— I —
Je ne vous infligerai pas l’énumération des missions incombant à la Marine. C’est un sujet qui vous a déjà été traité et que vous connaissez bien. J’appellerai votre attention sur deux points qui me paraissent fondamentaux.
La Marine outil majeur de la dissuasion
Le premier point c’est que la Force Océanique Stratégique n’est pas seulement l’affaire des sous-mariniers, nucléaires ou non, c’est l’affaire de toute la Marine. Ma deuxième remarque aura trait à un certain nombre de missions dont on ne parle jamais et qui coûtent cependant du temps, des hommes et de l’argent ; un petit opuscule, distribué récemment, intitulé « Bâtiments de guerre, missions de paix », fait ressortir l’augmentation du nombre de ces missions qui pèsent lourd sur les moyens et les crédits de fonctionnement de la Marine (1).
Un mot donc sur les capacités stratégiques des forces aéromaritimes. Vous savez, bien sûr, que la France a un peu plus de 3 000 kilomètres de côtes ; si les « frontières maritimes » n’ont jamais été menacées depuis 160 ans, nous savons qu’à l’ère du « jet » et des missiles, la route du pôle est souvent la plus courte, et la « défense maritime » du territoire doit être assurée très loin au large.
Mais, en fait, ce sont aujourd’hui les sous-marins stratégiques en plongée sous les mers qui assurent en premier chef la défense de notre pays. La Marine assume ainsi, par la mise en œuvre de sa Force Océanique Stratégique, un rôle essentiel dans la défense de l’ensemble du territoire national. C’est ce qui faisait dire en 1965 au général de Gaulle que la Marine est aujourd’hui, et pour la première fois dans son histoire, la composante principale de la puissance militaire française et que cela deviendrait chaque jour un peu plus vrai.
Ce concept, où l’on voit la Marine nationale intervenir de façon déterminante dans la défense de nos frontières, a bien du mal à s’acheminer, que ce soit dans les esprits des marins ou dans l’ensemble des Armées.
La Marine instrument politique
Je voudrais rappeler aussi que depuis que notre pays est devenu une nation largement industrialisée, l’intégrité de ses frontières ne suffit plus à assurer la survie de ses habitants ; la santé de notre vie économique exige que nous disposions d’une très large liberté d’action — qu’elle soit industrielle, commerciale ou culturelle — hors de nos frontières et singulièrement sur la mer.
Cette liberté d’action implique que nous disposions de moyens militaires à l’échelle de notre volonté politique d’indépendance, qu’ils en soient l’image en temps de paix et l’outil en temps de crise. J’estime, pour ma part, que l’importance des ressources que le Gouvernement consacre à son outil militaire de stratégie indirecte est, autant que les efforts faits pour la force de dissuasion, un signe de sa volonté d’indépendance.
Nous avons décidé de doubler le tonnage de notre Marine marchande, nous voulons avoir notre part à l’exploitation des richesses des fonds marins, participer à la compétition maritime internationale, défendre nos intérêts en matière de droits maritimes, et si notre politique financière, commerciale, économique se veut mondialiste et libérée de contraintes, cette crédibilité de volonté d’indépendance à l’échelle globale implique bien le maintien de capacités en matière de stratégie indirecte.
Quant au rôle de la Marine en tant qu’instrument politique à la disposition du Gouvernement, je voudrais évoquer d’un mot l’affaire de Suez. Depuis le mois de juin 1974, dans une première campagne de six mois, nous avons participé au déminage du Canal de Suez avec du reste les Anglais, les Américains et les Russes (2).
Depuis le récent voyage en France du Président Sadate qui, comme vous le savez, a décidé d’ouvrir le Canal le 5 juin, il n’est pratiquement plus resté que les Français pour poursuivre le déminage de ce canal, car il semble bien que nos matériels de chasse aux mines aient été les plus appréciés et soient les meilleurs équipements qui existent à l’heure actuelle.
Nous avons donc dû doubler les moyens mis en œuvre de façon à terminer cette opération d’une portée internationale en temps voulu. Tout ceci a coûté fort cher, mais aura, je l’espère, des retombées heureuses en ce qui concerne notre action extérieure, car elle transforme singulièrement la mobilité de nos bâtiments par les facilités qu’offre le passage par Suez. Je vais d’ailleurs aborder maintenant quelques aspects de cette disponibilité et de cette mobilité des forces.
