De l’Empire des Indes à la République indienne
On ne peut vraiment pas dire que le titre soit accrocheur ! Voici pourtant une mémorable fresque portant sur plus d’un demi-siècle de la vie politique d’un immense pays : seize chapitres, une bibliographie abondante, un index de près de 300 noms de personnalités, des cartes lisibles et précises, la relation dense mais relativement facile à lire d’une histoire pleine de bruit et de fureur, à partir d’une remarquable description initiale de l’Inde britannique et de sa société « complexe et fortement hiérarchisée » avec le système des castes, les États princiers, la présence des musulmans, une armée de qualité et, sur le plan humain, une « moisson de talents ».
Parmi les acteurs, innombrables, dominent un parti, le Congrès, « sans équivalent dans le monde, objet de fascination pour les politologues », et une dynastie dont la page 318 fournit opportunément l’arbre généalogique. « L’idée que l’autorité, le charisme puissent se transmettre par le sang était, pour la majorité des Indiens, la plus naturelle qui fût »… au point qu’à la mort de Rajiv, la première réaction fut d’offrir la succession à sa veuve Sonia née Maino, plus italienne que fille du pays. Ce livre est aussi la chronique d’une famille ; ils sont présents à chaque page : Nehru, disciple du Mahatma mais sensible au charme de Lady Mountbatten, centralisateur impénitent ; Indira, qui choisit bien vite « la maison du père contre celle du mari », majestueuse même menottes aux poignets, ne reculant ni devant les lois d’exception ni devant les campagnes de vasectomies « menées sans ménagement », pour finir sous les balles sikhs ; le fils préféré Sanjav, prince héritier mort avant l’heure laissant sa mère brisée ; enfin Rajiv, éclaboussé par le scandale Bofors, risquant son destin sur « le théâtre, apparemment mineur, du Sri Lanka » et perdant la vie, « pulvérisé » par les Tigres tamouls. Des personnalités flamboyantes, dont l’éclat empêche d’apprécier pleinement la stature d’un Jinnah, prestigieux président de la Ligue musulmane, ou la rigueur morale de Shastri.
L’action se déroule selon plusieurs cercles, comme disent les géopoliticiens. Sur la scène mondiale, le dégagement britannique, envisagé dès avant la guerre et rendu inéluctable par le déroulement de celle-ci, fut acquis péniblement, mais laissa un héritage qui « épargna bien des difficultés dans lesquelles tombèrent, lors de leur décolonisation, la plupart des pays d’Afrique et d’Asie » ; suivirent la « foire aux illusions » de Bandung, le non-alignement contredit quelque peu par l’alliance soviétique de plus en plus étroite, l’affrontement peu glorieux avec la Chine le long de frontières imprécises. Dans le sous-continent, la partition fut opérée dans la douleur (« pour les Indiens une amputation, pour les Pakistanais une césarienne ») et maintint des zones d’ombre prêtes à se transformer en abcès, d’où la bagatelle de trois guerres et la naissance du Bangladesh. En politique intérieure enfin, au milieu d’« intrigues sordides et d’ambitions sans frein », se déroula une succession de phases d’« impitoyable dictature » agrémentée du « charme discret de l’ordre moral », de situations qu’on baptiserait chez nous de cohabitation et de coalitions plus ou moins homogènes complotant contre le pouvoir tout en étant peu aptes à le remplacer. Celui-ci connut de multiples difficultés sociales, des casse-tête comme le choix d’une langue officielle ou le découpage administratif, ainsi que d’indéniables réussites comme la révolution verte et (techniquement au moins) l’accès au nucléaire.
L’auteur, qui peut être satisfait du tableau coloré (mais sans recherche d’effet) et extrêmement documenté qu’il a dressé, conclut sur une interrogation. L’Inde, en position centrale, saura-t-elle « inspirer un règlement de copropriété ?… L’autre possibilité est la guerre, à la fois étrangère et intestine, atroce et probablement interminable ».
Le lecteur sérieux et désireux d’apprendre cherchera après cela dans la bibliographie de quoi nourrir ses dossiers sur cet étrange monstre politique qu’est le Parti du Congrès ou s’interrogera sur la parenté du Président’s rule avec notre article 16. Le lecteur romantique, lui, ressortira La mousson pour se mettre dans l’ambiance. Puis, relisant les passages les plus significatifs, il restera captivé par ce personnage hors du commun que fut Indira. Faisant preuve à la guerre de « goût du secret et de sens tactique », dépourvue de principes sinon de scrupules, manœuvrant en souplesse devant l’adversité « comme Mazarin pendant la Fronde », elle réagit à l’occasion comme « une tigresse blessée… jugement aveuglé et orgueil exalté ».
Une fois de plus, il n’est pas besoin d’imaginer ; la réalité dépasse la fiction. ♦