dissuasion nucléaire. Ceci nous a conduits à des systèmes d’arme complexes, essentiels d’ailleurs ; mais, faute de priorité, les armements classiques n’ont pas pu progresser de la même façon. Aujourd’hui, où l’on se pose beaucoup de questions sur les armements classiques, on se rend compte que nous avons pris, dans ce domaine, un retard important. Et, pour répondre directement à la question, je dirai que ce retard est surtout criant en ce qui concerne les armements air-sol de grande précision. Aujourd’hui, dans un combat classique même de courte durée (car il faut bien se replacer quand même dans l’hypothèse qui est la nôtre, où le combat classique sera de courte durée), l’armement conventionnel de grande précision est essentiel, car il permet d’atteindre des objectifs très ponctuels, tout en autorisant des distances de tir plus élevées. C’est notre préoccupation et, en liaison avec la D.M.A. qui est bien convaincue de l’intérêt de l’affaire, j’essaye de dégager les crédits nécessaires pour acquérir ces armements. Nous nous sommes engagés dans un système de guidage laser qui sera applicable à des bombes, à une nouvelle roquette de 100 mm et à l’engin air-sol AS 30. Voilà l’essentiel de la voie de l’armement classique.
Au sujet des canons, on peut se demander pourquoi l’armée de l’air continue à utiliser le canon de 30 mm dont la cadence de tir est de 1.500 coups, alors que les Américains utilisent, depuis des années, un canon qui tire entre 4.000 et 6.000 coups minute. Eh bien nous estimons que ce canon est suffisant, et la guerre du Kippour l’a montré. Sa cadence de tir relativement faible est compensée par l’efficacité et le poids de ses munitions. En outre, sa dispersion est particulièrement bien adaptée au combat aérien rapproché. On peut essayer de faire un effort pour améliorer légèrement cette cadence de tir en la portant à 1.800 coups minute, mais c’est la seule voie dans laquelle nous nous orientons pour le moment et je pense qu’il n’y a pas là de réel problème.
Pour ce qui est des roquettes, un modèle de 100 mm à très grande portée est envisagé ; sa grande portée se combinera au guidage laser. Pour ce qui est des projectiles antipersonnel, des bombes, un certain nombre de systèmes sont à l’étude et vont bientôt déboucher. Nous en sommes à en faire le choix pour une production en série.
Tous ces matériels sont évidemment destinés à équiper aussi bien les Mirage III et les Mirage V que les Jaguar et les F. 1.
Personnel
Le sort des officiers et des sous-officiers mécaniciens de l’armée de l’air, compétents et mal rétribués, ne représente-t-il pas une menace grave pour l’armée de l’air ? Jusqu’à maintenant la sécurité en vol a été assurée, en sera-t-il de même demain ?
Le taux d’accidents de l’armée de l’air est en constante diminution : il a diminué de moitié en dix ans et a décru régulièrement au cours de ces quatre dernières années. Régulièrement n’est d’ailleurs pas le mot exact car, en 1972, ce taux a été exceptionnellement bas, le meilleur jamais enregistré dans l’armée de l’air.
Le taux d’accidents est actuellement légèrement inférieur à un accident pour 20.000 heures de vol. Ce taux est élevé si on le compare à celui des compagnies aériennes qui sillonnent le monde, mais faible par contre pour une aviation de combat. Il reste qu’il paraîtra toujours trop lourd car des vies humaines sont en jeu : chaque année l’armée de l’air perd en effet environ 17 pilotes et membres d’équipages. Ce bilan est encore trop lourd, pour tout le monde d’ailleurs, puisque, toutes proportions gardées, nous nous situons dans le lot commun des chiffres américains et britanniques. Il est difficile de descendre en dessous, mais tous nos efforts continuent à porter sur une amélioration de la sécurité des vols. C’est là une préoccupation constante, commune à toute l’armée de l’air depuis le commandement jusqu’aux unités.