Mobilité et polyvalence
Pour ce qui est de la disponibilité, nous n’avons pas beaucoup de soucis pour cette raison qu’un bateau de la Marine Nationale est disponible en permanence avec la totalité de son effectif et ses munitions de combat. Par contre, la mobilité est une autre chose et il faut la voir d’une façon plus précise. Il est bien évident que les mêmes bateaux peuvent faire leurs tâches n’importe où dans le monde ; je parlais tout à l’heure des dragueurs et des chasseurs de mines à Suez, ce sont bien évidemment les mêmes qui assurent le nettoyage des chenaux du Havre, de Brest et de toutes les côtes de France. De même, les bâtiments qui sont actuellement en Océan Indien et qui sont prélevés sur les forces de haute mer, sont les mêmes qui, en temps normal, assurent la protection de nos approches maritimes ; cette capacité de mobilité a quand même des limites. Elle n’est ni totale, ni instantanée : mobilité ne signifie pas ubiquité ; le déplacement des navires est relativement lent. Un bateau de guerre ne fait pas plus de 1 000 kilomètres par jour, et en outre le parcours dépend de la géographie.
On peut déjà dégager deux conclusions : si l’on désire faire une stratégie basée sur la mobilité des forces, il est nécessaire d’en tirer les conséquences et donc d’augmenter de façon très nette notre potentiel de logistique mobile. La deuxième mesure qui s’impose, compte tenu de la lenteur de nos transports, est de « prépositionner » les forces en fonction d’un certain nombre d’hypothèses, ce qui nécessite un déploiement général dans le monde avec des renforts particuliers si le Gouvernement le décide.
Un mot enfin sur la polyvalence des forces maritimes. Nous ne sommes pas, dans notre Marine, à même d’avoir une flotte bien équilibrée. Ceci reste vrai même dans l’hypothèse d’un contexte budgétaire meilleur que celui de ces dernières années. Nous sommes donc obligés de faire des choix. Certes, la contrainte de ces choix peut être un peu atténuée par le fait que les bateaux ont une certaine polyvalence, mais celle-ci a des limites et elle coûte cher. Nous avons quelques bateaux du type des frégates « Suffren » qui sont des bateaux polyvalents, à la fois spécialistes de lutte anti-sous-marine et de lutte anti-aérienne. C’est tellement cher que nous n’avons pu en construire que deux.
Par conséquent, nous sommes obligés de nous replier sur une polyvalence plus modeste, à savoir que tout bateau qui a une vocation préférentielle, qu’elle soit anti-aérienne ou anti-sous-marine, a également une capacité d’autodéfense face aux autres menaces. Il ne s’agit donc pas d’une polyvalence totale. Notons quand même que cette polyvalence, qui est rarement le fait d’un seul bâtiment, on l’obtient par la constitution de groupes de plusieurs navires convenablement choisis.
Le développement de la Marine soviétique
Je voudrais dire un mot du développement de la Marine soviétique. Dans la petite plaquette dont je parlais tout à l’heure, sur les missions du temps de paix de la Marine, se trouvent des graphiques illustrant les variations de tonnage des grandes marines, et on s’aperçoit que la Marine soviétique est en train de rejoindre allègrement la capacité de la Marine américaine, et que sur un certain nombre de points elle la dépasse, notamment dans le nombre de ses sous-marins nucléaires d’attaque. Or, les sous-marins nucléaires d’attaque sont, dans notre monde actuel, une menace redoutable et leur mobilité et leur vitesse font peser sur les axes de communication un risque certain.
Un général allemand venant d’un Comité de l’O.T.A.N. n’hésitait pas à dire que le fait politique et militaire le plus important des dix dernières années était le développement de la Marine soviétique. Et quand je dis « Marine soviétique », ce sont toutes les marines russes, marine de pêche et marine scientifique comprises. Le nombre des bateaux ainsi construits est phénoménal. Pour ne prendre qu’un exemple : cette année, la mise en chantier simplement de bâtiments scientifiques soviétiques est à peu près le triple des constructions françaises du budget 1975.
J’ai visité l’Union soviétique il y a six mois et j’ai vu mon homologue, l’amiral Gorchkov, Amiral de la flotte soviétique et Héros de l’Union soviétique. Il a 65 ans et voilà maintenant 18 ans qu’il est le chef de la marine. C’est très beau la continuité. Il est également vice-ministre de la Défense, ce qui ne gâche rien. Ainsi, avec la continuité et de grands moyens, on fait ce que font les Russes, et c’est gigantesque. L’amiral Gorchkov dit fréquemment qu’il a besoin d’une marine de ce type-là pour la politique du temps de paix. Et effectivement, le Gouvernement soviétique utilise remarquablement l’argument que lui donne sa flotte à travers le monde pour appuyer sa politique.
