L’échec de l’islam politique
Qu’est-ce que l’islamisme ? Voilà une bonne question, puisque la réponse n’est pas évidente. Si Olivier Roy ne la clarifie guère, c’est sans doute par scrupule scientifique. Simplifions donc la généalogie du mouvement islamiste. Pour les traditionalistes, la Loi est celle que les docteurs ont, au fil des temps, enrichie de leurs trouvailles. Les réformistes-fondamentalistes, conscients dès la fin du XIXe siècle du retard pris par l’Islam sur l’Occident, veulent le régénérer par un dépoussiérage, retour aux sources compatible avec la modernisation ; de ces saîafiyun (1), les deux maîtres sont Djemal ed Din el Afghani et Mohammed Abdu (morts en 1898 et 1905). Les islamistes sont les derniers venus, donc les plus marqués par la modernité ; l’Égyptien Hassan el Banna (mort en 1949), créateur des Frères musulmans, et le Pakistanais Abu Ala Maududi (mort en 1978) sont leurs pontifes. S’inscrivant dans la lignée des réformistes, comme eux épousseteurs et anticléricaux, les islamistes s’en distinguent par une conception globalisante de l’islam, qui inclut le politique ; d’où, en titre du livre, « l’islam politique » et, pour l’auteur, son échec.
Selon la thèse d’Olivier Roy, si les islamistes ne peuvent qu’échouer dans l’exercice du pouvoir – sinon dans sa conquête –, c’est qu’il n’y a pas en islam d’espace politique autonome ; à Dieu seul appartient la souveraineté. Le pouvoir islamique est à la fois nécessaire et impossible : pas de pouvoir possible sans vertu populaire, pas de vertu qui dure sans le ferme soutien du pouvoir. Dans leurs efforts pour sortir du dilemme, les islamistes oscillent entre l’islamisation par le haut (prise initiale du pouvoir) ou par le bas (islamisation préalable de la société). Après quelques essais malheureux de la première méthode – dont celui du FIS (Front islamique du salut) en Algérie –, ils en viennent à la seconde, réduisant l’islamisme à un simple phénomène social que l’auteur appelle, compliquant le vocabulaire, néofondamentalisme.
Comme l’auteur, nous pensons que l’islam est peu doué pour le pouvoir ; mais nous ne croyons pas son néofondamentalisme si anodin. Les islamistes s’en tiendraient-ils à la censure du pouvoir, celui-ci a tout à craindre d’une opposition qui s’exerce au nom d’Allah. Aussi bien les gouvernants se méfient-ils de ces censeurs sévères et composent-ils avec eux ; Olivier Roy observe que la répression, effective chez quelques-uns, s’accompagne chez tous de concessions faites aux trublions, donc d’une aggravation islamique du droit et d’une diabolisation de l’Occident, préfiguration d’une société « de grisaille », « sans rire ni cravate ».
S’en tenir à sa thèse serait réduire le livre. On y trouvera beaucoup d’informations et quelques idées divertissantes : sur les cadres islamistes, jeunes ingénieurs frustrés, mais aussi autodidactes affectant de mépriser les diplômes et constituant une lumpenintelligentsia ; sur les économistes orthodoxes, dont les essais bancaires ont été malheureux ; sur la guerre afghane, que l’auteur connaît bien, où la mise en scène tribale l’emporte sur la stratégie ; sur l’Iran, qui possède (avec le Koweït ajouterons-nous) une Constitution toute prête à fonctionner en mode laïque ; sur l’indulgence, dont les Américains ont fait preuve à l’égard des islamistes, alliance de puritains.
On conclura sur la menace. L’optimisme d’Olivier Roy est, pour l’Occident, justifié, « l’islamisme n’est plus un facteur géostratégique ». Il ne l’est pas pour le monde musulman : le détour islamiste risque d’allonger encore la route de l’Islam vers la modernité. ♦
(1) La salafiya prend pour modèles les salaf, les pieux devanciers.