Cela dit, aujourd’hui, nous n’avons pas de difficultés avec nos effectifs officiers, nous en avons par contre avec nos effectifs sous-officiers. Ces difficultés mettent-elles en cause la sécurité des vols ? Non, car s’il en était ainsi, nous arrêterions les vols de telle ou telle unité. Qu’avons-nous fait face à cette crise d’effectifs ?
D’abord nous avons resserré notre dispositif. Nous avons fermé des bases aériennes, et nous avons l’ambition de mettre sur chaque base — ce n’est pas terminé d’ailleurs — 3 escadrons au lieu de 2. Ainsi ferons-nous un certain nombre d’économies de personnels spécialistes, en obtenant un meilleur rendement des unités chargées de la maintenance des matériels. Et puis, nous avons cherché à remédier aux difficultés d’effectifs sous-officiers spécialistes engagés par le biais de certaines dispositions : en utilisant du personnel du contingent, hommes du rang ou sous-officiers ; en promouvant des contrats courts pour des aides-spécialistes ; en utilisant plus d’appelés aux tâches techniques ; en recrutant des personnels civils, quoique ce recrutement pour le moment soit bien modeste parce que nous sommes tenus par le problème des droits budgétaires. Enfin, nous avons pratiqué une large politique de féminisation car nous avons, du côté du recrutement féminin, beaucoup de succès. De nombreuses jeunes femmes cherchent à entrer dans l’armée de l’air, et nous avons ouvert l’éventail des spécialités du personnel féminin à la satisfaction de tous. Cet éventail s’ouvre maintenant aux spécialités techniques de l’électronique, après s’être ouvert aux spécialités de l’informatique et du contrôle aérien.
Au total, grâce à ces mesures, le déficit global n’est pas de 6.000 mais seulement de 3.000 personnes. C’est encore trop cependant. Cela a des conséquences, et celle qui nous préoccupe le plus est que le style de vie a changé sur les bases de l’armée de l’air pour un certain nombre de sous-officiers. Il est bon en particulier que les personnels puissent s’aérer, aient quelques loisirs sur la base pour parfaire leur instruction, pour faire du sport, du tir, etc., toutes choses que l’on est malheureusement obligé de sacrifier dans un grand nombre d’unités, faute d’avoir un nombre suffisant de sous-officiers spécialistes. Il y a même par endroits des gens qui travaillent trop ; cela n’est pas bon, et j’espère bien que la situation se rétablira, d’ailleurs nous allons en parler maintenant.
L’armée de l’air a-t-elle des difficultés pour recruter ses sous-officiers spécialistes ? Ne sont-ils pas spécialistes avant d’être sous-officiers ? Comment sont conçus la formation militaire et le développement de l’aptitude au commandement de cette catégorie de personnel ?
La situation dont je viens de parler est en train de changer. La raison essentielle tient à la situation du marché de l’emploi en France. Peut-être aussi certains sous-officiers, qui s’apprêtaient à partir à l’issue d’un premier contrat, attendent-ils la parution des mesures concernant la condition militaire : je souhaite qu’ils ne soient pas déçus. Le marché de l’emploi pèse très lourd dans cette affaire ; depuis décembre et janvier, on sent manifestement une amélioration de la situation, aussi bien en ce qui concerne le nombre d’engagements que la diminution des départs. Voilà pour les difficultés d’effectifs.
Bien sûr on avait quand même pris des dispositions — avant ce changement de la conjoncture économique — pour remédier à la situation. Parmi ces dispositions, l’une des plus importantes a été d’ouvrir des appels d’offres. L’armée de l’air, aujourd’hui, recrute ses sous-officiers, ses engagés, de façon permanente : tous les huit jours entre qui veut à l’École de Nîmes.