Pouvoir intervenir dans les situations de crise
Que peut-on faire en temps de crise ? Vous savez que la situation en Méditerranée est marquée par un équilibre fragile. Cette zone est extrêmement sensible. Il faut donc y être forts. Nous en reparlerons tout à l’heure.
Pour ce qui est de l’Outre-mer, tout ce qui peut être fait relève d’une politique de présence, de façon à ne pas risquer de subir soit des prises de gages, soit des chantages. Une prise de gages est extrêmement simple. Si, dans le Canal du Mozambique, par exemple, un pays qui ne nous serait pas très favorable veut arraisonner un bateau français sous le moindre prétexte, parce qu’il aura vidé ses cales — même si cette accusation est fausse — qu’est-ce que l’on fera ? Il faut donc avoir des moyens dans la zone, capables d’intervenir.
Devant de petits pays qui s’agitent — et il est bien certain qu’ils le feront à des degrés divers, soit qu’ils se sentent soutenus par des forces aéromaritimes importantes comme celles d’une grande puissance, soit que plusieurs forces soient en présence dans la même zone — il est nécessaire de faire échec au chantage afin d’assurer la protection de notre commerce. Et, en ce domaine, il ne s’agit pas seulement de l’approvisionnement en pétrole ; la tâche est énorme.
Devant cette situation générale, quels sont donc les dispositions prises et les dispositifs que la Marine a mis ou compte mettre en place en fonction de la politique du Gouvernement ?
La politique outre-mer
En 1972, notre politique outre-mer était basée essentiellement sur trois objectifs : la sauvegarde de nos départements et territoires, l’application des accords de défense avec un certain nombre de pays africains et malgache, et enfin la sauvegarde éventuelle de nos ressortissants.
Il n’y avait pas un mot, dans cette politique, de la défense de nos intérêts sur mer, pas un mot de ce faisceau de vulnérabilités qui sont inhérentes à une économie évoluée. Nous nous appuyions sur un réseau de bases, dont certaines étaient en territoires étrangers, et sur des capacités d’intervention de style aéro-terrestre, où la Marine n’avait en général qu’un rôle tout à fait annexe, sinon de support logistique.
C’est pourquoi il me semble qu’à l’heure actuelle, il y a lieu de repenser cette politique d’outre-mer, et que notre dispositif devrait être réorienté en accentuant le poids de l’action maritime et de la présence dans les zones maritimes, tout au moins dans celles que le Gouvernement fixera.
La situation des bases a bien évolué :
• À Diego-Suarez, il nous restera des possibilités logistiques, comme on peut en avoir dans tout pays étranger. Cependant, en dépit des contrats, il existe un risque certain de chantage politique. Ainsi, au mois de mars dernier, tous les mouvements de bâtiments et d’aéronefs ont été stoppés pendant un mois à Diégo-Suarez. C’est une attitude qui doit nous faire réfléchir.
• La Réunion n’offre que de faibles possibilités de support logistique marin. Il n’y a pas de bassin.
• Djibouti est une base minuscule.
• Enfin, les Comores sont devenues indépendantes.
Il y a donc un problème de bases et de soutien à résoudre en Océan Indien. Comment ? Nous avons à l’heure actuelle des bâtiments ravitailleurs, des bâtiments ateliers et nous allons en envoyer un autre plus perfectionné, ce qui nous permettra de soutenir le noyau de forces que nous entretenons là-bas.
• À Dakar, la base n’est plus française, mais nous assurons une certaine assistance à nos amis Sénégalais. Nous pouvons utiliser le bassin moyennant entente préalable. En outre, nous continuons à faire réparer des bâtiments là-bas, sur la demande du Gouvernement sénégalais, pour des raisons d’emploi.
Priorité à la Méditerranée
En Méditerranée, on le sait, nous avons remanié notre dispositif. Pour deux raisons. L’une d’ordre opérationnel, l’autre d’ordre logistique et industriel.
