Paul Delouvrier, ou la passion d’agir
La biographie complète de Paul Delouvrier constitue un événement à plus d’un titre. D’une part, elle permet d’apporter des éclairages intéressants sur des épisodes politiques qui ont marqué les cinquante dernières années, d’autre part, elle montre les qualités (indispensables) d’un haut fonctionnaire qui a toujours su mettre en application la distinction nécessaire entre le politique et le technocrate, c’est-à-dire entre l’homme de pouvoir et le serviteur de l’État. Celui qui est au service de la Fonction publique ne doit pas, en effet, se limiter à un certain domaine du savoir, mais il doit, en outre, approfondir la connaissance de « l’âme humaine » et les réactions possibles du citoyen. Cette notion du « technocrate humaniste » constitue l’un des points forts de la vie de cet ancien inspecteur des finances dont le parcours a été jalonné de combats et d’actions en faveur de son pays.
Après avoir servi courageusement dans la Résistance, Paul Delouvrier a été « l’homme des commencements », c’est-à-dire l’inverse du fonctionnaire type qui cherche à garantir une sécurité personnelle pour préserver un plan de carrière. Au lendemain du deuxième conflit mondial, il contribue dans l’ombre de Jean Monnet à la naissance des institutions européennes. Pendant deux années (1958-1960), il remplit la délicate et périlleuse tâche de délégué général du gouvernement en Algérie. À cette occasion, il manifeste fréquemment son inquiétude au général de Gaulle sur l’issue de la guerre et lui reproche notamment un manque de dialogue plus profond avec l’armée, en particulier une déficience d’attention à l’état d’esprit de la hiérarchie. D’une certaine façon, cette carence a engendré la révolte des généraux et des drames de conscience qui ont bouleversé pendant longtemps l’institution militaire. Paul Delouvricr reste cependant fier d’avoir pu mettre en oeuvre de nombreux éléments du plan de Constantine qui prévoyait de multiples aspects : distribution de 250 000 hectares de terre à des cultivateurs autochtones, création d’entreprises par les Algériens eux-mêmes (ce qui se révéla efficace pour le commerce, beaucoup moins pour l’industrie), scolarisation des enfants, développement des infrastructures (irrigation, ports, routes, arrivée du gaz d’Hassi R’Mel à Arzew afin de soutenir l’industrialisation grâce à une énergie bon marché). À son départ d’Alger, les résultats étaient encourageants : 132 industries agréées par le gouvernement et des investissements qui devaient procurer plus de 10 000 emplois nouveaux, 150 000 hectares en cours d’allotissement, 4 barrages supplémentaires, 60 villages assurés de l’adduction d’eau, 12 000 logements construits en zones rurales et 10 000 dans les villes, aménagement d’écoles permettant de recevoir 800 000 élèves dans l’enseignement public. Tout cela fut réalisé malgré les combats !
Paul Delouvrier est aussi un initiateur lorsque la restructuration du district de la région parisienne lui est confiée, c’est-à-dire la conduite d’une véritable révolution urbaine connue sous le nom de « schéma directeur ». L’homme crée, aménage, tout en maintenant l’exigence de donner à la vie quotidienne un cadre plus propice au développement de ses activités. Puis, au moment où des décisions doivent être absolument prises en politique énergétique, il accède à la présidence du conseil d’administration d’EDF Son dernier parcours a encore une forme de commencement : Paul Delouvrier réalise le parc de La Villette, ce site extraordinaire où se manifestent les composantes de la modernité scientifique, technique et culturelle.
Le trajet actif de ce cadre hors du commun, apprécié pour son « féroce appétit du service public », est décrit sous forme d’un dialogue passionnant mené par Roselyne Chenu, écrivain de talent qui a occupé des fonctions importantes au sein de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, de la Fondation d’Hautvillers pour le dialogue des cultures et d’un département à l’Institut du monde arabe. Le message de l’auteur est clair : à l’exemple de ce grand commis de l’État que fut Paul Delouvrier, les nouvelles générations sont invitées à l’audace et à l’humanisme. Cette véritable leçon d’espoir donne une valeur particulière au document exceptionnel de Roselyne Chenu. Enfin, la lecture de ce livre soulève une émotion particulière depuis l’annonce de la disparition de ce personnage exceptionnel, survenue le 16 janvier dernier. ♦