Puis, pendant une période de trois semaines ont lieu des échanges de vues entre les intéressés et l’armée de l’air, à la suite desquels les intéressés choisissent de s’en aller ou de rester en optant pour telle ou telle spécialité. Ce mode de recrutement fonctionne correctement mais donnait des résultats insuffisants jusqu’ici. On l’a doublé en conséquence par un système d’appel d’offres, qui ouvre sur concours ou sur titres l’accès à des spécialités plus nobles que d’autres. Cela a été le cas pour l’électronique, nous l’avons fait aussi pour les contrôleurs d’opérations aériennes et pour les mécaniciens avion : les résultats ont été bons.
On a aussi augmenté les effectifs de ce qu’on appelle l’École technique de l’armée de l’air. Située à Saintes, cette école d’apprentis recrute au niveau de la troisième et de la seconde de l’enseignement général des jeunes qu’elle peut amener jusqu’au baccalauréat. Là nous avons du monde, et je dirais même que si l’infrastructure existante était suffisante, on pourrait prendre encore beaucoup plus de jeunes gens que nous n’en prenons aujourd’hui. Voilà, sans entrer dans le détail, les remèdes aux difficultés que je sens en passe de se résoudre actuellement -, je souhaite que cette perspective se confirme.
Les mécaniciens de l’armée de l’air ne sont-ils pas des spécialistes avant d’être des militaires ? Le mécanicien de l’armée de l’air a une fâcheuse tendance à se considérer beaucoup plus comme un spécialiste que comme un militaire, mais on ne le laisse pas vivre dans cette douce illusion.
Comment l’instruction militaire des spécialistes est-elle faite ? Les engagés arrivent à Nîmes. Après la période de trois semaines dont je viens de parler, le jeune engagé fait son choix ; il suit alors une période d’instruction militaire de trois mois qui le prépare au certificat d’aptitude militaire. Au cours de cette période, à côté de la formation militaire classique — technique dirais-je — l’armée de l’air met l’accent sur l’éducation militaire dont le caractère est beaucoup plus moral. Dans ce domaine, nous avons fait bien des choses depuis un bon nombre d’années. Nous essayons de mener cette éducation militaire au sein de petits séminaires de 15 ou 20 personnes. C’est une tâche difficile car tous les officiers ne sont pas aptes à mener des séances de ce genre ; cela prend en outre beaucoup de temps. Voilà la voie dans laquelle nous sommes engagés, et à ce niveau-là la notion d’éducation militaire nous paraît essentielle.
Par la suite le sous-officier parfait son instruction militaire au cours de son stage en école de spécialisation, puis en unité où chaque semaine une matinée est entièrement consacrée à cette instruction. Il participe à toutes les servitudes militaires de la base et peut se voir confier des fonctions d’encadrement dans un centre d’instruction militaire du contingent. Au cours de son stage de qualification supérieure il suit à nouveau un cycle d’instruction militaire et une nouvelle phase d’éducation militaire, car on essaie d’obtenir du sous-officier qu’il soit apte à mener une équipe et à guider, voire instruire des jeunes sous-officiers. Au-delà se situe le cadre de maîtrise sur lequel je n’insisterai pas.
Cela dit, ce n’est pas parce qu’il fait de l’instruction et de l’éducation militaire qu’un spécialiste de l’armée de l’air se considère comme militaire autant que spécialiste. En particulier les jeunes sous-officiers spécialistes sont des gens qui travaillent bien et qui, en dehors de leur travail, font preuve d’un esprit de discipline satisfaisant, mais la servitude militaire pèse à bon nombre d’entre eux.
Service national
Quel est le sens du service militaire dans l’armée de l’air ? La plupart des 40.000 appelés qui servent dans ses rangs ne sont soldats que pendant la période d’instruction ; quel est le pourcentage de ceux qui remplissent effectivement une fonction militaire ? Pourrait-on réduire le nombre des autres par un effort d’organisation ou de rationalisation du fonctionnement des bases aériennes, par exemple la réduction du nombre d’organismes nourriciers ?