La raison d’ordre opérationnel tient d’abord, comme je l’ai indiqué, à l’extrême sensibilité de la zone méditerranéenne. En outre, les seules forces importantes qui y naviguent sont des forces non riveraines, à savoir la flotte soviétique et la flotte américaine. De sorte que, compte tenu de la menace aérienne qui est plus grande en Méditerranée qu’ailleurs, il est apparu à la fois opportun et nécessaire de modifier le déploiement de certains de nos bâtiments. C’est ainsi que d’ici 1976, les porte-avions Foch et Clemenceau rejoindront Toulon, ainsi qu’un certain nombre de bateaux spécialisés dans la défense aérienne, comme le croiseur anti-aérien Colbert et les deux frégates Suffren et Duquesne.
Cette raison d’ordre opérationnel était suffisante en elle-même. La deuxième raison est d’ordre logistique et industriel. Avec le développement de la Force Océanique Stratégique, l’arsenal de Brest avait dépassé les limites de sa charge, et comme ultérieurement il doit recevoir encore les sous-marins nucléaires d’attaque, il a fallu prévoir un peu l’avenir.
Sans vous accabler de chiffres, je pourrais vous dire que l’entretien de la flotte, annuellement, représente près de quinze millions d’heures, dont douze millions entre Brest et Toulon (huit millions à Brest et quatre à Toulon). Le redéploiement de ces bateaux va permettre sensiblement de rétablir l’équilibre. Il y a donc eu pour une fois — et c’est assez rare — concomitance entre le besoin opérationnel et le besoin logistique et industriel.
Ce déplacement de forces a évidemment suscité quelques difficultés ; il pose en particulier des problèmes de personnel. Une fois le rééquilibrage achevé, d’ici quatre ou cinq ans, cela fera quand même 3 000 marins de plus à Toulon, dont 2 000 familles. Depuis que l’on sait que les porte-avions vont revenir à Toulon, les loyers ont déjà augmenté de 25 %. De plus, les femmes n’y trouvent pas beaucoup de travail, ce qui complique encore l’affaire socialement. Ces problèmes, sans être insurmontables, m’ont amené quand même à créer un groupe de travail, présidé par un contre-amiral, qui suit toutes ces questions et me rend compte au fur et à mesure des solutions acquises.
Les conséquences de la crise du pétrole
Pour en finir avec les problèmes liés à l’activité opérationnelle de la Marine, il me paraît nécessaire de faire état des difficultés engendrées par la crise du pétrole.
Cette crise a eu, pour les Armées et notamment pour la Marine plusieurs conséquences. D’abord, le renchérissement des prix des combustibles et des carburants. Ensuite, le Gouvernement, pour conserver un équilibre de balance commerciale satisfaisant, a opéré des réductions autoritaires sur les consommations des forces. Enfin, nous avons un problème de stocks qui est particulier à la Marine. Comme nous pouvons être engagés notamment en temps de crise sans qu’il y ait la moindre mesure de prémobilisation, de réquisition, etc., nous sommes obligés de maintenir des stocks très importants en mazout et en gas-oil.
Il est extrêmement tentant dans cette période de pénurie de grignoter un peu nos stocks pour éviter que nos bateaux restent à quai. Ce n’est pas ce que je fais parce que ce serait détruire à mon sens toute la crédibilité de la disponibilité des éléments aéromaritimes dont j’ai la responsabilité.
Comment se répartit cette pénurie ? Certains secteurs sont peu atteints parce qu’il est impossible de diminuer les allocations, et naturellement ce sont les autres secteurs qui souffrent lourdement. La priorité va bien entendu à tout ce qui concerne la Force Océanique Stratégique qui, elle, est servie dans tous les cas (ce disant je ne pense pas seulement à l’uranium des réacteurs mais à tout ce qui concerne l’entraînement de ces bateaux, la surveillance des zones de patrouille, etc.).
Vient en deuxième priorité tout ce qui est relatif à la présence navale outre-mer et dans certaines zones sur nos axes de communication. Ce sont des décisions ministérielles qui ordonnent d’envoyer un porte-avions ou une frégate en Océan Indien, mais les milliers de tonnes de combustible supplémentaires, et qui devraient faire l’objet d’un collectif, ne sont pas compensées, ce qui aggrave les choses.
