La culture stratégique. L’influence de Jomini
Il est des auteurs qui vagabondent autour de leur sujet jusqu’à s’égarer en chemin. Bruno Colson n’encourt pas un tel reproche : Jomini-ci, Jomini-là, ce Suisse est présent à chaque page, dans les malles de Sherman comme dans la cantine d’Eisenhower, et on nous persuaderait volontiers qu’il hantait les nuits arabiques de Schwarzkopf.
La démonstration initiale est convaincante. Colson fait ressortir de façon lumineuse l’adéquation entre d’une part une armée débutante ayant historiquement des sympathies pour la France et sensible naturellement au prestige de Napoléon, et d’autre part la codification de principes validés par les victoires de l’Empereur. Cette approche scientifique convient bien à une nation éclose au siècle des Lumières, déjà orientée vers la technique et désireuse de franchir au plus vite les obstacles qui se dresseraient sur sa route, tout en épargnant au maximum le sang des citoyens. L’Académie de West Point est créée plus dans l’esprit de Polytechnique que de Saint-Cyr. Lorsque paraissent les ouvrages de Jomini, ils s’adaptent parfaitement aux besoins et à la mentalité de la première génération des stratèges américains.
Que Napoléon à la sauce Jomini ait inspiré par la suite la plupart des grands chefs d’outre-Atlantique est vraisemblable. Les trois as que furent Lee, Patton et MacArthur ont certainement puisé à cette source certaines des bases de l’épanouissement de leur talent. L’influence de Jomini sur la pensée de Mahan (et sur celle de son chien ! voir p. 195) est évidente. Malgré la fin du « quasi-monopole français » après 1870 et le retour en force de Clausewitz, la marque de notre Helvète reste puissante. Ses vues sur les opérations de débarquement et sur les guerres que nous qualifierions de subversives (l’expérience espagnole) sont d’une actualité surprenante. Le caractère mathématique hérité de lui est poussé à l’outrance lorsque les états-majors yankees calculent en 1943 que 66 045 sorties aériennes seront nécessaires pour abattre l’Allemagne et 51 480 le Japon, ou encore que McNamara impose la généralisation de son PPBS (Planning, Programming and Budgeting System). Le comble de l’esprit de système est atteint quand l’ennemi en vient à n’être considéré que comme « facteur pouvant perturber le plan établi » ! De quoi ébranler les murs de notre ex-École de guerre et faire retourner dans sa tombe l’inspirateur ainsi trahi.
De là à voir du Jomini partout, il y a un pas que Colson est tenté à plusieurs reprises de franchir. À part l’affirmation que Mahan est le fils de son père, le schéma de la page 193 semble un peu trop destiné à appuyer une argumentation. De même, déceler la patte de Jomini derrière les conceptions de Gavin sur les opérations aéroportées, le mêler aux déboires vietnamiens et finalement voir dans Tempête du désert la réédition d’Iéna paraît quelque peu exagéré. En définitive si, à la recherche des principes de la guerre, on rencontre immanquablement Jomini, Clausewitz et Sun Tsu, sans trouver (sinon Mao et Poirier) d’auteurs contemporains à leur mesure, n’est-ce pas simplement parce que ladite guerre est un art simple et tout d’exécution et qu’il ne reste plus grand-chose à ajouter ? Jomini aurait alors formalisé mieux que d’autres des règles éprouvées et relevant du bon sens, ne fût-ce que celle qui veut qu’en un point donné, le plus fort gagne. Sinon on fait Camerone, on a pour soi l’héroïsme et on perd. Voilà qui expliquerait comment le mauvais élève Grant, qui n’avait pas lu les bouquins de l’école et s’en faisait une gloire, aurait fait du Jomini sans le savoir.
Soyons justes. Synthétisant les conclusions succinctes et claires de chacune des quatre parties du livre, la conclusion générale est nuancée et prudente. Colson mentionne aussi les apports américains ultérieurs « dépassant Jomini », en particulier la « fascination pour les moyens matériels » ainsi que la pratique de la guerre totale et plus généralement, à la suite de Clausewitz, l’affirmation des liens entre opérations militaires et buts politiques de guerre.
La lecture de cet ouvrage sérieux n’est pas du tout fastidieuse. Elle est agrémentée d’une passionnante galerie de portraits, notamment à propos de la guerre de Sécession. Elle fait parfaitement apparaître la convergence entre une pensée rationnelle et un type de société prêt à l’adopter. Elle permet de confirmer l’opinion que beaucoup peuvent avoir de la stratégie américaine et prouve ainsi que les idées reçues (qu’il est de bon ton de combattre) comportent souvent une bonne part de vérité. Elle conduit enfin à trouver des défauts à la « jominienne » cuirasse : le grand homme, déjà nul sur le Vietnam, ne connaissait vraiment rien non plus de la Somalie. ♦