Le bonheur français
C’est un livre parisien. M. Sorman s’est entretenu au bon moment avec qui il fallait, est allé dans les capitales où l’actualité le guettait, était présent là où l’opportunité commandait d’y être. Il a la bonté de nous faire part des réparties échangées avec ses éminents interlocuteurs, des ambiances et aussi de ses goûts pour l’art d’avant-garde. C’est donc à la fois une brève autobiographie, un choix de notes prises sur le vif, un recueil d’essais à tournure politique sur des sujets divers, effleurés plutôt que traités.
Nous le trouvons là où il nous attend, à savoir ses constats sur le monde d’aujourd’hui et sur les remèdes qu’il propose aux maux de l’époque. Sans conteste, il fait œuvre intéressante et utile. À vrai dire, ce qu’il écrit vaut plus par les discussions qu’il fait jaillir que lorsqu’il « surfe », assuré, sur l’écume des sujets de société. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il préconise de libérer le commerce de la drogue.
Pour s’en tenir aux relations internationales, ses jugements, et il convient de prendre acte de son courage, vont souvent à l’encontre d’idées trop vite reçues. « L’ère de la compassion », suivant ses propres termes, n’est pas épargnée, non plus que les ONG caritatives. Quelques égratignures sont au passage infligées, comme à bien d’autres dans cet ouvrage sans indulgence, à plusieurs notabilités du secteur, et non des moindres. Encore Guy Sorman n’est-il pas totalement pessimiste : s’il estime que les lourdes machines administratives des organisations dévorent le plus clair des contributions, celles-ci, d’après lui, servent cependant d’hameçons vertueux pour de substantielles subventions nationales et internationales ; mais il n’en demeure pas moins dubitatif sur l’efficacité finale de ces machines.
« Dans le monde travaillé par les fondamentalismes, une entreprise qui se crée est une mosquée rendue à la seule prière ». Que le monde et l’être humain seraient simples, pourrait-on rétorquer, s’il suffisait de déverser des crédits pour étancher la soif d’une spiritualité bien ou mal comprise ! D’après lui, le fondamentalisme naîtrait de la frustration de peuples écartelés entre le désir de jouir de la modernité et le le refus d’abandonner une culture interdisant cette modernité. L’essentiel, poursuit-il, serait de mieux s’y prendre dans l’aide au développement pour que la modernité soit obtenue en même temps qu’un renoncement à une identité archaïque. Ce bref raisonnement, on le voit, manque de souffle.
À propros de l’Inde est abordé l’inépuisable thème du progrès économique et social en milieu très retardataire. Libéral, Guy Sorman n’en admet pas moins que les effets de la libéralisation en cours seront lents. S’il est vrai que les classes moyennes en sont les grandes bénéficiaires, les habitants des cinq cent mille villages ne verront, avec de telles méthodes, leurs conditions de vie ne s’améliorer que lentement, voire jamais : la diffusion des richesses du haut en bas en les instillant goutte à goutte, par un effet de percolateur comme l’on dit joliment, s’opère par un col trop étroit. Aussi, pour notre auteur qui n’est jamais en reste de vocabulaire, convient-il d’instaurer une « économie de la dignité », laquelle propagerait parmi les masses paysannes un progrès à ras de terre grâce aux moyens les plus modernes de communication. Venant d’un des thuriféraires les plus ardents du libéralisme, l’aveu est significatif lorsqu’il assure qu’en Inde « la libéralisation n’échouera pas, mais ne profitera qu’à des minorités ».
Le plus caustique se fera attendre jusqu’aux dernières pages. Il touche l’Afrique. L’auteur est tout heureux de se retrouver plus iconoclaste que jamais en posant de dérangeantes questions sur les vertus de la colonisation et les méfaits des indépendances. Et d’en profiter pour s’en prendre à l’État nation, dépeint comme un cadeau empoisonné déposé par les Européens dans le berceau des pays nouvellement indépendants, ainsi qu’au socialisme dans le Tiers-Monde où, paraît-il, il suffit d’ouvrir le robinet de sa chambre d’hôtel pour connaître la nature du régime : si l’eau ne coule pas, le pays est socialiste… Les capitales libérales ne sont guère mieux loties car, au fond, les Africains sont plus attachés à leurs traditions culturelles qu’au mythe du développement. Alors la solution ne serait-elle pas, ajoute-t-il, de revenir à une économie plus traditionnelle, reposant sur une agriculture techniquement mieux armée et sur l’habitude du commerce ? L’inéluctable dépérissement des États serait compensé par des regroupements régionaux, l’aide étrangère se limiterait à la garantie des investissements, l’Union européenne exercerait un rôle qu’il n’hésite pas à appeler protectorat. Il termine en précisant qu’au mois d’avril dernier il a exposé ces idées dans une grande université africaine, et qu’il en est ressorti vivant. Félicitons-le. ♦