Istanbul, 1914-1923, capitale d’un monde illusoire, ou l’agonie des vieux empires
Istanbul, en cette veille de la Grande Guerre avec six millions d’habitants dont la moitié seulement est musulmane, représente la quintessence de l’Orient. Elle fut le témoin d’une rare coexistence religieuse. Un sultan calife y cohabite avec un patriarche œcuménique de Constantinople, archevêque de la nouvelle Russie, un patriarche des Arméniens, un nonce apostolique, sans compter l’archevêque des Arméniens catholiques, le grand rabbin ou le représentant de l’exarque des Bulgares. Situé à l’intersection du « Drang nach Osten » et de la descente vers les mers chaudes, au point précis où la route maritime des Détroits coupe celle, terrestre, du chemin de fer Berlin-Bagdad, Istanbul est le trophée majeur de la guerre, le lieu magique où Nicolas II de Russie, Ferdinand de Bulgarie et Constantin de Grèce rêvent chacun d’être couronné dans Sainte-Sophie empereur de la nouvelle Rome. Cependant, le décor se fissura très vite ; la fin d’un monde s’approchant, le jeu subtil des intrigues, plans et machinations se mit bien vite en place.
C’est à la veille du débarquement allié de Gallipoli que Talât Pacha, ministre de l’Intérieur, signa le décret de déportation des Arméniens. C’est dans les brumes de la capitale déchue que Mustafa Kemal, le futur Atatürk appareilla, le printemps venu, vers l’Anatolie, la patrie réinventée de la nation turque. Époque mémorable, qui vit arriver les restes des troupes du général Wrangel, évacuées de Crimée en 1920. Cette vague russe, grosse de dizaine de milliers de personnes apportera l’émotion bien concrète d’une fête permanente. Un peu plus tard, la communauté grecque vécut un fol espoir à chaque progression de l’armée grecque en Anatolie. Le réveil n’en sera que plus dur. Dans ce curieux charivari, le sultan calife Mahmet VI continua de régner impassible sur un territoire qui s’arrêtait à la grande banlieue de la ville. Le dernier des Ottomans finit par disparaître embarqué sur un navire anglais, un matin brumeux de novembre 1922.
De tels monuments attirèrent bien des observateurs. Paul Morand y débarqua une nuit de 1920, en mission des Affaires étrangères. Madeleine Marx, la petite-fille de Karl, envoyée spéciale de L’Humanité, ramena un roman : La perfide. John Dos Passos arriva à vingt-cinq ans en 1921 et Ernest Hemingway à vingt-trois ans, l’année suivante. Cette chute des empires est décrite avec précision, et non sans un certain lyrisme. Comment tout cela a-t-il pris fin ? Question qui fuse au détour de bien des pages et qui reste pour le lecteur d’aujourd’hui à la fois une interprétation permanente, un sujet de réflexion et une comparaison constante. ♦