La guerre d’Algérie
Annoncé comme un succès médiatique, La guerre d’Algérie de Pierre Miquel est avant tout un livre d’ambiance. Dans un style très vivant, à la façon d’un reportage ou d’un roman de Faulkner, l’auteur nous décrit dans le détail les théâtres intérieur et extérieur de la guerre : on passe ainsi dans la même page des condamnations de la Ligue arabe aux réactions des diplomates de l’Est et de l’Ouest et aux conversations de couloir de l’ONU, avant de revenir aux manifestations de rappelés, aux hésitations des musulmans, aux positions passionnées des Européens, aux « rapports sur le moral » des colonels et aux modes d’action opérationnels et psychologiques de l’armée. Il en ressort l’impression, qui n’est pas fausse, d’une grande diversité des situations, des terrains et du peuplement, des comportements et des états d’esprit, qui font que l’Algérie ne se réduit pas, comme beaucoup l’ont cru, à ce qui se passe sur le forum d’Alger, mais que la situation générale est extrêmement complexe, pour ne pas dire confuse, en raison de cette diversité même et de ses répercussions sur les opinions algériennes, métropolitaines et internationales.
Une longue première partie (130 pages) est consacrée à juste titre à « la dérive de l’île du couchant », depuis l’insurrection de Sétif et Guelma en mai 1945 jusqu’aux événements qui ont précédé l’indépendance de la Tunisie et du Maroc. Ces prémices de la rébellion algérienne avaient déjà été mises en lumière dans l’ouvrage publié par le Service historique de l’Armée de terre (SHAT) en 1990, sous la direction du professeur Jauffret, qui montrait à la fois l’influence anglo-saxonne, après le débarquement de 1942, et le bouillonnement des esprits à la suite d’une répression amplifiée par le « téléphone arabe », et sur l’importance de laquelle Pierre Miquel ne se prononce pas, contrairement à Jauffret.
La dernière partie de l’ouvrage (25 pages) analyse la guerre d’Algérie comme la fin du cycle de décolonisation, rendue inéluctable par l’opposition entre le « radicalisme jacobin » des colons et la passion de la liberté qui anime les rebelles et leurs soutiens en France et dans le monde. Les réformes arrivent toujours trop tard et l’auteur regrette in fine que la réconciliation des communautés, souhaitée par les hommes de bonne volonté, ait été rendue impossible par la folie meurtrière des deux camps, en dépit des efforts de l’armée en faveur de la promotion musulmane. Il ne s’interroge pas, cependant, sur l’enchaînement des causes : cette réconciliation exigeait que l’armée, arbitre et lien entre les communautés, fût orientée sur les objectifs de la politique gouvernementale, et donc en mesure de les imposer. Or les mémoires des chefs militaires et les entretiens publiés par Michel Debré montrent qu’à partir de septembre 1959, l’incompréhension se creuse sur les conceptions du gouvernement. C’est en définitive de ce divorce que sont nés les barricades, puis le putsch et l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
L’accumulation et l’enchevêtrement des faits, des réactions, des opinions, tendent à masquer l’évolution de la situation générale. Le journal des marches et opérations d’un régiment ne restitue que des événements locaux. L’état d’âme d’un militaire du rang qui attend « la quille » n’intéresse que ses amis et sa famille. Ni le plan de Soustelle, ni le statut de Lacoste, ni le projet non appliqué de Michel Debré (et ses désaccords successifs avec le général de Gaulle) ne sont présentés de façon précise. L’organisation militaire paraît confuse ainsi que les caractéristiques des formations de supplétifs. La lutte pour le pouvoir au sein du Front de libération nationale (FLN) est ignorée, ainsi que le plan Ély-Salan de destruction des bases tunisiennes (septembre 1957), les critiques de celui-ci sur le désordre qui règne dans le secteur de Bollardière, l’offre faite au général Jouhaud par Debré et Frey en novembre 1960 de diriger une république algérienne, le rôle des Sections administratives urbaines (SAU) dans les manifestations pro-FLN de décembre 1960 (confirmé par Abbas, Khidder et Maghreb-Press), les erreurs commises dans l’engagement des forces de maintien de l’ordre le 13 mai 1958, le 24 janvier 1960 et le 26 mars 1962.
À côté de ces oublis, de nombreuses inexactitudes ou contradictions laissent à penser que ce livre aurait mérité une relecture approfondie. D’une page sur l’autre, les numéros des régiments et les effectifs de l’Armée de libération nationale (ALN) changent. La géographie est souvent imprécise. On apprend que le colonel Ducournau commande la 25e Division parachutiste (DP) en 1954 et qu’il poursuit Krim Belkacem dans les Aurès, alors que ce dernier disposerait de 1 500 (sic) djounoud en armes en Kabylie. Le nombre des victimes de la guerre est apprécié, assez justement, d’après les déclarations de Krim Belkacem, mais sans référence aux données démographiques qui justifient une évaluation de 300 000 morts ou disparus.
Les amateurs d’histoire « événementielle » apprécieront cet ouvrage qui restitue de façon vivante la situation telle qu’elle fut vécue au jour le jour, dans tel ou tel lieu. Ceux qui veulent comprendre l’évolution d’une guerre révolutionnaire, dans les deux camps, préféreront les livres de Pierre Le Goyet et de Mohamed Harbi. ♦