Les banlieues de l’islam
Avec Le Prophète et Pharaon (La Découverte, 1984), Gilles Kepel nous avait donné, sur l’islamisme, un livre encore inégalé. Il aborde ici, avec le même succès, un sujet brûlant : l’islam en France suscite les passions et les opinions extrêmes. Certains ne voient dans l’islam qu’ordre et vertu, antidote de notre décadence ; d’autres imaginent des hordes fanatiques débarquant sur nos côtes provençales derrière l’étendard vert et marchant sur Marseille, Lyon et Paris, têtes de pont qu’occupent déjà leurs coreligionnaires immigrés. La sereine objectivité de Gilles Kepel est donc son premier mérite. Il en a bien d’autres. Le sérieux d’un homme de terrain, un style sans négligences, le choix judicieux des milieux étudiés et le pittoresque des situations décrites font de cette enquête sociologique un passionnant récit.
Sérieux oblige : de qui parle-t-on ? De quelque trois millions de musulmans sur notre territoire. Environ 900 000 d’entre eux sont citoyens français, parmi lesquels la collectivité « harki » compte pour 300 000 à 400 000 et les Français convertis pour 30 000 à 40 000 ; des musulmans étrangers, 800 000 seraient algériens et 450 000 marocains.
Le livre débute par la présentation d’une enquête faite en 1985 et qui cerne ce que l’auteur appelle « la demande d’islam ». Ce premier chapitre nous plonge dans le concret : embarras du croyant scrupuleux, désireux de sacrifier rituellement le mouton de l’Aïd-el-Kébir ou contraint, pour les besoins de l’administration, de faire photographier femme et filles à visage découvert ; tristesse des parents devant les dangers qui guettent leur progéniture (« Nos enfants, nous les avons perdus ! ») ; mais aussi fierté retrouvée grâce à l’islam : « Dans l’autre monde… nous rirons d’eux ! ».
Pour répondre à la demande, l’offre, c’est d’abord celle des lieux de culte : « mosquées-cathédrales » que sont la très officielle et très ancienne Mosquée de Paris, la mosquée Stalingrad (dénomination baroque empruntée au plus proche métro) ou la mosquée Omar à partir de laquelle l’association « foi et pratique » règne sur le quartier musulman de Belleville ; salles de prière des HLM ou des foyers de la « Sonacotra » (Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens) ; mosquées d’entreprise chez Renault, Citroën ou Talbot. À ces créations premières, chacun apporte sa contribution. L’Église catholique, dans l’enthousiasme de Vatican II, ouvre généreusement ses portes, jusqu’à ce qu’elle s’avise de ce que la vigoureuse montée de l’islam rend plus sensible le déclin mou de la chrétienté. Sous la présidence de M. Giscard d’Estaing, le secrétariat d’État aux Travailleurs immigrés favorise un islam considéré comme facteur de paix sociale, sentiment que partagent chefs d’entreprise et municipalités (on verra en particulier la réussite exemplaire de la mosquée de Mantes). Les syndicats enfin montent dans un train si bien parti, acrobatie qui, dans le cas de la CGT, exige une particulière souplesse !
Les tendances de l’islam en France sont diverses. On en retiendra deux. L’association « foi et pratique », déjà nommée, œuvre très ouvertement pour le tabligh, propagation de la foi. Elle vise une clientèle de gens simples, incultes et menacés par un environnement impie. On y prêche l’imitation du Prophète et une pratique sans concessions : on vitupère les séductions de ce bas monde… le plus bas étant le monde occidental. Mais si l’observance personnelle est stricte, on n’y parle pas de politique, ce qui ne fait pas l’affaire des islamistes.
Ces derniers ne sauraient, dans leur orthodoxie, séparer piété privée et engagement politique. Sans doute ne sont-ils pas directement inspirés par l’Iran de Khomeyni ; très remarquable est pourtant la prolifération des lieux de prière et des associations islamiques à partir de 1979. Nul doute que l’exemple de la Révolution iranienne y soit pour beaucoup ! Mais si les islamistes prônent l’action politique, c’est d’abord contre les gouvernants indignes de leurs pays d’origine. Ainsi du Groupement islamique de France, dont le maître à penser est un cheikh de Beyrouth, ou de l’association Tariq ben Ziyad qui, sous le patronage du conquérant de l’Espagne, mène le djihâd contre le pouvoir marocain.
Dans les deux derniers chapitres, Gilles Kepel pose le problème de la direction – ou de la représentation – de la communauté musulmane en France. Deux organisations y prétendent : la Mosquée de Paris qui est, depuis l’accession aux affaires du président Chadli et le retrait de Si Hamza Boukakeur, contrôlée par les dirigeants d’Alger ; la Fédération nationale des musulmans de France, créée en 1985 sous l’impulsion de Français convertis, au premier rang desquels milite M. Daniel Youssef Leclercq. La querelle où s’affrontent les deux candidats et le désir des pouvoirs publics de disposer d’un interlocuteur commode ne sauraient masquer l’essentiel : la France est devenue, pour l’islam, terre de mission. La république laïque va être à rude épreuve !♦