Enfin, il y a des missions sur lesquelles on ne peut que difficilement faire des économies : ce sont toutes les missions de service public, comme la surveillance des pêches, le sauvetage en mer, le déblaiement des chenaux d’accès des ports de commerce (car on drague encore des mines de la dernière guerre), l’hydrographie, l’océanographie. Ce sont des missions indispensables. Pour réaliser les nécessaires économies, l’entraînement de base a été réduit, pas trop, heureusement. C’est surtout l’entraînement supérieur qui a fait les frais de l’opération, et il ne faudrait pas que cette crise dure trop d’années, parce qu’elle contribuerait à diminuer la valeur opérationnelle, non pas individuelle de nos unités, mais la qualité d’emploi groupé de ces unités, puisqu’elles sont rarement réunies pour participer à des exercices de grande ampleur.
La crise du pétrole n’est pas ainsi sans influence sur le moral des équipages. Dans toutes les marines du monde, les troubles, quand il y en a eu, ont pris appui sur deux faits : le premier, c’est la mauvaise qualité de l’alimentation. L’affaire du Potemkine est restée célèbre. Grâce à Dieu ! nos gens mangent bien. Donc, pas de souci de ce côté-là. Par contre, la deuxième cause de fermentation, ce sont les bâtiments qui ne naviguent pas, qui restent à quai, alors que les problèmes de moral s’apaisent toujours dès que les navires sont à la mer.
En outre, une réduction d’activité implique une diminution du nombre des escales à l’étranger. J’y reviendrai tout à l’heure pour le Service National. Les escales à l’étranger sont un attrait puissant pour les marins et tout spécialement pour les appelés.
— II —
Les problèmes de budget
Je vais examiner maintenant quelques points relatifs aux problèmes budgétaires, notamment la proportion du budget et la relation budget-pourcentage du PNB.
L’avenir immédiat n’autorise pas l’optimisme. Le présent, c’est le budget 1975, et le budget 1976 qui s’annonce n’est guère mieux. Dans l’hypothèse où nous resterions en dessous de 3 % du PNB, c’est-à-dire au budget actuel de 2,92 %, et dans le cadre d’une répartition proportionnelle reconduite entre les trois Armées, on pourrait imaginer que la politique de défense doive être remise en cause (3).
Actuellement, nous n’avons pas la possibilité d’achever la totalité des opérations qui ont été entreprises au 3e Plan ; et si on devait, sur cinq ans, rester au niveau des budgets actuels, nous serions contraints, pour notre planification, à faire des choix qui seraient graves, puisque ce serait soit l’abandon de nos porte-avions, soit une diminution de nos moyens de forces de surface, conduisant de toute façon à un déséquilibre total, et à partir de ce moment, ce serait la fin de la Force Océanique Stratégique. Car cette force est à la limite de la corpulence de la Marine actuelle.
Aussi, pour ce qui me concerne, en tant que chef d’état-major de la Marine, le problème précis n’est pas de savoir si la part des Armées sera supérieure ou inférieure à 3 %, ce qui m’intéresse c’est de savoir quel sera le montant des crédits consacrés à la Marine. Cela, c’est à mon échelon.
Il appartient au ministre, qui est assisté du chef d’état-major des Armées d’une façon désormais plus directe, puisque celui-ci a dorénavant un rôle d’arbitre, de fixer les orientations en fonction des missions qu’il entend voir remplir par la Marine.
L’un de vos groupes m’a demandé si je comptais proposer une augmentation de la part du PNB ; ce n’est pas dans mes attributions. Mes attributions consistent simplement à évaluer les ressources qui sont nécessaires à la Marine, en fonction des missions que je reçois — et ce n’est pas moi qui les fixe. Vous savez qu’on a mis en place un système des 3 PB. On a fait des études de coût-efficacité avec le Centre de Prospective et d’Évaluation et mis en place des budgets de fonctionnement. Nous avons les moyens d’éclairer des choix, des choix qui deviendront peut-être nécessaires sous la contrainte budgétaire. Mais tous ces moyens-là ne fourniront pas des solutions miracles. Choisir, cela implique toujours des abandons. Le choix m’apparaît aujourd’hui être celui des poids relatifs de la stratégie directe et de la stratégie indirecte. Entourée d’alliés, ne pouvant être attaquée par terre en dehors d’une guerre mondiale, la France, volens nolens, verrait dans ce cas extrême ses intérêts confondus et défendus avec ceux de l’un des blocs. Voilà pour la stratégie directe. La stratégie indirecte, c’est la compétition mondiale, vitale et quotidienne pour nous comme pour toute l’Europe, dans laquelle nous ne pouvons compter sur personne pour nous soutenir et nous aider à assurer notre indépendance. Je pense que le choix gouvernemental devra affiner ces limites, car on ne peut pas tout faire à la fois.
