Croire et oser
Pression des éditeurs ou nécessité de témoigner, le général Morillon ne pouvait échapper à cet exercice qu’on imagine loin de sa nature : publier le récit de l’extraordinaire expérience que ce soldat a vécue, de mars 1992 à juillet 1993 en ex-Yougoslavie, et qui lui a valu la considération, la reconnaissance et l’amitié de ses concitoyens. De cette ultime et petite épreuve le général s’est encore bien sorti, écrivant avec simplicité une sorte de journal de marche qu’il baptise lui-même chronique. L’expérience est riche et, sous la chronologie, apparaissent au fil des pages les absurdes épreuves d’un peuple qu’on dissèque ainsi que les efforts et les risques qu’assument, dans cette sinistre situation, les forces de l’ONU.
La peur de l’autre, telle est « la maladie dont souffre ce pays ». Oustachis, Tchetniks, Serbes musulmans traîtres à leur foi ancienne, ainsi se traite-t-on en une férocité réciproque. On se jette au visage les horreurs de l’histoire, avec une constance si lassante que le général s’interroge : « Sont-ils vraiment convaincus ? ». C’est qu’en Krajina, à Dubrovnik, à Sarajevo et en Bosnie, Philippe Morillon a pu déceler, au-delà de l’actuelle furie, l’harmonie exemplaire dans laquelle vivait, avant la sécession croate, ce pays composite ; le profond désir de paix que ressentent aujourd’hui les braves gens et la terrible responsabilité des leaders extrémistes, chefs de bande avides de se tailler un fief, « fous meurtriers qui se croient des héros » ; et même le drame vécu par les officiers de l’armée fédérale yougoslave, forcés de choisir leur camp mais se retrouvant, à l’occasion de quelque négociation, « avec une réserve voulue et un plaisir certain ».
Quoi qu’il en soit, on se bat, avec grande cruauté, grande bêtise et grands mensonges. On mesure ici concrètement la difficile position des forces de l’ONU et les qualités de patience, de courage et de cœur qu’il faut à leur chef pour établir la communication entre gens qui refusent de se parler et, parfois, faire face à quelque négociateur serbe encore tout imprégné de dialectique marxiste. Et le général de répondre, fort bien, à la critique maintes fois formulée : ne pas prendre parti dans le conflit s’imposait, non par peur des risques, qui serait lâcheté, mais par souci de ne pas creuser le fossé entre les communautés. Au reste, il répartit entre celles-ci, à parts égales, les responsabilités : ainsi des musulmans accumulant un temps les provocations dans l’espoir d’une intervention américaine, ou des Serbes usant sans scrupule de la « force aveugle » de l’artillerie.
On attend, chemin faisant, révélations et mises au point. On ne sera pas déçu. Sans faux-semblants le général s’explique sur son « Je n’ai pas senti (à Cerska) l’odeur de la mort » ; il raconte en détail sa pittoresque et tragique aventure à Srebrenica et la raison de son aller-retour sous la pression des femmes ; il rejette le grief que certains lui ont fait de commander « léger » comme un lieutenant, ce qu’il estime de son devoir et que permettent les moyens modernes de transmission (au passage, un grand merci aux Américains) ; enfin, il nous fait vivre sa grande épreuve – sa croix, dirait bien ce vrai chrétien –, l’assassinat, en janvier 1993, du vice-Premier ministre bosniaque, M. Turajlic, alors sous protection des Casques bleus.
S’il rend à l’excellence des Anglais un hommage qui ne surprendra pas les observateurs de la guerre du Golfe, Philippe Morillon est discret sur les carences militaires de l’ONU. Certes, il donne comme un modèle à suivre le noyau dur de son état-major, que lui a fourni un NORTHAG (Northern Army Group [de l’Otan]) opportunément disponible ; mais il n’eut qu’à se louer de l’ardeur qui animait ses subordonnés, de quelque nation qu’ils proviennent, tous unis avec lui-même par la foi en une mission bizarre, qu’il nous fait voir comme la plus belle qui soit. ♦