Reagan
Enfants, nous attendions 2 000 ans pour nous pencher sur le De viris. Aussi sommes-nous excusables d’avoir laissé passer quelques mois pour rendre compte de cette biographie que l’auteur a voulu « totale » (c’est-à-dire regroupant toutes les sources actuellement disponibles), tout en reconnaissant lui-même qu’il n’a pas perdu de temps. Il est vrai que nous avons déjà eu Le Noir et le Rouge en plein septennat et même des biographies de simples candidats aux suprêmes fonctions. La bosse du respect se trouvant ainsi aplanie en vertu des privilèges de la vie démocratique contemporaine, et comme il y eut bien « Ab » au temps de Gettysburg, suivons donc « Ron », alias « Dutch » dans toutes les étapes d’un itinéraire exceptionnel.
Pierre Melandri ne propose pas pour autant les potins de la commère. Par exemple, si Nancy est naturellement très présente dans ces pages, ses points faibles ne font pas l’objet d’une exploitation exagérée. Certes les anecdotes fourmillent, car elles sont inséparables des plus vastes entreprises, que ce soit à Hollywood, à Sacramento, à Washington ou ailleurs, mais ce gros livre très documenté et rédigé avec le talent du normalien est, hors de toute alcôve, œuvre d’historien soucieux de corriger le manque de recul par la présentation alternée des arguments. Cette attitude scrupuleuse conduit à un balancement justifié à coup sûr, mais lassant à la longue : le cabinet est « homogène, mais divisé » (p. 243), les dirigeants républicains renouent avec l’esprit « America first », mais « l’inverse ne saurait être dit » (p. 300), si Regan « oriente les choix du président (…) il n’est pas homme à le contrarier » (p. 376)…
Comment apparaît le personnage à travers cette étude critique et rigoureuse ? Le travers qui saute aux yeux est une impétuosité un peu naïve qui conduit à d’innombrables gaffes, mais l’accusation la plus sérieuse contre un responsable de ce niveau est l’amateurisme, si reproché à Reykjavik. En contrepartie, les qualités humaines et morales du Président sont évidentes : conviction, générosité, sincérité, il n’est pas un épisode indigne en 50 ans de vie publique ; le guêpier de l’Irangate lui-même a des origines parfaitement honorables. À son actif également, l’obstination dans la poursuite des objectifs mêlée à une grande habileté manœuvrière, l’art de retourner une situation défavorable (notamment par l’emploi de l’« humour à ses dépens », exercice où il excelle) et de métamorphoser ainsi « un bilan honorable, mais mitigé, en restauration grandiose ». Il parvient ainsi à rebondir et à ridiculiser les augures du style du Washington Post parlant de « crépuscule » en 1982, deux ans avant une réélection confortable, voire triomphale.
Si l’on comprend bien, un séjour à la Maison-Blanche est pour le plus doué des politiciens un sort peu enviable, même s’il couronne les plus hautes ambitions (et s’il coûte les yeux de la tête aux comités de soutien !). Se charger des ennemis n’est pas trop difficile. Kadhafi est vulnérable et une promenade à pied avec Gorbatchev pas désagréable. Mais se garder des amis et concitoyens est une tâche insurmontable. Il y eut d’abord le panier de crabes de l’entourage : la personnalité encombrante du général Haig, l’activisme de Casey, les rancœurs de Regan empoisonnèrent l’existence d’un homme qui avait horreur de trancher entre ses proches. Au-delà de ce premier cercle, le Président fut chroniquement en lutte contre le Congrès ; ainsi le vote de la réforme fiscale résulta d’une série d’acrobaties. Enfin, il eut à souffrir, comme tous les grands de ce monde, d’une presse à l’affût du moindre faux pas ; l’affaire de Bitburg est un modèle de procès d’intention.
Après le règne du désastreux Carter, Reagan fut porté à la présidence par un sursaut de fierté nationale. Égalant le charisme de Roosevelt, « il a rendu son moral à une nation qui paraissait condamnée au doute et à la morosité ». Fut-il l’heureux bénéficiaire de la conjoncture ou le courageux acteur principal du renouveau ? Seul l’avenir le dira, selon la formule consacrée. Pierre Melandri en est bien d’accord ; il aura eu en tout cas le mérite d’asseoir la réflexion sur une base riche et solide. ♦