— III —
Pour terminer, je voudrais parler des conséquences de nos difficultés « budgétaires », qui sont nombreuses, sur le plan matériel d’abord.
Le Plan Naval
Je reprends quelques-unes de vos questions : Où en est le Plan Naval ? Comment celui-ci a-t-il été fait ? Eh bien, à partir des études faites par le Centre de Prospective et d’Évaluations qui a imaginé pour chacune des Armées toutes les missions concevables.
Le ministre de l’époque, M. Debré, a fixé des missions pour la Marine. À partir de là ont été déterminés les moyens. Enfin, on aboutissait à une facture. Le cycle était fermé. Comme la facture était trop élevée, on a diminué les missions, puis réévalué les moyens, puis redéterminé la facture… et ainsi de suite. C’est ainsi qu’a été élaboré le Plan Naval.
Dans le même temps, les autres Armées ont également élaboré un plan à long terme, de sorte qu’à l’heure actuelle il y aurait trois plans à long terme. Le Plan de la Marine, à la différence des autres, a reçu un nom de baptême. Il n’empêche que si l’on met les trois plans bout à bout, il faudrait un budget qui corresponde à peu près à 4,25 % du PNB, ce qui est une vue de l’esprit, actuellement.
Pour le budget de 1975, la situation est mauvaise, mais elle n’est pas catastrophique. On repousse, on retarde, il y a six mois de retard sur les constructions neuves des corvettes, on abandonne un aviso, deux patrouilleurs rapides.
Par contre, ce qui me paraît plus grave dans le budget de cette année, c’est que les crédits d’entretien ont été réduits. Non pas que je me considère en faillite, mais surtout parce que nous mangeons notre capital. Les bâtiments sont sous-entretenus et on n’est pas loin, souvent, des limites de sécurité.
Quels sont les moyens dont dispose le chef d’état-major pour essayer d’atténuer les variations dans les constructions neuves ? Cela revient à poser la question du plan de désarmement des bâtiments. Vous le savez, la vie d’un bateau est en moyenne de 25 ans. À l’issue de cette période, il faut les remplacer par des bâtiments neufs. Il existe quand même une petite marge : 23 ans, 25 ans ou 27 ans. Alors le critère sur lequel on joue, c’est la valeur militaire du bâtiment. Il y a des bâtiments qui s’usent plus vite que d’autres. Cela dépend de leur catégorie. Il y a également la situation des effectifs, selon qu’ils sont insuffisants ou non. Enfin il y a le coût de l’entretien qui, comme pour une automobile, va croissant au-delà d’un certain âge.
Nous avions prévu un plan d’échelonnement de désarmement des bateaux. Il est évident que nous allons être obligés de le réviser pour essayer de garder un potentiel à peu près constant. Nous ne pourrons pas nous y tenir longtemps car l’âge moyen de nos bateaux est élevé. Pourquoi ? Parce que c’est entre les années 50 et 60 qu’une grande partie de notre flotte a été renouvelée, grâce, notamment, au plan Marshall. Nous arrivons donc actuellement au terme de la vie de beaucoup de bâtiments de cette époque. En 1985 les derniers d’entre eux auront terminé leur carrière.
De plus, dans ces dix dernières années, nos constructions de bâtiments de surface ont été réduites du fait de la priorité accordée à la construction de la Force Océanique Stratégique.
En vue de cette échéance de 1985, il est plus que nécessaire de prendre dès maintenant des décisions, de redresser la situation, ou alors il y aura chute libre…
Autres conséquences liées aux restrictions budgétaires : les difficultés relatives au personnel.
Problèmes d’effectifs
C’est sous cette rubrique que la question m’a été posée de savoir pour quelles raisons nous avions un porte-avions armé en porte-hélicoptères au lieu d’utiliser nos deux porte-avions à leur pleine capacité. Comme souvent, il n’y a pas qu’une seule raison. Ce serait trop simple.
Jusqu’en janvier 1974, nous avions deux porte-avions et deux porte-hélicoptères, ceux-ci étant l’Arromanches et la Jeanne d’Arc. L’Arromanches a été désarmé. La Jeanne d’Arc, à cause de son rôle de bâtiment-école d’application, n’est pas directement disponible pour des besoins opérationnels. Si bien que nous n’avions plus du tout de porte-hélicoptères. Sans développer l’intérêt opérationnel de ce type de bâtiment, notons que le porte-hélicoptères est extrêmement intéressant pour son emploi en temps de crise et notamment en action extérieure ; c’est la raison pour laquelle, malgré la pénurie budgétaire, il y aura dans le budget 1976 l’inscription des débuts de la construction de notre porte-hélicoptères à propulsion nucléaire.
