La politique extérieure des États-Unis de 1945 à nos jours
Avec cette mise à jour d’un ouvrage paru en 1982, et en dépit de l’« écrasante abondance des études sur la question », Pierre Mélandri, spécialiste notoire du sujet, entreprend de retracer le comportement du seul supergrand encore en place un demi-siècle après la fin de la guerre ; supergrand malgré lui, « catapulté au cœur de la politique mondiale avant qu’il soit prêt » (Nixon). On avait longtemps souhaité à Washington se tenir à l’écart des intrigues qui faisaient les délices des chancelleries européennes, éviter de se lancer dans les conquêtes lointaines, mais pratiquer benoîtement la « porte ouverte » et en tirer un complément de prospérité.
L’histoire en décida autrement. Voici nos Américains propulsés en avant comme par une fatalité. Les dirigeants abordent cette mission de « prise en charge » avec la mentalité propre à nos amis d’outre-Atlantique : tendance au prosélytisme et à l’« extension des bases qui ont fondé l’harmonie des États-Unis », primauté accordée aux aspects économiques et financiers (sans doute les accords de Bretton Woods furent-ils à leurs yeux aussi importants que le débarquement en Normandie), débauche de moyens lorsqu’il s’agit par exemple de consacrer la proportion incroyable de 67 % du budget aux dépenses militaires en 1952, enfin désir d’impliquer les intéressés sans faire le travail à leur place, d’où la « pactomanie » des années 1950 et, à ce titre, le soutien apporté à des régimes douteux. Toutefois, le vrai combat est à livrer contre une opinion réticente, toujours tentée par les sirènes isolationnistes et ignorante des problèmes mondiaux à un point que les exemples cités ici font découvrir, contre un Congrès sceptique et « chiche de ses derniers » et, par accès, contre des médias impitoyables et avides de sensationnel. Pour faire passer la pilule, les présidents successifs doivent « dramatiser » les situations et accumuler les « pieux mensonges ». Tout cela pour aboutir à pas mal de « couacs » (la baie des Cochons, le Vietnam, l’Iran), à une victoire éclatante dans la guerre froide et à une conjoncture paradoxalement inversée par rapport aux ambitions de départ, une sorte de « négatif » : leadership incontesté en ce qui concerne la puissance militaire, mais obligation de partager largement le pouvoir économique et financier.
Sur ce thème général, la construction adoptée par l’auteur n’est pas évidente au premier contact. Parmi trois parties de longueur très inégale, la seconde, qui couvre plus de la moitié du volume, est un récit chronologique où les virages essentiels paraissent clairement au gré des présidences et de secousses (le blocus de Berlin, la victoire de Mao, la Corée, le Spoutnik, la croissance de la flotte soviétique…) vécues comme autant de Parle Harbor en réduction : l’endiguement, la solution facile mais peu souple des « représailles massives », les gradations onéreuses de Mac Namara, la recherche d’une meilleure sélectivité des interventions, le mélange « du plus lucide des réalismes avec la plus extrême des naïvetés » chez Carter, le réveil proclamé par « un ancien acteur admirablement taillé pour incarner une puissance passée… » (ce Reagan que Mélandri connaît bien pour lui avoir consacré une excellente biographie) pour finir par le règne de Bush « élitiste et secret », « plus embarrassé qu’enchanté » par l’effondrement de l’URSS. Entre ces inflexions majeures, l’accumulation des louvoiements est plus difficile à suivre et l’arbre risque de cacher la forêt. Les hésitations présidentielles et les scrupules de l’auteur, qui se refuse sans doute à schématiser, expliquent la difficulté à maîtriser par exemple les dominantes de l’action de Kennedy ou de celle du couple Nixon-Kissinger.
Ce panorama central est encadré, en première partie par le rappel du contexte historique, et dans une troisième au titre évocateur (« Le fardeau sans la gloire ») par une synthèse mettant notamment en lumière le rôle du business et d’une sorte de complexe diplomatico-industriel, la pression des « lobbies » (dont l’influence ne doit pas être exagérée, selon l’auteur) et aussi les handicaps résultant d’une pratique démocratique sourcilleuse et des tiraillements internes. Une longue conclusion présente, en prenant quelque hauteur, les problèmes qui se posent aujourd’hui à « un leader avançant à cloche-pied », revenu de beaucoup d’illusions, endetté jusqu’au cou, habile à se fourrer dans des guêpiers pourtant craints comme la peste et prêt seulement à se « battre jusqu’au dernier Belge ».
Malgré des formules heureuses (ou acides) comme celle-ci, auxquelles s’ajoutent – à coup sûr involontairement – une allusion au télégraphe dans la vie de garnison (p. 104) et un doute sur la virilité des parachutistes (p. 117), l’exposé est austère, plutôt pessimiste. Le constat est sévère, mais fiable de la part d’un connaisseur qui fait montre ici une fois de plus d’une culture américaine considérable mise en valeur par une réflexion approfondie. ♦