Les lauriers incertains
Les questions stratégiques peuvent être exposées avec clarté. Cet ouvrage collectif – encore un – en apporte la preuve. François Géré s’est entouré d’experts reconnus, mais s’est réservé la part du lion (plus de la moitié) pour traiter de la stratégie des États-Unis à l’époque contemporaine, sujet qui est son gagne-pain.
Le plan suivi est rationnel ; premièrement, les fondements : la pensée, moins indigente qu’on ne le croit parfois ; la technologie qui, malgré la confiance placée en elle, ne doit pas « guider la stratégie » ; l’atome, à réinsérer comme toute innovation dans l’arsenal des moyens au lieu d’en faire le « fondateur d’une stratégie autonome » ; l’Espace, vis-à-vis duquel les Américains ont témoigné une « prescience remarquable » ; l’argent, dans une ambiance actuelle de compression des dépenses. Deuxièmement, la manœuvre, voulue ou subie, qui, sur dix ans, a amené le monde où nous savons. Troisièmement, les développements prévisibles face à l’Europe, au Japon et au reste de l’univers.
Il est rassurant d’en recevoir confirmation (et là réside sans doute le message essentiel à retenir), la stratégie américaine n’est pas un tissu d’improvisations. Certes, « conduire une politique de réponse à des menaces immédiates tout en poursuivant la mise en œuvre d’un projet à long terme » n’est pas aisé. Par ailleurs, il n’est un secret pour personne que les relations entre le Président et le Congrès relèvent d’un « art difficile », le second n’ayant pas forcément tous les torts. Enfin, l’auteur ne manque pas d’ironiser sur « la disproportion entre l’opulence du dispositif d’élaboration et la relative pauvreté du résultat », et porte plus loin des jugements sévères sur l’impréparation, tant intellectuelle que matérielle, à la crise du Golfe. Il reste que, même si l’empirisme anglo-saxon répugne aux « blocs doctrinaux granitiques », la pensée stratégique américaine, dominée par quelques « figures de proue », répond à des principes bien définis. En même temps que, dans la ligne d’« America is back », l’époque reaganienne remontait le moral des troupes, cohérence et continuité ont présidé à la mise au point de la stratégie. L’Initiative de défense stratégique (IDS) ne fait pas exception. Elle permet de recouvrer la liberté d’action perdue du fait du nucléaire et, loin d’être la « cruelle farce » dénoncée par Walter Mondale, elle est l’aboutissement d’une réflexion constante orientée vers une « tradition historique d’invulnérabilité du sol américain ».
Ces modes de raisonnement sont assez difficiles à saisir pour des Français habitués à leur concept de dissuasion du faible au fort et qui perçoivent « toute modification de la relation nucléaire comme un danger plutôt qu’un profit ». Les Américains, pour leur part, calculent du fort au fort et recherchent systématiquement l’avantage dans une « logique de confrontation », avec la restauration de la notion de victoire, si piteusement abandonnée naguère.
Après l’« écroulement du système communiste » et le succès du Koweït, de nouveaux problèmes se posent. George Bush fut un héritier « autant par choix que par nécessité », mais l’homme a par lui-même « une carrure exceptionnelle en politique étrangère ». L’heure est au désarmement ; toutefois il convient d’agir avec une lenteur calculée, car le build-down est plus délicat et moins rapide que le build-up : « On ne réduira qu’en vue de ce qu’on veut moderniser » car, perestroïka ou pas, l’URSS est pour les Américains « le seul pays capable de nous détruire ». Les arcanes des START et de l’Arms Control découragent le lecteur, mais sont encore susceptibles de nourrir autant de commentaires que l’Ancien Testament. Ces négociations produisent tellement de retombées que, si elles n’existaient pas, il faudrait les inventer, et « on peut faire confiance à Bush pour tirer profit de la manipulation d’un instrument aussi retors ».
L’Otan est à reconstruire et le nucléaire tactique à reconsidérer, faute à la fois de « zones-cibles » et de « zones-bases ». Passera-t-on « de l’Alliance à la rivalité » ? Aboutira-t-on à une « western alliance » avec extension du domaine géographique et de la compétence ? Les Européens ont encore fort à faire pour construire leur pilier (voir page 264 un graphique très parlant). L’Allemagne ne peut plus s’abriter derrière son « irresponsabilité » et est condamnée à une Weltpolitik. Le contentieux avec le Japon est lourd. Pourquoi pas alors un triangle « d’après guerre froide » Washington-Berlin-Tokyo ?
Comme le fait remarquer un Poirier plus succinct et limpide qu’en d’autres occasions, la crise du Golfe a été « purgée de toutes les contraintes qu’imposait le verrouillage bipolaire ». Encore faut-il dépouiller « l’uniforme mal taillé, ambigu et inconfortable » de gendarme universel et aussi satisfaire aux exigences éthiques inhérentes à la démocratie américaine. Autant par nature que par vocation, les États-Unis sont appelés à présider à un nouvel ordre « impérial ». L’isolement serait synonyme de déclin, ainsi que le démontre l’auteur dans une conclusion basée sur l’idée originale, pas toujours facile à suivre, de « flux ». De toute façon, « l’Amérique ne saura guider le monde du XXIe siècle que si elle s’est délestée du poids du XXe ».
Cet outil sérieux, précis, documenté, comportant des synthèses et des vues d’avenir qu’on ne trouve pas dans toutes les gazettes, satisfera ceux qui éprouvent le besoin de faire le point après une période particulièrement confuse. ♦