Le retournement (prix Chateaubriand, 1979, 361 pages) ; Les humeurs de la mer (1980) : Tome I : Olduvaï (458 pages) ; Tome II : La leçon d’anatomie (451 pages) ; Tome III : Intersection (438 pages)
Un écrivain nous est né, à nous militaires, et l’événement est assez rare pour qu’on le salue avec quelque grandiloquence. Non militaire-écrivain, mais écrivain qui nous connaît juste assez, qui semble avoir pour nous juste assez de sympathie. Ayant fait un bout de route avec nous, en Algérie et « dans le renseignement », il a dérobé de nos vies ce qu’il faut à l’écrivain pour donner à la fois du corps et du cœur à son ouvrage. Mais quel régal – un peu narcissique – que ce dévoilement qu’il nous offre de nous-mêmes.
Volkoff est à placer parmi les grands auteurs qui ont senti, mieux que beaucoup d’entre nous, la noblesse et les mesquineries, la signification et le charme, pour tout dire la riche complexité du métier et du milieu militaires. Ne l’abordez cependant pas en toute confiance : il ne nous ménage pas (anti-conformiste total, il ne ménage d’ailleurs personne). Il sacrifie à l’obligatoire satire des bureaucrates, des brutes, des avancitards et des généraux. Mais on le lui passe, pour le personnage haut en couleur du colonel Beaujeux des Humeurs de la mer, praticien, philosophe et chantre de notre métier.
Des quatre ouvrages récemment publiés (un cinquième – Les Maîtres du Temps –, dernier tome de la suite Les humeurs de la mer va paraître), Le retournement et La leçon d’anatomie sont les deux romans les plus « militaires ». C’est avec Le retournement que Volkoff a lancé son récent succès. Sagement, avant de jeter dans la mare de l’édition pléthorique le pavé des quatre tomes des Humeurs de la mer, il a proposé son livre le plus léger, en dépit de ses 360 pages. Il ne serait pas convenable de résumer la trame de cet ouvrage à « suspense », roman d’espionnage mi-sérieux, mi-farfelu, que l’auteur a fort justement, et trop modestement, dédié à Graham Greene. J’en donne seulement la physionomie. On sait que c’est son expérience des bureaux des Invalides où l’on traite le renseignement qu’il y a mise. L’opération Couleuvrine, montée de toutes pièces, pour le sauvetage de sa carrière, par un jeune officier vite débordé par sa création, fournit le fil de l’intrigue. Le « retournement » dont il s’agit c’est celui d’un agent adverse que l’on gagne ou oblige à son propre service. Ici le malheureux Popov. Le cadre, c’est le triangle familier École militaire, Place de l’Alma, Boulevard Saint-Germain. Tous ceux qui ont pratiqué l’administration centrale en goûteront le charme. L’ouvrage serait à lire dans un de ces bureaux bas de plafond, longtemps lépreux et surpeuplés, où ressuscitent périodiquement les dossiers insolubles. Côté rue, au pied des façades grandioses, coule le flot multicolore des bêtes mécaniques. Côté jardin, sur les pavés inégaux de cours miraculeusement silencieuses, sommeillent… les couleuvrines.
Sur ce thème à rebondissements, dans ce cadre délicieusement poussiéreux, Volkoff nous offre quelques remarquables morceaux de bravoure, discours torrentueux, philosophiques et passionnés, qui vaudraient à eux seuls la lecture et la méditation. Ainsi l’office orthodoxe en l’église de la Dorrnition, vu par les yeux, déjà « retournés » et pleins de réminiscences enfantines, de Popov, apparatchik de choc. Ou la diatribe méprisante du même Popov, non encore retourné, encore glorieux, contre le minable Occident. C’est ce Popov qui permet à l’auteur de nous livrer le fondement solide de son hostilité au régime soviétique : fondement religieux. Dans sa récente critique du troisième tome des Humeurs de la mer, Jacqueline Piatier (Le Monde du 3 octobre) parle d’anticommunisme métaphysique. C’est vrai, mais je ne vois pas qu’il puisse en exister d’autres.
Dans la longue suite des Humeurs de la mer, La leçon d’anatomie, je l’ai dit, est comme écrite pour nous. Beaujeux (prononcer Ks), colonel à la personnalité puissante et subtile, issu d’un service de renseignements qu’on apparente sans mal au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), accepte, à la fin de la guerre d’Algérie, le commandement d’un secteur. Là, trois missions : l’une, officielle, est celle de tout commandant de secteur ; l’autre, prescrite par le patron de « la boîte », surnommé Aucune-Gueule (trouvaille typiquement militaire), consiste à protéger un terminal d’oléoduc des entreprises éventuelles de saboteurs aberrants ; la troisième, la plus importante à ses yeux, c’est sa conscience qui l’impose au colonel, mission quasi mystique d’expiation de l’abandon français officiel. La trame du livre est faite d’une rencontre et d’un dialogue : entre le colonel Beaujeux, homme de bien et de mal, chrétien fidèle et manipulateur habile, tombeur de filles sans qu’il les cherche, aussi fort que fin, et le sous-lieutenant Miloslavski, dit l’Ange bleu, jeune officier pur, dur et sympathique. Tous deux jouent ensemble, dans les circonstances tragiques que l’on sait, une partie difficile, entre militaires, administrateurs et policiers, pieds-noirs, indigènes, appelés de métropole, harkis et rebelles. Le « montage » du colonel aboutira à l’évacuation subreptice de 1 500 harkis, femmes, enfants, besogne expiatoire à laquelle il s’était obligé.