La réduction du nombre d’organismes nourriciers ne résoudrait pas le problème des effectifs. Le gain porterait sur quelques unités — c’est peu de chose — mais cela conduirait par contre à avoir des « usines à manger » monstrueuses. Or, je pense que le problème de la qualité de la vie, une fois de plus, a une certaine importance et qu’il ne faut pas aller vers des organismes trop importants. Il faut savoir qu’aujourd’hui les organismes nourriciers de l’armée de l’air ont en charge en moyenne un millier d’hommes et c’est bien suffisant ainsi.
Organisation, rationalisation du fonctionnement des bases aériennes ? Un très gros effort a déjà été fait. L’armée de l’air, sous l’égide du général Martin, s’est entièrement réorganisée. Cette opération fut, à mon avis, très réussie, je ne crois pas que ce soit là qu’on gagnera quoi que ce soit.
Aujourd’hui dans l’armée de l’air un certain nombre d’appelés ne font effectivement pas un métier de soldat. C’est une question fondamentale. J’en ai déjà parlé à maintes reprises et je trouve que le problème est mal posé. J’ai l’air d’être un peu seul de cet avis, mais enfin les idées changeront peut-être. Aujourd’hui les jeunes gens semblent considérer — et disons surtout que l’on fait tout pour leur mettre cette idée-là dans la tête — que le service militaire n’a de valeur que si l’on porte un fusil. D’abord, depuis très longtemps déjà, il y a beaucoup d’appelés qui ne portent plus de fusils. Ensuite, on vient de bâtir des systèmes de dissuasion, au prix que vous savez, qui ont l’importance que vous savez ; à mon avis le véritable problème est de servir ces systèmes. Or pour servir ces systèmes de dissuasion il n’y a finalement besoin de faire porter le fusil qu’à 9 % des appelés. Pour le reste, on a besoin de techniciens, d’exploitants (salles d’opération, transmissions, météorologie, circulation aérienne, etc.), d’administratifs, de personnels employés à des servitudes diverses (subsistances, manutentionnaires, infrastructure…). Tout cela est absolument indispensable, et doit être assuré. Doit-il l’être par du personnel militaire ou civil ? Nous y reviendrons tout à l’heure.
Aujourd’hui, dans l’armée de l’air, le personnel du contingent qui fait vraiment un métier de soldat est le personnel de protection, lequel représente 9 % des appelés.
Pour le reste, on a besoin de techniciens, d’exploitants (salles d’opération, transmissions, météorologie, circulation aérienne, etc.), d’administratifs, de personnels employés à des servitudes diverses (subsistances, manutentionnaires, infrastructure…). Tout cela est absolument indispensable, et doit être assuré. Doit-il l’être par du personnel militaire ou civil ? Nous y reviendrons tout à l’heure.
Aujourd’hui, dans l’armée de l’air, le personnel du contingent qui fait vraiment un métier de soldat est le personnel de protection, lequel représente 9 % des appelés. Encore faut-il noter qu’appartiennent à cette catégorie, outre les fusiliers, les conducteurs de chiens et les personnels de sécurité « nucléaire » et « incendie ». Si l’on ajoute ceux qui, bien que ne « portant pas le fusil », prennent une part directe aux opérations, on arrive à un total de 49 %. Il y a donc un nombre important d’appelés qui ont des charges de servitude.
J’estime que l’on a bien tort aujourd’hui de mettre dans l’esprit des jeunes gens — qui, sur les bases aériennes et jusqu’à présent tout au moins, ne se posent pas de problème — que le fait de s’occuper de la sécurité incendie, par exemple, n’est pas noble et qu’il vaut mieux porter un fusil. Cette idée est totalement erronée. Seulement, elle fait son chemin, jusqu’au plus haut niveau d’ailleurs, et la question se pose aujourd’hui d’avoir un service militaire où les jeunes gens ne seraient plus accaparés par des tâches de servitude. La solution consiste à remplacer les appelés par des personnels civils, quoiqu’il semble paradoxal de penser que l’on ne veut pas faire pendant douze mois une tâche de servitude qu’un civil fera pendant toute sa vie. On a envisagé effectivement une solution de ce genre qui consisterait à confier 8.500 postes à des employés civils.
