Lajja / Femmes manifestez-vous
C’est encore de l’Inde (ou de ses franges), dont nous faisons bien facilement le pays de la non-violence, que nous vient le scandale ; non pas celui que créerait un nouvel écrivain provocant, mais la folie furieuse que celui-ci déclenche chez les attardés de l’islam. Après Salman Rushdie (1), Indien d’origine cloué au pilori, voici Taslima Nasreen, réfugiée du Bangladesh. La comparaison, pourtant, ne saurait être poussée très loin : Rushdie est citoyen britannique, Nasreen fort attachée à son Bengale natal ; le premier est auteur de talent, la seconde se dit elle-même, dans la lettre qu’elle a adressée, dans les circonstances que l’on sait, à notre Bernard Pivot, « modeste écrivain » ; Salman Rushdie est un provocateur, dont la provocation érudite se cache sous la fiction, Taslima Nasreen milite très ouvertement pour l’indifférence religieuse et les droits des femmes ; l’auteur des Versets sataniques a déclenché les foudres de l’imam Khomeyni, l’auteur de Lajja les « fatwas » mal assurées de groupements islamistes locaux. Reste que le courage dont a fait preuve, depuis plusieurs années, Taslima Nasreen en son combat mérite l’hommage contrarié qu’on lui a rendu en France à l’occasion de la publication chez nous de deux de ses ouvrages.
Rappelons le contexte dans lequel lutte cette femme qui dit d’elle-même : « Je ne milite dans aucun parti politique (…) Il n’y a personne derrière moi (…) Je me sens aussi seule qu’un point microscopique dans l’univers ». Le Bangladesh comptait, en 1985, 80 millions de musulmans et 15 M d’hindous, chiffres que l’émigration constante de ceux-ci rend aléatoires. On connaît la gestation tragique de ce pays : lié au Pakistan à la partition de l’Inde en 1947, le Bengale-Oriental arrache son indépendance en 1971, après neuf mois de lutte et l’intervention déterminante de l’armée indienne. Le régime qui s’y instaure, « démocratie populaire » selon la terminologie de l’époque, n’a cessé d’évoluer, dans la violence et en dépit de la résistance des nationalistes, vers une islamisation à laquelle poussaient, et sur laquelle veillent toujours, des mouvements « intégristes » impitoyables (2). C’est à ceux-ci, et plus généralement à l’islam rétrograde, que s’en prend Taslima Nasreen.
C’est au sein d’une famille hindoue qu’elle place son roman, et dans le cadre des événements dramatiques de la fin de 1992. Le 6 décembre, en Inde, Babri Masjid, mosquée construite il y a 400 ans en un lieu où l’on situe la naissance de Rama, est rasée par les hindous. Ce sacrilège soulève la colère des musulmans, au Pakistan, en Inde, mais aussi au Bangladesh où émeutes et exécutions se déchaînent, dont les hindous font les frais. C’est le récit de ces atrocités, et le sort affreux de la famille Datta, vieux père malade, vieille mère vertueuse, fils marxiste et aboulique, fille jeune et charmante, que raconte l’auteur. Par personnages interposés, elle fait le procès des extrémistes, quels qu’ils soient, mais d’abord des fondamentalistes musulmans, acteurs principaux de ces jours de honte (lajja est la honte, honte des criminels, honte des victimes). Maya la charmante y laissera la vie et la famille, désespérée, émigrera, après tant d’autres, en Inde.
Part étant faite des difficultés d’une traduction du bengali au français, le roman n’est pas un chef-d’œuvre. Il ne nous a pas paru provocant, sa dénonciation des fanatismes religieux étant, hélas ! trop souvent justifiée. On n’y trouve pas trace de la pornographie dont l’ont accusé les censeurs islamistes.
Le second livre est plus agressif. C’est un choix d’articles de presse parus en 1989 et 1990 au Bangladesh, où le recueil fut vendu à 200 000 exemplaires. Mme Nasreen s’y présente en féministe convaincue, défendant bec et ongles les droits de ses sœurs, bafoués, dit-elle, par toutes les religions. C’est pourtant le code islamique de la famille qui nourrit son indignation : statut inférieur de la femme, héritage diminué, polygamie simultanée ou par divorces successifs, claustration et voilage. Lui répugne tout autant le comportement des mâles : mariage ultime des vieux pir, gourous islamiques tourmentés par le démon de midi, viol conjugal, fureurs sexuelles. L’obsession charnelle n’habite pas que les petites gens, et cette phrase rappellera peut-être quelques souvenirs aux touristes européennes : « Dans la foule, mille mains invisibles palpent les seins et les fesses des femmes, et ce n’est sûrement pas que des mains illettrées (sic) ».
Taslima Nasreen souffre et pleure. Elle n’est pas résignée : « Femmes, manifestez-vous ! ». Puisse son appel être entendu et faire, enfin, reculer ceux qui se disent intègres et ne sont que les fossoyeurs barbus de la religion musulmane. ♦
(1) Voir « À travers les livres : Scandal Point » ; Défense Nationale, décembre 1989.
(2) L’un des penseurs de l’islamisme contemporain, Al Mawdudi, mort en 1979, est originaire du Pakistan.