Au cœur du secret ; 1500 jours aux commandes de la DGSE (1989-1993)
Directeur de la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) de 1989 à 1993, le préfet Silberzahn nous présente le fonctionnement et les missions de ce service particulier, décrit les remèdes mis en œuvre pour pallier ses points faibles et analyse les relations parfois difficiles avec le monde politique et les armées. L’auteur apporte également des précisions sur certains moyens technologiques utilisés dans la recherche. Pour la DGSE, le renseignement technique est essentiellement constitué par la chaîne de radiogoniométrie, le dispositif d’interception des communications et des signaux radioélectriques, l’interprétation des photos satellites et la pénétration de systèmes informatiques.
La prévision et le suivi des crises constituent les objectifs majeurs de tous ces systèmes. Sur ce chapitre des conflits, l’ancien patron des services secrets distingue plusieurs types de situation. Il y a d’abord les « chaudières » du monde, là où les contextes conflictuels, à la fois permanents et débordant leur cadre d’origine, touchent ou peuvent toucher (même indirectement) notre vie nationale. De cette catégorie relèvent les conflits du Proche-Orient, du Cachemire et de l’ex-Yougoslavie. Ensuite viennent les « incendies » qui portent leurs feux jusqu’à nos frontières, mais n’entreront en interférence directe avec notre système que si, pour une raison quelconque, notre pays décide d’y jouer un rôle : il s’agit des conflits qui rongent l’ex-Union Soviétique, la Corée, le Tibet, le Sahara occidental, Haïti, le Cambodge, l’Afghanistan, etc. Enfin, il y a les « feux de brousse », limités dans l’espace et dans le temps (même s’ils durent parfois longtemps), et qui ne touchent nos intérêts que de manière ponctuelle, en fonction de notre politique du moment. Tels sont la plupart des brasiers qui enflamment le continent africain, là où la France n’entretient pas de liens historiques (Somalie, Soudan, Angola, Liberia, Sierra Leone).
L’intérêt de l’ouvrage réside aussi dans l’examen de certaines situations géopolitiques qui ont pris des développements inattendus. L’auteur montre ainsi les graves déficiences dans le domaine des prévisions : chute du mur de Berlin, effondrement de l’URSS (les spécialistes n’ont étudié que les questions militaires et ne se sont jamais penchés sérieusement sur les problèmes de société et sur l’état moral de la population) (1), ambitions irakiennes (seul un article de Françoise Chipaux dans Le Monde avait mis la classe politique en garde contre le bellicisme de Bagdad). Le préfet Silberzahn souligne également avec force l’erreur d’appréciation de nos dirigeants sur la crise algérienne, notamment à l’occasion de leur approbation de l’interruption du processus électoral qui priva le FIS du pouvoir. Pour l’auteur, l’intégrisme islamique n’est que la forme sous laquelle la volonté populaire entend reprendre le pouvoir à une caste privilégiée, responsable de l’échec économique et social de plus de trois décennies d’indépendance. Sur ce problème, beaucoup d’observateurs reprocheront à l’ancien patron de la DGSE un jugement un peu rapide et surtout une prise en compte insuffisante de la menace terroriste. En revanche, le lecteur appréciera le rôle actif joué par les services secrets français dans l’apaisement du conflit entre le Sénégal et la Mauritanie (mars 1992), la recherche d’un règlement du problème touareg au Niger, la bienveillante neutralité (soutien habile ?) à Idriss Déby au Tchad lors du renversement de Hissène Habré, le rapatriement du général libanais Aoun et la transition réussie aux Comores après le départ en douceur de Bob Denard et de ses fidèles.
Dans cet ouvrage très bien documenté, on relèvera par ailleurs des détails percutants sur la pénétration israélienne dans le continent africain. Ainsi le Cameroun a exercé un véritable tropisme sur l’État hébreu en raison de la présence sur ce riche territoire du golfe de Guinée de fortes minorités chiites libanaises qui tiennent une grande partie du pouvoir commercial, en particulier les importations et le petit commerce, et exercent de ce fait une influence considérable dans la région. Le Mossad israélien s’est donc intéressé à ces groupuscules bien organisés et fermement décidés à combattre la diaspora juive. Les services secrets israéliens ont agi de façon classique avec la bénédiction du président camerounais Paul Biya. Ils lui ont dispensé une aide économique et financière, puis ont collaboré activement avec les services de renseignement camerounais. Cette politique d’entrisme, parfaitement organisée, s’est notamment traduite par l’offre de stages en Israël aux agents des services camerounais, par la fourniture d’instructeurs spécialisés, par l’organisation de séminaires, en Israël ou ailleurs, jusqu’à ce que le Mossad devienne un partenaire indispensable des services camerounais, donc de l’État.
L’importance croissante de la guerre économique est également mise en relief. Par exemple au Japon, plusieurs organismes économiques investissent, en hommes et en moyens, dans le recueil, le traitement et la redistribution de l’information, des ressources considérables. C’est ainsi que le ministère du Commerce et de l’Industrie (le célèbre Miti) dispose d’une structure spécialisée dans le renseignement commercial (le Jetro, Japanese External Trade Organisation) qui entretient plusieurs dizaines de bureaux à l’étranger. Par ailleurs, les fameuses compagnies de commerce sogo sachas, qui emploient 60 000 personnes dans le monde, constituent des lieux idéaux pour le recueil d’informations, par le biais d’une kyrielle de contacts dans les pays où elles sont implantées.
Dans ce « livre événement », certains lecteurs reprocheront au préfet Silberzahn de fair la part belle à la DGSE au détriment des autres services, de ne souligner que les succès de son ancienne maison et de ne pas reconnaître ses échecs. Malgré ce « chauvinisme » bien compréhensible, ce document captivant présente le grand mérite, d’une part d’examiner sous un angle inédit les principales questions internationales, d’autre part de faire prendre conscience aux états-majors politiques et militaires de la nécessité de l’instauration d’une véritable culture du renseignement (pas seulement limitée au domaine militaire). Sur ce deuxième point, la tâche est considérable, mais elle est vitale pour permettre d’affronter les défis du prochain millénaire. ♦
(1) NDLR : ce qui est logique puisque le peuple était réputé heureux dans les États socialistes !