En attendant, nous avons été obligés de créer le tandem porte-avions - porte-hélicoptères ; le Foch et le Clemenceau étant armés alternativement dans l’une ou l’autre version.
L’autre raison est que cette transformation en porte-hélicoptères nous permet d’économiser environ 500 hommes et surtout un certain nombre de spécialistes de plus en plus demandés pour l’armement des bâtiments neufs dont la complexité s’accroît.
En ce qui concerne la Jeanne d’Arc, nous sommes amenés à infléchir son rôle l’année prochaine dans le sens opérationnel, en lui faisant faire une mission de présence de trois mois dans l’Océan Indien. Cela n’empêchera pas les « midships » de faire en même temps de l’instruction.
La mobilisation dans la Marine
Vous m’avez demandé de vous en parler. Le principe de la mobilisation en France — et vous le connaissez bien, il dure depuis plus de cent ans — se résume en gros à ceci : le jour venu, on mobilise, il faut alors enrôler le maximum de population disponible, si possible instruite, pour aller aux frontières contenir l’envahisseur.
Comment se pose le problème pour la Marine ? Jusqu’en 1955, la Marine restait pratiquement une armée de métier : 2 000 appelés par an, inscrits maritimes. Ce qui déjà représentait des réserves pléthoriques. Ainsi la Marine a-t-elle, pendant les deux dernières guerres, créé des formations à terre : canonniers-marins, régiment de fusiliers-marins.
Depuis 1955, nous prenons près de 20 000 appelés par an, de sorte que nos réserves sont actuellement de 140 000 hommes — bientôt 200 000. Or les bateaux sont armés en permanence à effectifs quasi complets. En fait 20 000 réservistes pourraient renforcer ou mettre sur pied ce qui est incomplètement ou pas armé en temps de paix : sémaphores, contrôle naval, police de la navigation. En outre, 18 000 affectés de défense seraient nécessaires. Pour le reste, des études sont actuellement menées pour que le grand nombre que nous ne pourrions utiliser bénéficie aux autres armées si elles en ont l’emploi, ou à des tâches utiles à la Nation.
La mobilité des marins
Si l’on en vient aux problèmes du personnel en service actif, je commencerai par évoquer un grand souci qui est celui de la mobilité du personnel. Les conditions ont changé, entre autres le nombre de femmes qui travaillent a augmenté. Une épouse sur deux travaille. On conçoit la contrainte que cela fait peser sur les mutations. À cette recherche de la stabilité dans l’emploi, s’ajoute un goût de plus en plus prononcé pour l’accession à la propriété. Et comme les prêts ne permettent pas — ou peu — de louer, on tombe dans des situations sociales très difficiles. On en arrive à se demander s’il ne faudrait pas revenir à ce qui existait avant la guerre, une marine du Ponant et une marine du Levant.
Le recrutement et la formation des officiers
Durant ces dix dernières années, il y a eu énormément de remue-ménage chez nous. Je pense que la situation va se stabiliser dans les 5 ou 10 années qui viennent.
Jadis, tous les officiers de marine provenaient de l’École Navale. Cela posait de sérieux problèmes pour établir une liste d’aptitude au grade d’officier général à raison de 6 ou 7 par an, parmi des capitaines de vaisseau dont 99 % sortaient de l’École Navale. Nous avons analysé nos besoins et nous voyons ce qu’il faut faire : répartir le nombre des officiers entre les élèves de l’École Navale (recrutement direct) et ceux de l’École Militaire de la Flotte (recrutement semi-direct). Et puis nous avons besoin d’un troisième corps, qui fut celui des officiers des équipages, mis en extinction et remplacé, pour des raisons d’alignement interarmées, par celui des officiers techniciens. Cette année on le supprime, mais il faut recréer ce corps d’officiers spécialisés dont nous avons besoin.
Nous souhaitons avoir 38 % d’officiers sortant de l’École Navale (contre 61 % actuellement), 25 à 45 % d’officiers issus du corps des équipages, ce qui fait une part importante à la promotion sociale, rendue possible par l’élévation constante du niveau culturel et technique. Enfin le nombre d’ORSA (officiers de réserve en situation d’activité sous contrat) devrait passer de 3 à 17 %.
