Le coup d’arrêt porté le 25 novembre dernier à l’aventurisme militaro-communiste portugais est maintenant suffisamment loin pour qu’il soit possible d’en tirer la leçon, de comprendre les raisons de son échec et d’essayer de présenter un tableau objectif de la situation au Portugal à la veille des élections législatives du 25 avril 1976.
Le Portugal, de la « Révolution » à la « remise en ordre »
Les « événements du Portugal » ont tellement rempli les colonnes de la presse mondiale que l’on serait bien en peine d’apporter une information nouvelle à leur sujet. Plutôt que de répéter ici ce qui l’a déjà été des dizaines de fois, le mieux est sans doute d’apporter quelques éclaircissements dans une confusion qui résulte précisément de ce foisonnement de l’information et de sa présentation inévitablement simpliste et polémique. Quels sont, en premier lieu, les traits réels de la situation qui aboutit à la remise en ordre opérée par les modérés le 25 novembre 1975 ? Quels sont, ensuite, les enjeux actuels et les forces en présence, en-deçà des affirmations manichéennes des parties intéressées ? Comment s’esquisse, enfin, la position du Portugal de 1976 dans les rapports internationaux, au moment où le bouleversement révolutionnaire, concevable il y a peu de mois, paraît désormais irréalisable ? Telles sont les questions auxquelles nous nous efforcerons de répondre, sans doute imparfaitement, en essayant de restituer les faits trop souvent déformés par ceux qui veulent leur donner une « portée universelle ».
La puissance du verbe et l’évasion facile dans les images mobilisatrices mais erronées ont largement travesti le cours des événements survenus entre le 25 avril 1974, avec la chute du gouvernement Caetano, et le 25 novembre 1975, date de l’échec du baroud d’honneur des militaires progressistes. À cet égard, une première simplification abusive concerne la nature même de la société portugaise et son niveau de développement. Certes le Portugal se trouve-t-il, à la fin de la période « caétaniste », dans le peloton de queue des pays européens, voire à la dernière place en matière de développement économique, avec tous les corollaires que ce retard matériel implique au plan social et culturel. Même si on le compare aux pays les moins avancés de l’Europe « capitaliste », comme l’Espagne, la Grèce ou l’Irlande, le Portugal présente dans presque tous les domaines des indices indiscutables de sous-développement, qu’il s’agisse du revenu par habitant, du taux d’urbanisation, du pourcentage des analphabètes (1) ou de l’extension de la grande propriété latifundiaire. Cependant, il enregistre dans le même temps un taux de croissance de son produit national parfaitement honorable. En dépit de la guerre coloniale, ce taux est assurément inférieur à celui de l’Espagne et de la Grèce, mais il est, en revanche, supérieur à celui de la démocratique Irlande. En fait, les dernières années du « caétanisme » coïncident avec une période de prospérité relative, compte tenu du marasme volontairement entretenu auparavant par le président Salazar. À ce niveau, l’explosion populaire de 1974 apparaît plus comme le résultat de l’ouverture d’une soupape que comme une réaction de désespoir.
Les conceptions « tiers-mondistes » de l’extrême-gauche portugaise et d’une fraction de l’armée relèvent par là, très largement, d’une vision utopiste. Si la situation de pauvreté et de dépendance du Portugal rappelle jusqu’à un certain point celle du Tiers Monde, elle ne le fait pas de façon tellement différente de son voisin espagnol, notamment, à quelques années de décalage près. La véritable fuite des travailleurs émigrés — dont la masse équivaut au quart de la population active demeurée au pays — constitue certes un indice particulièrement dramatique et significatif d’un malaise populaire profond. Le gigantesque mouvement migratoire portugais correspond cependant tout autant, jusqu’en 1974, à un refus du long service militaire outre-mer qu’à une nécessité économique directe. En outre, il ne semble pas favoriser la prise de conscience révolutionnaire de la majorité des émigrés, issus pour la plupart des provinces conservatrices du Nord. La popularité extrême acquise par le général Spinola dans ce milieu, ainsi que le très petit nombre des retours au pays enregistré après le 25 avril 1974, témoignent du faible écho rencontré parmi les émigrés par les thèses de l’extrême-gauche. L’émigration traduit bien davantage l’aspiration des masses portugaises à jouir des délices des sociétés capitalistes avancées que leur répudiation du système social qui prévaut dans ces sociétés. Dangereusement méconnu par les idéologues ignorants des ressorts de la politique à court terme, ce type d’aspiration, largement répandu non seulement parmi les émigrants mais aussi dans la plus grande partie de la population, est pour l’essentiel à l’origine de l’inquiétude manifestée par la masse des Portugais à l’endroit des projets de l’extrême-gauche martiale ou civile. Le résultat des élections de 1975 illustre largement ce phénomène.
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