Une crise économique qui frappe durement la jeune industrie espagnole dans son essor et un imbroglio politique qui révèle de multiples clivages pourraient, dans la perspective de l'après-franquisme, conduire à une « rupture démocratique » que souhaitent certains groupes politiques clandestins. Cependant, face à ces dangers, deux forces : d'une part un « pays réel » qui a acquis une maturité politique et qui réprouve les extrémismes, d'autre part une armée en voie de modernisation et qui ne paraît pas tentée par un aventurisme à la portugaise. Enfin, concernant les relations avec l'Otan et la Communauté économique européenne (CEE), et plus particulièrement avec notre pays, l'évolution de l'Espagne dans les prochaines années aura des répercussions stratégiques et internationales que l'on ne saurait ignorer.
L'auteur, chargé de recherche à la Fondation nationale des Sciences politiques, a écrit une étude très complète sur L'Espagne de Franco (collection « U » d'Armand Colin).
Bien que l’après-franquisme ait commencé dans l’esprit des Espagnols depuis l’assassinat de l’amiral Carrero Blanco, les événements du Portugal et l’effacement temporaire du général Franco au cours de l’été 1974, en fait l’incertitude demeure sur l’avenir politique de l’Espagne. Le régime actuel évoluera-t-il sans cassure institutionnelle, sous l’égide du Prince Juan Carlos, dans le sens d’une démocratisation apparentée au modèle grec, ou encore vers une « démocratie contrôlée » à la brésilienne ? Assistera-t-on, au contraire, à une « rupture démocratique » conduisant à l’établissement d’un « gouvernement constituant », voire d’un progressisme autoritaire à la portugaise ? Il serait hasardeux de répondre à ces questions. En revanche, les composantes principales de l’après-franquisme se prêtent dès maintenant à l’analyse, sur le plan économique comme sur ceux du jeu interne des forces politiques et de la dynamique internationale dans laquelle l’Espagne se trouve insérée. Plutôt que de recourir à une prospective trop aléatoire, nous nous limiterons ici à un examen aussi détaillé que possible de ces trois dimensions fondamentales de la situation présente de l’Espagne.
La fin du « miracle économique »
À partir de 1975, le gouvernement espagnol a opté pour une nouvelle politique, fondée sur le développement industriel et l’octroi de satisfactions matérielles à la population plutôt que sur le recours aux moyens coercitifs et idéologiques utilisés au premier chef avant cette date. Sans se libéraliser vraiment sur le plan politique, le régime franquiste s’est efforcé depuis lors de démontrer son efficacité, ne serait-ce que pour justifier le maintien de ses structures autoritaires. La dictature, certes, mais une dictature du bien-être, modernisatrice et non plus réactionnaire et malthusienne, persuasive plutôt que répressive. Telle aurait pu être la devise ou l’excuse des dirigeants de style technocratique qui ont modelé le destin du pays pendant plus de quinze ans.
En dépit de succès incontestables qui se traduisent aussi bien dans la statistique du revenu par habitant — qui a triplé en valeur réelle sur moins de vingt ans — que dans l’image offerte directement à l’observateur par une Espagne entrée aujourd’hui de plain-pied dans l’ère industrielle, avec les inconvénients mais surtout les avantages que ce bouleversement comporte, cette fuite en avant dans le développement ne s’est pas accompagnée de tous les résultats escomptés. L’industrialisation accélérée et même sauvage a provoqué le doublement du nombre des ouvriers et, par là, la multiplication des conflits du travail. De son côté, au lieu de renforcer l’apathie ou au moins le conformisme satisfait des Espagnols, l’amélioration du niveau de vie a fait naître chez eux d’autres aspirations, culturelles et politiques. L’homme ne vit pas seulement de pain, ni même de l’accession, longtemps souhaitée en vain, à la consommation de masse. La croissance matérielle n’a pas rendu la répression inutile. Elle a, tout à l’inverse, contribué à déborder la capacité de coercition d’un régime politique dépassé par l’évolution du pays réel.
La fin du « miracle économique »
L’imbroglio politique national
La dimension internationale