Les Casques bleus
Il est parfois salutaire de se détacher du nombrilisme gaulois pour écouter l’étranger, surtout lorsque celui-ci, québécois, nous épargne tout effort de traduction et ne révèle son origine que par quelques tournures idiomatiques et par un naïf étonnement devant nos légionnaires entonnant « leur prière traditionnelle, une petite chanson grivoise intitulée Le boudin ».
Outre-Atlantique, l’Affaire de Suez est jugée sans indulgence : « véritable fiasco politique et diplomatique » ; le protocole impressionne le visiteur du Chef d’état-major des armées (Céma) : « un somptueux bureau, une pièce richement meublée au milieu de laquelle trône un immense globe terrestre » ; et un activisme onusien relativement récent est baptisé carrément forcing : « bousculés et humiliés au Cambodge (par les Australiens), les Français prennent leur revanche en ex-Yougoslavie… dominant la Forpronu, ils tentent d’imposer leur solution ». Ne pas croire pour autant que l’ouvrage est antifrançais. Si l’auteur se montre un peu jaloux de voir éclipsé le rôle de pionnier joué par son pays et oubliée l’action de Lester Pearson, il rend un hommage appuyé à la discipline et au professionnalisme de nos troupes (le cours de français de l’adjudant-chef Wurtz à Sihanoukville, p. 251 à 255, vaut tous les éloges) et nos généraux « yougoslaves » sont plutôt bien traités.
Du Cambodge au Sahara occidental, de la Somalie à Sarajevo, notre homme a suivi sept missions de maintien de la paix. Il a rencontré les responsables et visité les exécutants. Sur un ton volontiers malicieux ou persifleur, il nous plonge dans un univers tragicomique où l’on hésite entre Ubu et Kafka ; citons parmi mille exemples cette désopilante communication téléphonique entre le général canadien Mac Kenzie et l’employé de permanence à New York. À la suite de chacun de ces reportages, Coulon en tire la leçon (la critique, diraient les militaires) et il termine sur quelques chapitres de recommandations plus constructifs à notre avis que le long « épilogue » qui n’ajoute apparemment pas grand-chose au discours précédent.
Tout d’abord, dans l’accomplissement de missions floues quand elles ne sont pas contradictoires, l’instrument est mal adapté. À la tête, un secrétaire général « polyglotte et cosmopolite » dont le portrait assez flatteur tracé initialement est mis à mal à propos de la « vendetta personnelle avec Aidid ». Les fonctionnaires internationaux ont « une conscience instinctive de la subjectivité de la vérité, de la relativité du jugement et de l’impossibilité de l’action ». Les forces engagées sont totalement hétérogènes. À côté d’unités parfaitement équipées et entraînées, d’autres offrent un triste spectacle, comme ce contingent africain vivant « dans le dénuement le plus total… Ils passent leurs journées à demander aux soldats occidentaux des cassettes de musique, des brosses à dents ou de l’eau en bouteille », tandis que tel brave colonel russe occupe son temps en plein Sahara « à regarder des films vidéo en tenue de jogging, confortablement étendu sur un sofa ».
L’auteur tient toutefois à préciser les responsabilités réelles ; il les situe, au-dessus de l’Organisation elle-même, au niveau du Conseil de sécurité où règne une certaine cacophonie. La participation est souvent intéressée : les Occidentaux perdent les trois quarts de leur investissement, mais entraînent leurs gens et y gagnent en prestige, alors que les pays du Tiers-Monde arrivent démunis et se voient rembourser près de 3,5 fois leur mise. En outre, chaque État suit sa propre politique : on hausse le ton collectivement contre les Serbes, mais les Russes ne veulent pas se compromettre, les Américains craignent les pertes, les Allemands ne sortent pas trop de chez eux, les Turcs sont interdits de séjour ; quant à l’Iran, il s’est vu « remercié pour sa générosité », mais on a pensé en haut lieu que l’engagement de 10 000 soldats islamiques ne s’imposait pas.
Si on entend transformer en guerriers les « soldats diplomates » du début et au besoin « imposer la paix par la guerre », il faut admettre que « le casque bleu et la peinture blanche du véhicule ne protègent plus comme avant » (on pense au képi de nos gendarmes !). À défaut de la solution irréaliste d’une véritable armée de l’ONU, la raison pousse à souhaiter d’une part l’amélioration du système (l’« Agenda pour la paix » de Boutros-Ghali) et de ses procédures administratives et logistiques « d’une lenteur et d’une complexité légendaires », d’autre part la constitution de forces de réaction rapide placées en attente dans le pays d’origine.
Il reste enfin à se demander si « l’Onu doit apprendre à dire non ». Nous répondrons en tout cas oui à la question de savoir si M. Coulon a su nous instruire, sans néanmoins nous étonner, car le constat est assez flagrant pour être parvenu jusque dans les chaumières de ses lointains ancêtres. ♦