Sous l’œil du Dragon
Le sous-titre, « Les relations de la Chine avec les pays de l’ASEAN », situe d’emblée la nature et la nationalité du dragon. Encore n’est-il pas inutile de rappeler l’origine de l’ANSEA (1), ses six États constitutifs et sa filiation – partielle et lointaine, il est vrai, mais indéniablement teintée d’anticommunisme – avec la défunte Organisation du traité d’Asie du Sud-Est (Otase). L’auteur s’y emploie, avant de décrire suivant une chronologie détaillée vingt années de rapports tumultueux.
Certes, il existe des convergences au sein de l’ANSEA : le passé colonial dans la plupart des cas, les rivages d’une mer presque fermée et ses minuscules archipels dont la propriété est contestée, la présence de minorités chinoises influentes et prospères mais servant à l’occasion de boucs émissaires, l’activité de partis communistes anciens et remuants. Mais nombreuses sont les différences d’origine ethnique et religieuse, dues également à la tradition, au régime politique ou aux besoins de l’économie. L’auteur aurait pu se contenter d’énumérer les rapports bilatéraux, en mettant en facteur commun l’attitude de la Chine, sa conception originale d’un monde fondé sur la culture plus que sur la géographie, ses démêlés avec l’URSS et l’allié vietnamien, le problème de Taiwan, le pragmatisme des dirigeants actuels… Il a choisi courageusement la synthèse, ce qui le contraint, étant donné l’hétérogénéité de l’ANSEA, à passer en revue à chaque étape la situation de chacun des partenaires et à faire ainsi voyager sans cesse son lecteur de Manille à Kuala Lumpur, avec des rendez-vous périodiques sous forme de conclusions partielles.
Sans ennui, celui-ci suit parfaitement le fil d’une évolution passant de l’hostilité sans nuances, exprimée à l’origine par Pékin dans le savoureux vocabulaire des anathèmes marxistes, au rapprochement par petits pas accepté ou subi par des pays soucieux de ne pas être plus royalistes que le roi après l’admission de la République populaire de Chine à l’ONU. Mais la méfiance réciproque subsiste dans le dosage des matchs de ping-pong et des sourires d’Imelda Marcos. Plus que d’intérêts commerciaux limités par la faible complémentarité, le réchauffement vient d’impératifs politiques : le dragon ne souhaite pas qu’un excès d’intransigeance rende ses voisins sensibles au chant des sirènes soviétiques, tandis que les pays de l’ANSEA espèrent que la Chine se décidera à cesser de jouer sur la distinction gouvernement-parti dans son aide aux perturbateurs. L’invasion du Cambodge par le Vietnam a resserré les liens, bien que l’ANSEA se soit refusée à entrer directement par ce biais dans la querelle Moscou-Pékin.
En résumé, analyse fine, bourrée de faits et de références, au service d’une thèse claire et convaincante, encadrée par une introduction et une conclusion excellentes. Bon connaisseur de cette région du monde, Jacques de Goldfiem fait preuve de dons pédagogiques certains à l’occasion de cet intéressant ouvrage écrit dans un style sans fioritures. ♦
(1) NDLR : écriture que nous avons adoptée et qui correspond très bien à la traduction : Association des Nations du Sud-Est asiatique.