Question :
Si, pour diverses raisons, l’armée de métier semble peu souhaitable en France, il parait, en revanche concevable d’organiser un service « différencié » sur les bases suivantes :
— six mois (peut-être moins) pour tous,
— un an (peut-être plus) pour les titulaires de postes exigeant une qualification technique plus grande. Dans ce cas-là, au-delà de six mois, l’appelé bénéficierait d’un régime disciplinaire très libéral en dehors des heures de service…
Général Grigaut : Il faut savoir qu’il est déjà bien libéral le régime actuel !
… Il percevrait par ailleurs :
— soit le SMIG, s’il était sans profession avant son service,
— soit une solde équivalant à la rémunération qu’il percevait auparavant dans le civil.
Dans les deux cas le calcul devrait intégrer les frais de logement, d’habillement et d’alimentation.
Quels seraient les inconvénients d’un tel système ? A-t-il été chiffré dans la perspective d’une restructuration nécessaire des armées (terre et air en particulier) ?
Réponse :
Je ne vois pas pourquoi vous dites « terre et air en particulier », car la marine a le même problème.
Effectivement, parmi toutes les études que l’on a faites concernant le service militaire — et elles sont nombreuses — il y a celle-là. On l’a chiffrée très exactement dans l’hypothèse où le volume annuel du contingent serait maintenu à son niveau actuel. Certains postes, 18.000 environ, sont tenus par du personnel appelé pour six mois, soit un volume annuel de 36.000. Les postes nécessitant certaines aptitudes professionnelles sont confiés à des appelés volontaires pour douze mois : 8.000 environ, 9.000 en comptant les cadres, aspirants et sous-officiers du contingent. Un certain nombre de postes — ceux auxquels j’ai fait allusion tout à l’heure — sont confiés à des civils (8.500 civils remplaçant 11.000 appelés). Tout cela ne faisant pas encore le compte, il faut avoir recours à des hommes du rang engagés à court terme. Vous savez que l’armée de l’air n’a jusqu’à présent qu’un petit nombre de personnels de ce genre ; dans cette hypothèse il en faudrait 6.200. Je passe sur le détail et sur le calcul, cela coûte par an 570 millions de francs de plus que la solution actuelle. Ce n’est pas exorbitant, mais cela s’ajoute au reste.
Je ne crois pas que ce soit du côté du coût que se pose le problème majeur. Le problème est celui-ci : je ne vois pas très bien qui sera volontaire pour un an, car finalement les garçons qui vont être appelés pour six mois vont faire un service encore plus inintéressant qu’hier — je parle de l’armée de l’air. Ils seront cantonnés dans des travaux où ils n’auront manifestement aucune chance d’avoir des responsabilités, et les avantages que vous proposez ne me paraissent pas suffisamment attrayants pour obtenir qu’un certain nombre de garçons fassent un service de douze mois. Je doute fort que l’on obtienne les volontaires nécessaires et, faute de les avoir, le système ne pourrait que s’effondrer. Il faut faire un essai, et s’il s’avérait que nous ayons le nombre de volontaires nécessaires, ce système permettrait à l’armée de l’air de tourner parfaitement, j’en suis convaincu.
En résumé, un système de ce genre nécessiterait donc un effort budgétaire qu’il ne faut pas minimiser. Il exigerait surtout un nombre suffisant de volontaires pour douze mois, et — ajouterai-je — d’engagés à court terme, dont j’ai parlé. Je doute que nous trouvions les uns et les autres.
Il ne faut pas bâtir un système de service militaire en comptant sur les difficultés de la conjoncture économique pour résoudre le problème du volontariat et des engagements. Ce serait une très mauvaise solution. Je crains que le succès de la solution que vous proposez ne repose malheureusement sur cette éventualité, mais je souhaite de tout cœur me tromper si, par hasard, c’était la solution que l’on choisissait au plus haut niveau… ♦