Pour ce qui est de la qualité du recrutement des élèves de l’École Navale, je dirai simplement qu’après avoir connu des difficultés vers 1970, le recrutement actuel est satisfaisant, avec 400 postulants pour 60 places.
Le problème des appelés
Nous avons actuellement 18 000 appelés dans la Marine. Ils constituent 40 à 50 % de nos équipages. Tout ce que nous regrettons, c’est qu’ils n’y restent pas assez longtemps. Ils sont de bonne qualité. J’ai embarqué dernièrement pour une journée sur un porte-avions à la mer en Océan Indien. Le pont d’envol était armé par des appelés. Cela marchait comme avec des anciens. J’ajoute que sur les 400 appelés du Clemenceau, 133 avaient prolongé la durée de leur service pour pouvoir effectuer la totalité de la campagne en Océan Indien.
Ce qu’on peut souhaiter, pour les 8 000 à 9 000 appelés qui servent sur les bateaux, serait non pas de les transformer en engagés, mais de les amener à prolonger leur service au-delà de 12 mois. En les payant davantage au-delà de la durée légale et en leur donnant une véritable formation professionnelle, je pense qu’à ce compte nous aurions des volontaires.
Pour la dizaine de milliers d’hommes qui restent, il y en a au moins 2 000 pour lesquels je souhaite simplement leur remplacement par du personnel civil. Cela devient inconvenant d’avoir un recruté qui traîne le balai toute l’année. Or il faut balayer. Mais cela relève de femmes de ménage et non des appelés.
Pour les 8 000 autres et quelle que soit la durée de leur service, il reste des tâches pour lesquelles il faut employer l’individu dans ses compétences, si petites soient-elles. Ce sont essentiellement des tâches de soutien, non de combat.
Le problème des engagés
Je termine en vous parlant des engagements. Alors que dans les autres armées le nombre des engagements est, ces dernières années, en constante diminution, nous arrivons avec environ 6 000 engagés par an à un degré relativement constant de satisfaction de nos besoins.
Le fond du problème est qu’en fait nous engageons trop de gens et qu’ensuite nous les mettons dehors. Pourquoi ? Parce que la pyramide, la structure du corps des équipages de la flotte est peu adaptée et périmée. Elle correspondait à une marine d’il y a 50 ans où tout le monde admettait qu’un quartier-maître de 1re classe, c’est-à-dire un caporal-chef après 10 ans de marine, ait un pompon rouge et sorte toujours en uniforme. Alors qu’à l’heure actuelle, on fait un sergent en 18 mois ou en 20 mois dans l’Armée de l’Air et dans l’Armée de Terre.
Par comparaison, notre structure est donc mauvaise. Nous avons 50 % d’officiers-mariniers pour 50 % d’équipages d’active. Nous voulons que la proportion d’officiers-mariniers monte à 70 %. Le pourcentage est de 78 % pour l’Armée de l’Air française et 80 % pour la Marine américaine.
Les avantages seront évidents. Tout d’abord nous aurons davantage de candidatures grâce à l’attrait d’un avancement plus rapide. Ensuite, alors que nous sommes obligés de nous séparer, au bout de 4 ans, de 4 000 engagés sur 6 000, car il n’y a de place dans les cadres que pour 2 000 d’entre eux, nous arriverons avec cette nouvelle structure à en garder 3 500 à 4 000. Par conséquent la stabilité sera améliorée et les charges de formation pesant sur les écoles diminueront. Je rappelle qu’à l’heure actuelle nous avons 20 % de notre personnel dans les Écoles.
Ce tour d’horizon sur la Marine est évidemment incomplet. Mais il s’agissait aujourd’hui de répondre aux questions que vous m’aviez adressées. En les ayant regroupées par grands thèmes, j’espère y avoir répondu. ♦
(1) NDLR : Cette très belle et très instructive brochure peut être demandée au Service d’Information et de Relations Publiques de la Marine. 2, rue Royale. 75008 Paris. Tél. 260.33.30.
(2) Depuis Pâques 1975 nous avons effectué une seconde campagne, essentiellement de complément et de vérification, qui a duré trois mois.
(3) NDLR : Depuis cet exposé, M. Yvon Bourges, ministre de la Défense, a, dans son intervention le 21 mai devant l’Assemblée Nationale, déclaré que le budget de 1975 dépasserait le seuil fatidique de 3 % du PNB estimé de 1975.