Une si longue vie
Encore qu’il fut souvent ministre, et notamment ministre de la Défense. Jules Moch n’a pas occupé dans la vie politique de ces dernières cinquante années une place de tout premier plan. Il ne paraît pas d’ailleurs en avoir eu l’ambition. Peut-être aussi en a-t-il été empêché par une tournure d’esprit qui l’incitait à considérer les problèmes politiques sous leur aspect technique et juridique plutôt qu’humain et historique. Cette altitude n’était pas, à l’époque, particulièrement payante.
Sans chercher à se pousser aux premières places, Jules Moch ne se contenta cependant jamais d’un simple rôle de figurant. Il a été présent et actif au centre même de la plupart des événements importants de notre récente histoire. Et c’est pourquoi les témoignages de première main qu’il nous livre dans ses souvenirs seront fort utiles aux historiens. Ils intéresseront également ceux qui vécurent ces événements sans vraiment en connaître les dessous. Bien des détails concernant, en particulier, la fin de la guerre et l’armistice de 1940, les débuts du premier gouvernement de Gaulle en 1945, le rejet de la CED en 1954, les derniers soubresauts de la IVe République en mai 1958 etc., éveilleront la curiosité des non initiés et compléteront utilement ce que l’auteur en avait déjà dit dans de précédents ouvrages : Rencontres avec de Gaulle ; Éditions Plon, 1971. Le Front populaire, grande espérance ; Libr. Acad. Perrin, 1971. Voir aussi Mon septennat de Vincent Auriol ; Éd. Gallimard, 1970.
Incontestablement, Jules Moch éprouve un certain plaisir à évoquer tout ce long passé. En partie, sans doute, parce qu’il est en mesure de l’évoquer avec une stupéfiante précision. Il le doit sans doute à sa formation polytechnicienne, à une mémoire exceptionnelle, mais certainement aussi à des notes prises sur le moment par lui-même ou des collaborateurs. Pour en juger, il n’est que de se reporter par exemple, aux chapitres consacrés à la crise de mai 1958, où ses moindres démarches comme ministre de l’Intérieur sont consignées jour par jour et parfois minute par minute ! Ainsi : 20 mai. 0 h 45… 0 h 55… 2 h 15… 2 h 30… 6 h 30… 6 h 40… 6 h 50 !
Mais il semble que son plaisir soit aussi ailleurs. Il est de constater, et de nous faire constater, qu’il a été toute sa vie durant, avant tout, et peut-être même uniquement, un homme d’action. Il a aimé se battre, partout et toujours, mais surtout là où il y avait de véritables risques à prendre : pendant les deux guerres, au front ou dans la Résistance, plutôt qu’à la tribune ou par des écrits. Il a toujours préféré les réalités à la théorie et s’il s’est laissé détourner (pour y revenir d’ailleurs, à la fin de sa vie) de son métier d’ingénieur, c’est moins pour faire, au sein du parti socialiste, de la politique politicienne, que pour essayer comme député et ensuite ministre, d’apporter des remèdes techniques et concrets en vue de la rénovation des structures sociales des pays qu’il estimait vermoulues. Et pourtant, il se laissa souvent prendre au jeu purement politique et ne fut pas toujours, quoiqu’il en dise, insensible aux « délices du système », en particulier sous la IVe République. Mais il n’a jamais été vraiment un théoricien du socialisme – sa fidélité à la pensée de Léon Blum lui suffisait. S’il a fini, en 1975, par rendre sa carte du parti, c’est qu’il ne croyait plus en l’efficacité pratique de celui-ci dans la nouvelle conjoncture et qu’il réprouvait l’alliance avec les communistes.
Est-il oiseux de se demander, au terme de cette analyse, si le volumineux ouvrage de Jules Moch peut être considéré comme une œuvre littéraire destinée à durer et son auteur comme un véritable mémorialiste ? En France, les Mémoires sont un genre littéraire majeur, particulièrement apprécié. Le cardinal de Retz ou Saint-Simon, Madame Roland ou le général baron Thiébault, ne sont pas autrement connus. De Rousseau ou de Chateaubriand, on ne lit plus guère que les Confessions ou les Mémoires d’Outre-Tombe. Plus près de nous, les Mémoires de Guerre du général de Gaulle ou les Mémoires de Jean Monnet sont de véritables monuments littéraires destinés à suivre comme tels, tout à fait indépendamment de leur intérêt historique. Il est peu probable que Jules Moch rejoigne cette cohorte glorieuse et il n’y prétend d’ailleurs pas. Un état signalétique et des services, même complété par un carnet de rendez-vous, ne peut être comparé à l’ensemble vivant de portraits, de descriptions et de réflexions personnelles sur les hommes et sur la destinée, qui constitue l’essence même des Mémoires tels que les consacre notre littérature. Jules Moch a estimé, quant à lui, et il n’a peut-être pas tort, qu’on peut aussi bien rendre compte d’« une si longue vie » sans recourir à l’exercice de style. ♦