Comme dans l’ensemble de la série Les humeurs de la mer, la narration de La leçon d’anatomie se déroule – ou se heurte – à plusieurs niveaux de temps. Plus que d’un procédé, c’est du tissu même de l’œuvre qu’il faut parler. L’auteur nomme cette texture à plusieurs reprises, comme s’il en était lui-même obsédé, et le terme est repris dans le Olduvaï : construction « en abyme » (notez l’y), comme en un jeu de miroirs face à face, reflétant l’objet à l’infini. L’artifice peut initialement dérouter le lecteur. Il a cependant intérêt à s’en accommoder, car c’est sur ce choix narratif que repose l’édifice de mystère, de suggestions floues, de reconnaissances successives auquel on ne manque pas dans la suite de se laisser prendre. Tout au plus regrettera-t-on, dans La leçon d’anatomie, la présentation de Beaujeux en deux personnages qui « collent » mal : le colonel-chef-militaire et le colonel-écrivain. On a quelque peine à les faire coïncider. Mais je ne sais s’il faut le déplorer, car le second ferait du tort au premier : le colonel-écrivain est rarement un personnage réussi.
Gardons notre sympathie au colonel Kss Ks qui, l’air délibérément sot derrière ses grosses lunettes au miroitement expressif, nous vaut quelques belles illustrations du métier. Sur l’uniforme : « c’est dans cette tenue que, tout habillé d’idéogrammes, je comparaîtrai au Jugement Dernier ». Sur le « sens du terrain » selon les échelons de la hiérarchie les pages 258 et 259 seraient à reproduire à l’usage des élèves de l’école d’état-major. Sur la guerre inégale, le piège de la supériorité numérique et la vertu du sacrifice, notions ô combien « algériennes » dont l’analyse a été rarement faite.
Sur l’honneur : « la troupe tue bien quand elle a des raisons de tuer, et ces raisons ne peuvent être que mortelles ». Sur la nation, cette remarque qui par un effet second, et sans doute non voulu, met en cause les superpuissances : « le pays, c’est tout juste assez petit pour ne pas exciter la jalousie de Dieu ». À quoi j’ajoute cette citation, prise cette fois dans Olduvaï, à propos du service militaire : « Vous avez peur des patates à éplucher et des tinettes à vider ? Je vous comprends, ce n’est pas agréable. Devenez officier. Et si vous n’y réussissez pas vous saurez pourquoi vous les videz, vos tinettes : parce que vous n’avez pas été capable de les faire vider par d’autres ».
Des deux autres tomes des Humeurs de la mer, qui encadrent La leçon d’anatomie je dirai moins, bien qu’à mon goût ils vaillent mieux encore. Olduvaï dévide ses mystères autour d’une pièce de théâtre que monte, aux États-Unis, un groupe de Français étranges animé par Beaujeux, rebaptisé Blok. Les origines légionnaires de Blok-Beaujeux n’apparaissent là qu’en filigrane discret, et Blok artiste, accessoirement colonel est, curieusement, un « seigneur » plus convaincant que Beaujeux colonel, accessoirement écrivain. Intersection nous dévoile les origines et la jeunesse de Beaujeux, mais aussi de Solange, personnage jusqu’alors plus suggéré que décrit : avec elle, avec sa mère, nous voici en Russie à vivre, dans l’horreur, la naissance et le cours hors-nature du régime soviétique.
Lisez donc toute la série. Laissez-vous aller dans les « abymes » Volkoffiens. Abandonnez-vous à sa fantaisie, toujours imprévisible. Il sait où il vous mène : c’est sous une apparente facilité, un artisan sérieux et s’il ne vous montre, comme il le dit, que le dixième émergé de chaque personnage, les neuf autres sont construits, fondation secrète mais solide. Etouffé dans le foisonnement anarchique de la littérature industrielle, le roman se meurt. Vladimir Volkoff, congédiant d’emblée le « nouveau roman » et « l’ennuyeuse bouffonnerie de l’objectivité » en a réussi le renouvellement. Les facettes brillantes et multiples du couple Beaujeux-Volkoff n’ont pas fini de nous éblouir : attendons la suite. ♦