Le 7e secrétaire. Splendeur et misère de Mikhaïl Gorbatchev
L’ouvrage de Michel Heller a été achevé durant l’été 1990, mais rédigé pour l’essentiel entre la fin 1989 et la première moitié de 1990. Ces précisions chronologiques me paraissent importantes. On ne sait pas encore si on distinguera dans la carrière de Mikhaël Gorbatchev l’avant et l’après 12 janvier 1991 (Vilnius). En tout cas, bien des évolutions actuelles et futures de sa conduite sont décrites, analysées et commentées dans le solide portrait politique que dresse Michel Heller du Prix Nobel de la paix. En historien, l’auteur prend du recul et replace le 7e secrétaire dans l’ensemble des soixante-dix ans d’histoire soviétique.
Mikhaël Gorbatchev a été porté par ses pairs, en mars 1985, à la tête du Parti parce qu’il était jeune, talentueux, fidèle à la ligne, et qu’il savait travailler avec les gens. Mais n’oublions pas que ce provincial est issu d’une famille de notables soviétiques. Les stations des MTS (stations de machines et tracteurs) où travaillait son père étaient de véritables organes de police politique : elles contrôlaient l’âme des kolkhoziens. Michel Heller relève dans sa biographie divers traits qui éclairent le personnage : son talent d’acteur très précoce, son image d’ambitieux opportuniste, sa très bonne connaissance des rouages du pouvoir. Autre trait intéressant : Gorbatchev, du fait de ses fonctions exercées à Stavropol, a eu, contrairement à la plupart des dirigeants soviétiques, l’expérience du terrain.
En décrivant la trajectoire politique et l’œuvre accomplie par Mikhaël Gorbatchev, Michel Heller illustre la parenté de son discours et de son action avec la plupart de ses prédécesseurs. Son programme d’avril 1987 a été comparé aux thèses d’avril 1917 de Lénine, sa perestroïka première manière, à la NEP ou à la politique de Youri Andropov. La glasnost elle-même fut le mot-clef des grandes réformes du tsar Alexandre II. Lorsqu’en 1986 et 1987, Gorbatchev déclarait que l’énorme volant de la puissante machine tournait mais que les transmissions sur les lieux de travail patinaient, il reprenait presque mot pour mot l’analyse faite par Lénine en 1922 avant la NEP.
Michel Heller procède avec talent à une analyse approfondie des différents volets de la perestroïka : réformes économiques successives annoncées mais reportées, l’introuvable réforme politique, l’impossibilité de procéder à une véritable réforme agraire. Il décrit la politique des cadres menée par Mikhaël Gorbatchev, son groupe de conseillers personnels, ses rapports avec le KGB, l’armée, l’appareil du Parti. Sur tous ces points, comme sur l’analyse de la question des nationalités, ses remarques sont judicieuses et toujours servies par une pénétrante érudition.
Michel Heller ne dissimule pas son scepticisme. « En attendant, le secrétaire général touche en Occident les bénéfices de son libéralisme. Le soutien occidental devient de plus en plus le grand levier du pouvoir de Gorbatchev ». Il a raison d’estimer que le rôle de « libérateur » joué par celui-ci lui assurera la reconnaissance éternelle de l’Occident et son soutien, dont il a un besoin vital. Mais pour l’URSS, l’essentiel reste à faire et les choses demeurent pour le moment inchangées. Le 1er janvier 1919, l’historien russe Youri Gotié notait dans son journal ce petit couplet aperçu sur le mur d’une maison de Moscou : « Des soviets à toute heure du jour/Des décrets, en pleut tous les jours/Mais pour la paix, cours toujours ». Cela ne décrit-il pas la situation de l’URSS en 1991 ? Gorbatchev a entrepris la perestroïka pour une seule raison, estime Michel Heller, pour repousser au maximum la chute du système soviétique. Mais que se passera-t-il si la perestroïka elle-même échoue ? Voilà toute la question. Michel Heller nous aide à mieux la comprendre, mais pas plus que quiconque il ne lui apporte une réponse, même si son diagnostic est sans concession. ♦