L’Europe sans défense ? 48 heures qui pourraient changer la face du monde
À la parution de ce livre, en janvier dernier, la grande presse ne retint pas le point d’interrogation qui ponctuait le titre mais la réponse affirmative qui se dégageait de l’ouvrage du commandant de la 16e Division des forces belges en Allemagne. Celui-ci attirait l’attention sur le déséquilibre qui est en train de s’accentuer entre les forces classiques des Occidentaux et celles du Pacte de Varsovie. La parité nucléaire à laquelle sont parvenus Soviétiques et Américains rend à ces forces toute leur importante. La réponse nucléaire stratégique de Washington à une agression limitée qui ne s’en prendrait pas directement aux intérêts vitaux américains peut être mise en doute. Dans le même temps, la vigilance des Européens de l’Ouest semble s’assoupir dans le climat de la détente et ils ont tendance à relâcher leur effort, certains d’entre eux réduisant leurs forces et la durée de leurs services militaires. Si nous continuons sur cette lancée, l’Europe deviendra un jour une proie tentante dont l’adversaire croira pouvoir se saisir sans risque dans un coup de main audacieux déclenché par surprise.
En choisissant bien leur jour et leur heure – par exemple l’un de ces dimanches matins à l’aube où les casernes de l’Allemagne de l’Ouest sont aux trois-quarts vides – les vingt-cinq divisions soviétiques d’Allemagne orientale et de Tchécoslovaquie renforcées par les six divisions est-allemandes et appuyées par des opérations héliportées et aéroportées d’envergure, bousculeraient sans peine les troupes de l’Otan avant même qu’elles n’aient eu le temps de rejoindre leurs positions de combat. En quelques heures se créerait alors une situation dans laquelle les unités alliées seraient prises au piège et imbriquées avec celles de l’assaillant infiltrées profondément à l’Ouest au milieu de civils allemands affolés, situation telle que le commandement allié, même s’il en recevait l’ordre, serait dans l’impossibilité d’employer ses armes nucléaires tactiques. En quarante-huit heures, les forces du Pacte de Varsovie seraient sur le Rhin, et à partir de là boucleraient l’Allemagne du Sud, tenant ainsi en gage la Ruhr et les « boys » américains.
Faut-il répondre à ce scénario de western comme l’a fait M. Leber, ministre ouest-allemand de la Défense, en disant que si ce raid réussissait, c’est que la Bundeswehr aurait réglé la circulation aux carrefours ? Encore faut-il prouver que ce n’est pas possible. Or, on a beau penser que tout cela est follement aventureux, contraire à tous les préceptes de la stratégie. que toute direction politique, avant de prendre une telle décision, mesurerait les risques énormes et disproportionnés encourus en cas d’échec, qu’il est enfin invraisemblable qu’un état-major raisonnable lance ainsi ses forces sans avoir pris un minimum de précautions de sûreté : mise en alerte des forces nucléaires stratégiques impliquant nécessairement des mouvements de navires et d’avions, des modifications sensibles de trafic des télécommunications et de régime des réseaux de surveillance, répartition préalable de munitions et de carburants, bref un ensemble de mesures susceptibles d’éveiller l’attention du commandement allié ; on a beau se dire que ce serait un véritable coup de poker et que jusqu’à présent les maîtres du Kremlin ont joué leurs cartes avec une très grande prudence et en se tenant largement en deçà des limites de l’aventure nucléaire, on ne peut cependant se défendre de l’interrogation : « Et si, perdant toute sagesse, ils le faisaient…? ».
Le général Close distingue bien les intentions et les capacités, il ne dit nullement que les Soviétiques sont prêts à se lancer dans une équipée aussi hasardeuse. Son but est seulement, en nous présentant ce cas d’école, de nous faire toucher du doigt un certain nombre de déficiences qui mettent en péril la défense de l’Europe. Il n’a pas tort, en particulier, de souligner que le sort de celle-ci peut se jouer dans la bataille de l’avant et que son issue ne peut dépendre de supputations optimistes sur le temps que nous laisserait l’agresseur pour l’arrivée de renforts et de compléments dont l’acheminement, selon les plans actuels, exigerait des délais prohibitifs. Or, le concept actuel de l’Otan répond plus à l’hypothèse d’une attaque massive réclamant des délais pour sa mise en place qu’à celle d’une attaque éclair déclenchée en l’état actuel des forces et par surprise.
Certes, M. Henri Simonet, qui donne à ce livre la préface élogieuse qu’il mérite, a raison de faire remarquer qu’à côté du scénario imaginé par le général, il en est bien d’autres possibles, et que le concept stratégique de l’alliance doit avoir la souplesse nécessaire pour l’aire face à toutes les hypothèses. Reste que celle envisagée par le général Close – qui est bien placé pour juger de la capacité de réaction et de la disponibilité des unités alliées – est sinon la plus probable du moins la plus dangereuse, qu’elle n’est pas ou insuffisamment couverte actuellement et qu’il y a là une faille inquiétante dans le dispositif de l’Otan.
Parmi les mesures que l’auteur suggère pour remédier aux déficiences qu’il signale, notons celle visant à porter les unités stationnant en RFA à 130 % de leurs effectifs en personnels prévus pour le temps de guerre et à 115 % de ceux de leurs matériels roulants, de telle sorte que les permissions et les services indispensables à la vie courante n’hypothèquent pas la capacité opérationnelle des unités. Dans le même ordre d’idées, il conviendrait, selon lui, que le corps d’armée néerlandais ait au moins l’une de ses divisions en Allemagne.
Sur le plan tactique, il préconise le recours à un dispositif anti-char largement échelonné en profondeur qui s’inspire de celui imaginé par le commandant Brossolet dans son Essai sur la non-bataille, et fait un très large appel à des forces territoriales locales décentralisées utilisant les quelque 2 000 000 de réservistes instruits de la Bundeswehr. Cette dissuasion populaire permettrait de combler le vide du champ de bataille.
Ce ne sont là que mesures partielles et solutions imparfaites. L’auteur appelle de ses vœux la formation d’une Europe politique qui réaliserait enfin une véritable défense européenne à laquelle les forces stratégiques britanniques et françaises apporteraient la dimension nucléaire indispensable. Il n’en nie pas le caractère utopique pour l’instant, constate d’ailleurs que l’actuelle multiplicité des centres de décision nucléaires crée une zone d’incertitude, qui renforce la dissuasion, et se demande même si une force nucléaire européenne serait plus rapidement et plus efficacement mise en action au profit de l’Allemagne qu’une force française ou britannique à partir du moment où les contingents alliés seraient toujours présents sur le sol de la RFA.
C’est bien là en effet le cœur de la question. La décision de riposte américaine est-elle encore crédible ? Pour sa part, le préfacier du général Close n’en doute pas et il note que l’effet dissuasif n’implique pas nécessairement la certitude que le défenseur emploiera ses armes, mais qu’il suffit que l’agresseur demeure dans l’incertitude quant à l’éventualité de cette décision fatale. Nous en conviendrons volontiers mais encore faut-il que les négligences et l’insouciance du défenseur ne viennent pas à induire en erreur l’adversaire en lui laissant croire qu’un gage est à portée de sa main pratiquement sans coup férir.
Tel est le message que le général Close voudrait faire passer aux opinions publiques des démocraties occidentales. On aurait tort de l’accueillir par une boutade. ♦