Diên Biên Phu
Non, Denise Artaud n’a pas troqué la robe à fleurs, en laquelle elle furète d’ordinaire dans les couloirs de White House, pour le casque lourd et les rangers des tranchées gluantes de Diên Bien Phu ; pas de militaires dans son équipe, ni de lugubre litanie de « Béatrice » à « Éliane ». Mettant à profit le recul et l’ouverture de nombreuses archives, elle s’est associée à Lawrence Kaplan, éminent spécialiste de la politique extérieure contemporaine des États-Unis, pour réunir et commenter une série de textes (18) de 9 auteurs français et américains, pour la plupart universitaires et historiens. Le but est de faire le point sur l’environnement politique, diplomatique et stratégique d’une bataille dont la préparation, le déroulement et la conclusion influèrent grandement sur les relations franco-américaines.
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les Américains sont convaincus de l’importance stratégique de l’Indochine. Dès Mao établi face à Langson, ils se prennent à douter de la filiation entre Jefferson et Hô Chi Minh. Avec la Corée, ils cessent d’admettre toute similitude entre la « Boston tea party » et le 19 décembre. Donc mieux vaut, après tout, les Français que les communistes !
Mais, mesurés à l’aune américaine, ces alliés de circonstance ne méritent pas grande considération : les gouvernements velléitaires de la IVe République, un attachement désuet aux survivances coloniales, une armée dont la culture et l’imagination se sont arrêtées à Lyautey. Le rouge monte au front à entendre les jugements portés à l’époque au Pentagone sur un corps expéditionnaire « ramassis de médiocres » qui mènent une « guerre molle » au lieu de « bouger leurs fesses ». Denise Artaud semble elle-même partager cet avis, dans la mesure où elle cite l’insuffisance qualitative de l’encadrement (p. 381) « arrondissant ses fins de mois » grâce au trafic des piastres (p. 386). Ce n’est plus « La Fayette, nous voilà », mais la tentation : « La Fayette, ôte-toi de là ».
Pourtant, les Américains ne peuvent pas tout faire, non plus que les Britanniques, qui estiment avoir payé largement leur écot en Asie. La guerre froide sévit en Europe et justement, à cause de l’Indochine, la France ne tient pas la place qui devrait être la sienne au cœur du dispositif militaire de l’Otan. Dès lors, la solution s’impose : en finir rapidement (en tout cas pour 1955) par la fourniture d’une aide massive et l’adoption d’un plan enfin dynamique et offensif confié au général Navarre. Du côté français, on est bien d’accord : il faut sortir du guêpier, mais négocier en position de force et pour cela remporter des succès sur le terrain, avant que le voisin chinois fasse trop lourdement pression.
Toutes les réponses ne sont pas apportées, mais les questions posées sont assurément les bonnes. L’opération Vautour, dégagement par bombardement aérien de la forteresse assiégée, fut largement débattue. Bidault a-t-il compris Dulles ? Radford a-t-il compris Ély ? L’emploi de bombes atomiques a-t-il réellement été envisagé ? Pendant des semaines, on discute confusément de part et d’autre de l’Atlantique, tandis que Diên Bien Phu agonise. Vautour, « nécessité militaire, impossibilité politique », n’eut jamais lieu…
L’après Diên Bien Phu, c’est Genève. Les Français jettent leurs derniers feux saïgonais en s’appuyant sur les sectes. Pleins de suspicion envers la personnalité et les intentions de Mendès France, les Américains ont au moins les mains libres sur place. « L’affaire n’était pas si mauvaise ». Avec un Cambodge et un Laos provisoirement hors de danger, la Malaisie bien tenue, l’Indonésie tranquille et le Japon lié par traité, ils trouvent « un terrain où expérimenter en grand leur propre technique de construction d’une nation ». Faute de mieux, ils misent sur Diêm, personnage intransigeant et ambigu, « mystique aux airs de yogi », et tracent un cadre collectif : l’Otase (Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est), signée à Manille le 8 septembre 1954. La démonstration sera plus lente que prévu ; il faudra 20 ans pour montrer comment on s’y prend pour tendre la main à des réfugiés affolés depuis le toit des ambassades et pour balancer à la mer les hélicoptères depuis le pont des navires surchargés.
La crise franco-américaine avait été profonde. Il est séduisant d’y chercher les germes, à court terme, du rejet de la CED et du lâchage de Suez, plus loin du retour de de Gaulle, du lancement de la force de frappe nationale, du retrait de l’Organisation intégrée… Lawrence Kaplan livre sur ces sujets un des passages les plus captivants de l’ouvrage.
Ce livre, avec les documents de première qualité qu’il offre, arrive – comme on dit – à son heure. Il fournit en outre une intéressante « galerie de portraits » des principaux acteurs politiques occidentaux. Certes, les obus pleuvaient moins dru sur eux que sur les combattants, mais, à défaut de leur permettre d’arrondir leurs fins de mois avec le trafic des piastres, gageons que Diên Bien Phu a dû coûter à tous bien des nuits blanches. ♦